L'honneur d'un commandant

Hélie de Saint Marc

Le 28 novembre dernier, Hélie de Saint Marc a été élevé par le président de la République, à la dignité de grand-croix de la légion d'honneur. Nous avons pensé que nos lecteurs seraient heureux de lire le discours qu' a prononcé, à cette occasion, le général de corps d'armée Bruno Dary, gouverneur militaire de Paris.

2°/
Eloge Funèbre du COMMANDANT HELIE DENOIX DE SAINT MARC
Prononcé par le GENERAL d'ARMEE (2S) BRUNO DARY, le vendredi 30 août 2013 à LYON

3°/ Homélie pour les obsèques du commandant Hélie de Saint Marc

De Francis Rambert :« le "discours" prononcé en décembre dernier lors de la rentrée solennelle de la Conférence du Stage (c’est la grande fête annuelle des Avocats à laquelle viennent assister des représentants des Barreaux du monde entier – 1 000 personnes environ) par le premier secrétaire.
La tradition veut que le 1er secrétaire fasse l’éloge d’un personnage célèbre, et le second secrétaire relate un procès tout aussi célèbre.
Cette année le deuxième secrétaire avait choisi de faire l’éloge du procès de Denoix de Saint Marc


http://www.jss.fr/Helie_Denoix_de_Saint_Marc__Discours_de_Jeremie_Nataf_deuxieme_secretaire_de_la_Conference_des_avocats_du_Barreau_de_Paris_-1131.awp

Site officiel : http://www.heliedesaintmarc.com/

Revue " "Le spectacle du Monde", janvier 2012, n°585
sur site : juin 2012...+ septembre 2013

47 Ko
retour
 

Lecture du PDF : clic

[...]
Mon ancien,
Mon commandant,
et, si vous le permettez en ce jour exceptionnel, mon cher Hélie !

NOUS VIVONS À LA FOIS UNE JOURNÉE exceptionnelle et un moment paradoxal : qui d'entre nous en effet n'a pas lu un seul de vos livres, sans avoir eu, la dernière page tournée, un goût amer dans la gorge?

La guerre est toujours une tragédie et vos livres nous rappellent que l'histoire est souvent une tragédie ; ils m'ont ramené un siècle plus tôt, quand le capitaine de Borelli, officier de Légion, alors au Tonkin, écrivait à ses hommes qui sont morts :
Quant à savoir, si tout s'est passé de la sorte,
Si vous n'êtes pas restés pour rien là-bas,
Si vous n'êtes pas morts pour une chose morte,
Ô, mes pauvres amis, ne le demandez pas
!

Et pourtant, aujourd'hui, il n'est pas besoin d'interroger tous les présents pour affirmer que tous sans exception sont très heureux de vivre ici ce moment exceptionnel ; ils sont heureux pour notre pays, incarné par sa République et son Président, qui vient de vous décorer ; ils sont heureux pour la France, qui montre aujourd'hui qu'elle sait à la fois pardonner et reconnaître chacun selon ses mérites ; ils sont heureux pour vous, pour l'honneur qui vous échoit, pour le témoin que vous êtes, pour les mystères que vous avez soulevés, pour le courage que vous avez toujours montré !

Alors, permettez-moi d'être leur porte-parole et d'essayer d'exprimer tout haut ce que beaucoup ressentent intérieurement. Je parlerai au nom de ceux qui vous entourent et de ceux qui auraient aimé être là ; je parlerai au nom de tous ceux qui vous ont précédé, ceux qui sont partis, au hasard d'un clair matin, dans les camps de concentration, dans les brumes des calcaires tonkinois ou sous le soleil écrasant d'Afrique du Nord.
Comme je ne peux les citer tous, j'évoquerai simplement le nom des trois derniers, qui nous ont quittés récemment, le commandant Roger Faulques, héros de la RC4, le major Otto Wilhelm, qui eut l'honneur de porter la main du capitaine Danjou en 2006 à Camerone, et puis le capo ral Goran Franjkovic, dernier légionnaire à être tombé au combat, voici quinze jours, en Afghanistan.

