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site le 22/12/2001
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Forcément,
la rue Rovigo était connue de tous à Alger : elle ondoyait,
une vraie danse du ventre. Mais malgré cette liberté, elle
savait garder une retenue de grande dame. Pensez donc ! Sur une portion
de moins de cent mètres, elle donnait refuge discrètement
à des talents : une cantatrice, Irène
Jaumillot ; un champion de France cycliste,
Roger Gaignard ; un chevalier, Jean Ghenassia,
qui s'illustra dans un autre genre, aux côtés de Roger Degueldre...
Un peu plus bas, passait parfois Albert Camus
venant visiter un vieil instituteur... Mais sur le trottoir d'en face,
vivait un autre artiste qu'on pouvait croiser certains matins, tôt.
Avec sa mallette et son chevalet, il prenait les ruelles de traverse.
Les longs tuyaux noirs et orangés étaient déjà
déroulés pour leur nettoyage à grands jets, et Camille
Bonnaire sautait par-dessus pour esquiver les giclées des
réparations de fortune. Dans le même temps, du ciel transparent,
aussi bleu que le regard d'une fille du Nord et presque plus envoûtant
, tombait une averse de cris de martinets. Les chats de madame Charetier
filaient, aplatis le long des murs et un quilo*, vautré dans une
embrasure, aspergé, ne sortait pas de sa douce torpeur. II y avait
aussi un autre concert : un cliquetis de casseroles dans les cuisines,
du Tino Rossi ou un tango sur Radio-Alger. Le tout ponctué par
des rires souvent sans raison ou l'appel d'une voisine pour un peu de
"spigol ".. Tout un humanisme qui n'avait pas besoin du Café
de Flore pour transcender la vie. |
Par à-coups,
une brise saute la jetée et remue un peu sa toile et les fanions
du sémaphore de l'Amirauté dont le phare étincelle
mieux qu'en pleine nuit. Le ciel déborde à son tour et tombe
dans l'eau ; les coques devant vacillent et mélangent le tout.
Bonnaire prend juste ce qu'il faut de ces éléments et sur
sa toile, le temps ne passe plus, la beauté se métamorphose
et deviendra plus qu'un souvenir. Mais la tragédie n'est jamais
totalement assoupie au bord de la Méditerranée. Ce peintre
est à la fois toro et toréador, dans cette arène
où toujours la lumière dansera un pas de deux, ombre et
or, avec une menace. Alors, dans l'enthousiasme d'une ville qui croyait
conjurer le destin par tant de beautés, il pétrit ces forces
immuables qui n'en finissent jamais de nous faire croire à l'impossible.
Ses yeux brûlent dans cette eau qui brise le soleil menu pour en
recouvrir les corps. Cette eau que nous prenions dans nos mains, sans
rien retenir de l'avertissement de sa fuite. Et Bonnaire, dans cette immense
vibration, témoigne avec les gestes saccadés d'une faena
où seuls les hommes seront assurés de mourir. Devant Alger,
il peint Pompéi. Aujourd'hui que les cendres ont recouvert notre
monde, sa peinture nous rappelle cette joie grave que même le soleil
ne fera plus revenir ; peut-être seulement accélère-t-il
aujourd'hui sa décomposition... Au fond, sur la toile ou dans quelle
ville ? passe un bus ou un tram qui emporte un voisin qu'on aurait aimé
saluer ce matin, un ami ou une fille... ou peut-être un autre homme,
l'étranger de Camus... Un jour, un passant lui avait acheté,
sur le tas, son tableau à peine achevé. Le gars était
parti, le tenant religieusement serré entre ses paumes ouvertes.
Et Coco Bonnaire était resté heureux et triste, dans l'âpre
odeur mêlée du ponton surchauffé et des cordages pourrissants
qui n'arrivaient pas à dissoudre les traces d'eucalyptus venues
des Quatre- Canons peut-être, coups d'encensoir pour des gestes
sacrés. |