sur site le 22/12/2001
CAMILLE BONNAIRE, peintre algérois
L'Algérianiste n°77 Texte de Luc BOIVIN
Document proposé par Hervé Cuesta
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Forcément, la rue Rovigo était connue de tous à Alger : elle ondoyait, une vraie danse du ventre. Mais malgré cette liberté, elle savait garder une retenue de grande dame. Pensez donc ! Sur une portion de moins de cent mètres, elle donnait refuge discrètement à des talents : une cantatrice, Irène Jaumillot ; un champion de France cycliste, Roger Gaignard ; un chevalier, Jean Ghenassia, qui s'illustra dans un autre genre, aux côtés de Roger Degueldre... Un peu plus bas, passait parfois Albert Camus venant visiter un vieil instituteur... Mais sur le trottoir d'en face, vivait un autre artiste qu'on pouvait croiser certains matins, tôt. Avec sa mallette et son chevalet, il prenait les ruelles de traverse. Les longs tuyaux noirs et orangés étaient déjà déroulés pour leur nettoyage à grands jets, et Camille Bonnaire sautait par-dessus pour esquiver les giclées des réparations de fortune. Dans le même temps, du ciel transparent, aussi bleu que le regard d'une fille du Nord et presque plus envoûtant , tombait une averse de cris de martinets. Les chats de madame Charetier filaient, aplatis le long des murs et un quilo*, vautré dans une embrasure, aspergé, ne sortait pas de sa douce torpeur. II y avait aussi un autre concert : un cliquetis de casseroles dans les cuisines, du Tino Rossi ou un tango sur Radio-Alger. Le tout ponctué par des rires souvent sans raison ou l'appel d'une voisine pour un peu de "spigol ".. Tout un humanisme qui n'avait pas besoin du Café de Flore pour transcender la vie.

Mais cet homme va vers une autre lumière. Toute cette ambiance cachée le met déjà en fête ; et tout à l'heure, quand il peindra un morceau de blancheur de la ville, c'est plus que le soleil qui jaillira de ses pinceaux mais cette joie des ruelles, tout aussi chaude et joyeuse. Il célébrait ainsi un mariage qu'il était un des rares officiants à pouvoir glorifier.

Sortant de l'ultime fraîcheur du square Bresson, il descend les escaliers pour plonger dans la darse qui mijote son plein de lumière. Et la chaleur fait déborder jusqu'à lui ses relents de futaille et de poissons secs. Plus bas, il retrouve, heureux, l'air qui tremble et qui porte des soupçons d'odeurs de goudron et du bois chaud des barques bleues et vertes allongées sur le quai de la Pêcherie. Une pastéra passe avec des hoquets ; le type debout au milieu lui fait un signe. Ce geste qui sera un jour encadré dans un appartement d'exil... Bonnaire plante son chevalet à l'épicentre de cette splendeur...

 

Par à-coups, une brise saute la jetée et remue un peu sa toile et les fanions du sémaphore de l'Amirauté dont le phare étincelle mieux qu'en pleine nuit. Le ciel déborde à son tour et tombe dans l'eau ; les coques devant vacillent et mélangent le tout. Bonnaire prend juste ce qu'il faut de ces éléments et sur sa toile, le temps ne passe plus, la beauté se métamorphose et deviendra plus qu'un souvenir. Mais la tragédie n'est jamais totalement assoupie au bord de la Méditerranée. Ce peintre est à la fois toro et toréador, dans cette arène où toujours la lumière dansera un pas de deux, ombre et or, avec une menace. Alors, dans l'enthousiasme d'une ville qui croyait conjurer le destin par tant de beautés, il pétrit ces forces immuables qui n'en finissent jamais de nous faire croire à l'impossible. Ses yeux brûlent dans cette eau qui brise le soleil menu pour en recouvrir les corps. Cette eau que nous prenions dans nos mains, sans rien retenir de l'avertissement de sa fuite. Et Bonnaire, dans cette immense vibration, témoigne avec les gestes saccadés d'une faena où seuls les hommes seront assurés de mourir. Devant Alger, il peint Pompéi. Aujourd'hui que les cendres ont recouvert notre monde, sa peinture nous rappelle cette joie grave que même le soleil ne fera plus revenir ; peut-être seulement accélère-t-il aujourd'hui sa décomposition... Au fond, sur la toile ou dans quelle ville ? passe un bus ou un tram qui emporte un voisin qu'on aurait aimé saluer ce matin, un ami ou une fille... ou peut-être un autre homme, l'étranger de Camus... Un jour, un passant lui avait acheté, sur le tas, son tableau à peine achevé. Le gars était parti, le tenant religieusement serré entre ses paumes ouvertes. Et Coco Bonnaire était resté heureux et triste, dans l'âpre odeur mêlée du ponton surchauffé et des cordages pourrissants qui n'arrivaient pas à dissoudre les traces d'eucalyptus venues des Quatre- Canons peut-être, coups d'encensoir pour des gestes sacrés.
* un quilo = un ivrogne.