Parmi ceux qui se réjouissent aujourd'hui avec vous, je veux citer en premier lieu les légionnaires, vos légionnaires, ceux d'hier qui ont marqué toute votre vie et ceux d'aujourd'hui qui étaient sur les rangs et sous les armes durant la cérémonie.

Vous avez dit et écrit que vous aviez vécu avec eux, les heures les plus fulgurantes de votre vie !

Eh bien, ils sont tous là, les petits, les sans-grade, les sans-nom, les oubliés de l'histoire !

Ceux dont les noms ne figureront jamais sur un monument aux morts !

Ceux qui montent à l'assaut sans hésitation, ceux qui se battent la peur au ventre, mais le courage dans le coeur, et ceux qui sont tombés sans un cri !

ILS ONT BÂTI LA GLOIRE DE LA LÉGION et de notre armée avec leur peine, leur sueur et leur sang.

Parmi eux, comment ne pas évoquer vos légionnaires du 1er REP, ceux des champs de braise et des brûlures de l'histoire, ceux qui, une nuit d'avril 1961, vous ont suivi d'un bloc parce que vous étiez leur chef ! Quand j'exerçais le commandement de la Légion étrangère, nous avons évoqué plusieurs fois ensemble cette aventure, votre sentiment et votre peine à l'égard de la Légion d'avoir entraîné des soldats étrangers dans une affaire française ; car la Légion, elle aussi, a payé le prix fort !

Avec les légionnaires, figurent aussi leurs chefs, vos camarades, vos frères d'armes, ceux de tous les combats, ceux du 2e BEP de Raffalli, du 1er REP de Jeanpierre, et puis Hamacek, Caillaud et votre cher et fidèle ami, le commandant Morin, camarade de lycée et compagnon de déportation.

Ils ont partagé vos joies, vos peines, vos craintes, vos angoisses, vos désillusions et vos espérances.
Sont heureux aujourd'hui, les jeunes officiers, ceux de la quatrième génération du feu, ceux qui ont longtemps monté la garde face au pacte de Varsovie, puis, une fois la menace disparue, une fois la guerre froide gagnée, sont repartis dans de nouvelles aventures, en opérations extérieures, imprégnés de vos écrits, de votre expérience, de vos interrogations, de vos encouragements et de vos messages d'espoir ; ils sont repartis dans des circonstances bien différentes, mais, comme vous, ils ont toujours cherché à servir de leur mieux, guidés par leur devoir et leur conscience ! Et puis, parmi ceux qui se réjouissent, il y a ceux qui, un jour dans leur vie, ont dit " non ", fatigués des scènes d'horreur, des années d'occupation et des humiliations répétées.

Contre toute logique, contre l'air du temps, contre l'attrait du confort et la sécurité du lendemain, ils ont dit non et ils ont assumé leur décision en mettant leur peau au bout de leur choix ; dans ce long cortège, Antigone a montré le chemin, d'autres ont suivi et habitent encore ici, dans l'aile
opposée des Invalides, celle d'Occident ; ce sont les compagnons de la Libération, vos frères d'armes de la Seconde Guerre mondiale, venus de partout et de nulle part et qui, comme vous ont dit non, quand ils ont vu la France envahie.

Se réjouit aujourd'hui avec vous la foule silencieuse de ceux qui ont connu la souffrance dans leur corps, dans leur coeur ou leur âme ; il existe un lien mystérieux, invisible, profond, indélébile qui unit ceux qui ont souffert. La marque de la douleur vous confère cette qualité de savoir regarder la vie autrement, de relativiser les échecs, même importants, de rester conscients que tout bonheur est fragile, mais aussi de savoir apprécier les joies simples de la vie, le regard d'un enfant ou d'un petit- enfant, le sourire d'une femme, la fraternité d'armes des camarades, l'union des âmes des compagnons.

Vous rejoignent aujourd'hui dans l'honneur qui vous est rendu, ceux qui, comme vous, ont connu la prison, la prison qui prive de liberté, et surtout la prison qui humilie, isole, brise, rend fou et détruit l'être dans le plus profond de son intimité ; comment ne pas évoquer ce mineur letton du camp de Langenstein, prisonnier anonyme et qui vous a sauvé la vie ?

ENTRE EUX AUSSI, il existe un lien mystérieux : je me souviens de ce jour de septembre 1995, lorsque je vous ai accueilli au 2e REP, à Calvi, je vous ai présenté le piquet d'honneur, et au cours de la revue, alors que vous veniez de vous entretenir avec plusieurs légionnaires, vous avez demandé, avec beaucoup de respect et de pudeur, à l'un d'eux : " Mais, si ce n'est pas indiscret, vous n'auriez pas connu la prison ?" Et, malgré son anonymat, il vous répondit que c'était bien le cas...

Et puis, parmi la cohorte immense, il y a ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n'y croyaient pas, tous ceux qui ont été ébranlés dans leur foi et leurs certitudes, pour avoir vu, connu et vécu l'horreur ; ceux qui ont douté qu'il pût exister un Dieu d'amour, pour avoir hanté les camps de la mort, qu'il pût exister un Dieu de fidélité, pour avoir dû abandonner un village tonkinois qui avait cru à votre parole, ou qu'il pût exister un Dieu de miséricorde, pour avoir été victime de parjures.

Et pourtant, au soir de votre vie, vous restez persuadé que rien n'est inutile et que tout est donné, que si le passé est tragique, l'avenir est plein d'espoir, que si l'oubli peut envahir notre mémoire, le pardon ne pourra jamais assaillir notre coeur ; c'est ce que vous avez appelé l'Aventure et l'Espérance.

M'en voudrez-vous beaucoup si, parmi ceux qui se réjouissent en ce jour, je parle aussi des femmes ?

Celles que l'on évoque souvent dans nos chants de légionnaires, Eugénie, Anne-Marie, Véronika ; celles dont les prénoms ont servi à baptiser les collines de Diên Biên Phû ; celles qui ont toujours tenu une place particulière dans votre vie de combattant et d'homme de lettres ; celles dont
la beauté et le charme ne vous ont jamais laissé indifférent. Je me permettrai d'évoquer la première d'entre elles, Manette, qui, comme elle s'y était engagée devant Dieu et les hommes, vous a suivi pour le meilleur, mais aussi pour le pire. Elle et vos quatre filles furent à la peine ; il est bien normal qu'aujourd'hui elles soient à la joie !

ENFIN et au-dessus de tout, ceux qui se réjouiront sans doute le plus, même si leur pudeur ne le leur permet pas, ce sont les hommes d'honneur ! Car l'étoile qui vous a guidé dans toute votre vie restera celle de l'honneur, puisque vous lui avez tout sacrifié, votre carrière, votre famille, votre renommée, votre avenir et vos lendemains ! Et aujourd'hui, cet honneur vous est officiellement reconnu, car la France, dans sa profonde tradition imprégnée de culture chrétienne, a su pardonner et même plus que cela, elle a reconnu votre sens de l'honneur.

Avant de conclure, vous me permettrez de citer ce général, qui, au cours d'un des procès qui suivit la tragédie algérienne, déclara :
" Choisissant la discipline, j'ai également choisi de partager avec la nation française la honte d'un abandon !
Et pour ceux qui, n'ayant pu supporter cette honte, se sont révoltés contre elle, l'histoire dira peut-être que leur crime est moins grand que le nôtre !
"

Aujourd'hui, cinquante ans plus tard, à travers l'honneur qui vous est fait, il semble que l'histoire soit sur le point de rendre son verdict !
Mon ancien, vous arrivez aujourd'hui au sommet de votre carrière, militaire et littéraire ; mais comme vous le dîtes souvent, vous êtes aussi au soir de votre vie, à l'heure où l'on voit les ombres s'allonger. Tous ceux qui sont là sont heureux d'être auprès de vous sur ce sommet ; et ce sommet n'est pas qu'une allégorie ! Ce sommet est bien concret ; permettez-moi de l'imaginer en Corse : toutes vos sentinelles du soir sont là, autour de vous, admirant le soleil couchant ; comme partout en Corse, le paysage est sublime, le spectacle intense ; la nuit s'est répandue dans la vallée, le soir monte et l'on voit s'éclairer peu à peu les villages et leurs églises, les cloches des troupeaux tintent dans le lointain et l'on admire le soleil qui disparaît lentement derrière l'horizon dans le calme et la paix du soir.

Il va bientôt faire nuit et chacun de ceux qui sont là, qui vous estiment et qui vous aiment, a envie de fredonner cette rengaine, désormais entrée dans l'histoire :
" Non, rien de rien ! Non, je ne regrette rien ! "

Extrait de https://sites.google.com/site/legionetrangerekepiblanc/acceuil/helie-denoix-de-saint-marc

Hélie Denoix de Saint Marc fût un très grand soldat et reste un officier admiré dans le monde combattant et bien au delà. C’est aussi aujourd’hui un auteur talentueux apprécié pour son humanisme et sa vision de notre monde, qu’il traverse avec courage, hauteur et don de soi. Issu d’une famille de la vieille noblesse française basée en Dordogne, il reçut une éducation plutôt classique et traditionnelle à une époque où le devoir et le travail étaient des valeurs fondamentales. En 1940 éclate la guerre qui aboutit à l’effondrement de la Nation. Hélie qui a 18 ans entre alors dans la résistance et joue le rôle d’agent de liaison. En Octobre 1941, Hélie prépare St Cyr à Versailles. Plus tard en 1943, il décide de quitter la France avec d’autres camarades de la préparation Saint Cyr. A la suite d’une trahison, Hélie et 15 de ses camarades sont arrêtés par la Gestapo. Hélie est déporté à Buchenwald, c’est-à-dire en enfer. A vingt et un ans il est un mort en sursis à la suite des nombreuses brimades et privations. Il « travaille » dans des conditions épouvantables dans une usine souterraine. En Avril 1945, il est libéré et soigné dans un hôpital américain. Il pèse alors 42 kilos. Après sa convalescence il intègre Saint Cyr dont il sort fin 1947 et choisit la Légion Etrangère. C’est une révélation pour Hélie. Après un séjour au Maroc, il part en 1948 en Indochine comme Lieutenant et c’est un envoûtement pour lui. Il participe à de nombreux combats et finit par commander une compagnie de partisans à TALUNG. C’est une des plus belles pages de son existence. En 1949, l’Armée est contrainte d’abandonner Talung. Ce premier abandon le marquera à jamais. En 1950, il rentre en France mais repart pour un second séjour en 1951 où il rejoint le fameux « BEP », Bataillon étranger de parachutistes. Son retour coïncide avec le commandement du Général de Lattre. Au BEP, il commande une compagnie de paras vietnamienne. Les combats succèdent aux combats au sein de cette troupe d’élite. Il rentre en France en 1953 et est affecté au 11ème choc en Septembre de la même année. Il repart en Indochine et se porte volontaire pour rejoindre Dien Bien Phu. Mais c’est bientôt la fin. Affecté au 1er BEP il quitte l’Indochine en Octobre 1954 car le bataillon est appelé d’urgence en Algérie. L’abandon des vietnamiens et des montagnards fidèles à la France constitue pour Hélie une véritable tragédie. C’est le commandant JEANPIERRE qui dirige le bataillon d’une main de fer et les opérations succèdent aux opérations dans ce pays très différent de l’Indochine. En Septembre 1955, le 1er BEP devient le célèbre 1er REP. En 1956, c’est l’opération avortée de Suez. Que de frustrations ! En janvier 1957 le 1er REP rejoint Alger pour démanteler l’organisation terroriste FLN qui y sévit. Hélie quitte le REP pour devenir chef de Cabinet du Général MASSU, chargé entre autres, des rapports avec la presse. Les paras gagnent la bataille d’Alger en faisant un boulot de police qu’ils n’avaient pas demandé à faire. Hélie s’impose par son rayonnement personnel et son honnêteté aux journalistes. L’un d’entre eux écrit : « J’ai toujours senti Saint Marc très attentif aux musulmans et à leurs droits à être Français..... » Plus tard, c’est le 13 mai 1958 qui est suivi par les grandes manifestations de fraternisation qu’Hélie n’oubliera jamais et qui lui amenèrent les larmes aux yeux.. En juin 1958, il prend le commandement du 3ème bureau de la 10ème division parachutiste chargé des opérations de cette grande unité d’élite. Hélie participe à toutes les grandes opérations des paras du Général CHALLE et petit à petit on peut dire que l’ALN est vaincue sur le terrain. En 1959, son beau frère Yves SCHOEN est tué à la tête de ses harkis et Hélie a de plus en plus de mal à comprendre la politique du Chef de l’Etat, le Général de Gaulle. Après un séjour en Italie, il rejoint la 10 DP comme sous-chef d’état major en Avril 1960. Il est clair à ce moment que De Gaulle veut se débarrasser à tout prix du « boulet algérien ». L ‘affaire Si Salah trouble un grand nombre d’officiers car c’était une belle opportunité d’arrêter les combats et de faire évoluer l’Algérie avec la France. Hélie réintègre le 1er REP en Avril 1960 comme second car l’atmosphère y est de plus en plus « chaude ». En Avril 1961, il prend le commandement du régiment par intérim. Le Général CHALLE convaint Hélie de se joindre à la rébellion de l’armée et c’est le putsch. Le 1er REP « prend » Alger sans avoir à livrer bataille. A la suite de nombreuses défections le putsch échoue. On connaît la suite. Pour protéger ses hommes et ses officiers le commandant Hélie de Saint Marc décide de se constituer prisonnier et il est transféré à la prison de la Santé. Il passe devant le Haut Tribunal Militaire en juin 1961. Sa conduite est exemplaire et sa déclaration au tribunal reste un grand moment. En voici un court extrait : « Des dizaines de milliers de musulmans se sont joints à nous comme camarades de combat, partageant nos peines, nos souffrances, nos espoirs, nos craintes. Nombreux sont ceux qui sont tombés à nos côtés. Ce lien sacré du sang versé nous lie à eux pour toujours » Hélie est condamné à 10 ans de détention et est transféré à Tulle où sont regroupés les officiers supérieurs. Il y restera 5 longues années jusqu’en 1966. A sa sortie, grâce à des amis, il trouve du travail comme Directeur du personnel d’une entreprise lyonnaise. C’est une autre vie qui commence. Après une phase d’adaptation il adopte le monde de l’entreprise. Il décide de s’occuper d’associations caritatives et aide harkis, et boat people vietnamiens.


Eloge Funèbre du COMMANDANT HELIE DENOIX DE SAINT MARC
Prononcé par le GENERAL d'ARMEE (2S) BRUNO DARY, le vendredi 30 août 2013 à LYON

Mon commandant, mon ancien,

Ils sont là, ils sont tous présents, qu'ils soient vivants ou disparus, oubliés de l'histoire ou célèbres, croyants, agnostiques ou incroyants, souffrant ou en pleine santé, jeunes soldats ou anciens combattants, civils ou militaires, ils sont tous présents, si ce n'est pas avec leur corps, c'est par leur coeur ou par leur âme ! Tous ceux qui, un jour, ont croisé votre chemin, ou ont fait avec vous une partie de votre route ou plutôt de votre incroyable destinée, sont regroupés autour de vous : les lycéens de Bordeaux, les résistants du réseau Jade-Amicol, les déportés du camp de Langenstein, vos frères d'armes, vos légionnaires que vous avez menés au combat, ceux qui sont morts dans l'anonymat de la jungle ou l'indifférence du pays, les enfants de Talung que vous avez dû laisser derrière vous, les harkis abandonnés puis livrés aux mains du FLN ! Je n'oublie pas vos parents et votre famille, qui ont partagé vos joies et vos épreuves ; il faut ajouter à cette longue liste, les jeunes générations, qui n'ont connu, ni la Guerre de 40, ni l'Indochine, pas plus que l'Algérie, mais qui ont dévoré vos livres, qui vous ont écouté et que vous avez marqués profondément ! Cette liste ne serait pas complète, si n'était pas évoquée la longue cohorte des prisonniers, des déchus, des petits et des sans-grades, les inconnus de l'histoire et des médias, ceux que vous avez croisés, écoutés, respectés, défendus, compris et aimés et dont vous avez été l'avocat. Eux tous s'adressent à vous aujourd'hui, à travers ces quelques mots et, comme nous en étions convenus la dernière fois que nous nous sommes vus et embrassés chez vous, je ne servirai que d'interprète, à la fois fidèle, concis et surtout sobre.

Aujourd'hui, Hélie, notre compagnon fidèle, c'est vous qui nous quittez, emportant avec vous vos souvenirs et surtout vos interrogations et vos mystères ; vous laissez chacun de nous, à la fois heureux et fier de vous avoir rencontré, mais triste et orphelin de devoir vous quitter. Vous laissez surtout chacun de nous, seul face à sa conscience et face aux interrogations lancinantes et fondamentales qui ont hanté votre vie, comme elles hantent la vie de tout honnête homme, qui se veut à la fois homme d'action et de réflexion, et qui cherche inlassablement à donner un sens à son geste !

Parmi tous ces mystères, l'un d'eux ne vous a jamais quitté. Il a même scandé votre vie ! C'est celui de la vie et de la mort. Car qui d'autres mieux que vous, aurait pu dire, écrire, prédire ou reprendre à son compte ce poème d'Alan Seeger, cet Américain, à la fois légionnaire et poète, disparu à 20 ans dans la tourmente de 1916 : " j 'ai rendez-vous avec la mort " ?

C'est à 10 ans que vous avez votre premier rendez-vous avec la mort, quand gravement malade, votre maman veille sur vous, nuit et jour ; de cette épreuve, vous vous souviendrez d'elle, tricotant au pied de votre lit et vous disant : " Tu vois Hélie, la vie est ainsi faite comme un tricot : il faut toujours avoir le courage de mettre un pied devant l'autre, de toujours recommencer, de ne jamais s'arrêter, de ne jamais rien lâcher ! " Cette leçon d'humanité vous servira et vous sauvera quelques années plus tard en camp de concentration. Votre père, cet homme juste, droit et indépendant, qui mettait un point d'honneur durant la guerre, à saluer poliment les passants, marqués de l'étoile jaune, participera aussi à votre éducation ; il vous dira notamment de ne jamais accrocher votre idéal, votre "étoile personnelle" à un homme, aussi grand fût-il ! De l'époque de votre jeunesse, vous garderez des principes stricts et respectables, que les aléas de la vie ne vont pourtant pas ménager ; c'est bien là votre premier mystère d'une éducation rigoureuse, fondée sur des règles claires, simples et intangibles, que la vie va vous apprendre à relativiser, dès lors qu'elles sont confrontées à la réalité !

Puis, à 20 ans, vous aurez votre deuxième rendez-vous avec la mort ! Mais cette fois-ci, vêtu d'un méchant pyjama rayé, dans le camp de Langenstein. Deux ans de déportation mineront votre santé et votre survie se jouera à quelques jours près, grâce à la libération du camp par les Américains. Mais votre survie se jouera aussi par l'aide fraternelle d'un infirmier français qui volait des médicaments pour vous sauver d'une pneumonie, puis celle d'un mineur letton, qui vous avait pris en affection et qui chapardait de la nourriture pour survivre et vous aider à supporter des conditions de vie et de travail inhumaines. En revanche, vous refuserez toujours de participer à toute forme d'emploi administratif dans la vie ou l'encadrement du camp d'internement, ce qui vous aurait mis à l'abri du dénuement dans lequel vous avez vécu. Vous y connaitrez aussi la fraternité avec ses différentes facettes : d'un côté, celle du compagnon qui partage un quignon de pain en dépit de l'extrême pénurie, du camarade qui se charge d'une partie de votre travail malgré la fatigue, mais de l'autre, les rivalités entre les petites fraternités qui se créaient, les cercles, les réseaux d'influence, les mouvements politiques ou les nationalités.... Mystère, ou plutôt misère, de l'homme confronté à un palier de souffrances tel qu'il ne s'appartient plus ou qu'il perd ses références intellectuelles, humaines et morales !

Vous avez encore eu rendez-vous avec la mort à 30 ans, cette fois, à l'autre bout du monde, en Indochine. Vous étiez de ces lieutenants et de ces capitaines, pour lesquels de Lattre s'était engagé jusqu'à l'extrême limite de ses forces, comme sentinelles avancées du monde libre face à l'avancée de la menace communiste. D'abord à Talung, petit village à la frontière de Chine, dont vous avez gardé pieusement une photo aérienne dans votre bureau de Lyon. Si les combats que vous y avez mené n'eurent pas de dimension stratégique, ils vous marquèrent profondément et définitivement par leur fin tragique : contraint d'abandonner la Haute région, vous avez dû le faire à Talung, sans préavis, ni ménagement ; ainsi, vous et vos légionnaires, quittèrent les villageois, en fermant les yeux de douleur et de honte ! Cette interrogation, de l'ordre que l'on exécute en désaccord avec sa conscience, vous hantera longtemps, pour ne pas dire toujours ! Plus tard, à la tête de votre Compagnie du 2° Bataillon étranger de parachutistes, vous avez conduit de durs et longs combats sous les ordres d'un chef d'exception, le chef d'escadron RAFFALLI : Nhia Lo, la Rivière Noire, Hoa Binh, Nassan, la Plaine des Jarres. Au cours de ces combats, à l'instar de vos compagnons d'armes ou de vos aînés, vous vous sentiez invulnérables ; peut-être même, vous sentiez-vous tout permis, parce que la mort était votre plus proche compagne : une balle qui vous effleure à quelques centimètres du coeur, votre chef qui refuse de se baisser devant l'ennemi et qui finit pas être mortellement touché ; Amilakvari et Brunet de Sairigné vous avaient montré le chemin, Segrétain, Hamacek, Raffalli et plus tard Jeanpierre, Violes, Bourgin, autant de camarades qui vous ont quitté en chemin. Parmi cette litanie, on ne peut oublier, votre fidèle adjudant d'unité, l'adjudant Bonnin, qui vous a marqué à tel point, que, plus tard, vous veillerez à évoquer sa personnalité et sa mémoire durant toutes vos conférences ! Et avec lui, se joignent tous vos légionnaires, qui ont servi honnêtes et fidèles, qui sont morts, dans l'anonymat mais face à l'ennemi, et pour lesquels vous n'avez eu le temps de dire qu'une humble prière. Tel est le mystère de la mort au combat, qui au même moment frappe un compagnon à vos côtés et vous épargne, pour quelques centimètres ou une fraction de seconde !

10 ans plus tard, vous aurez encore rendez-vous avec la mort ! Mais cette fois-ci, ce ne sera pas d'une balle perdue sur un champ de bataille, mais de 12 balles dans la peau, dans un mauvais fossé du Fort d'Ivry. En effet, vous veniez d'accomplir un acte grave, en vous rebellant contre l'ordre établi et en y entraînant derrière vous une unité d'élite de légionnaires, ces hommes venus servir la France avec honneur et fidélité. Or retourner son arme contre les autorités de son propre pays reste un acte très grave pour un soldat ; en revanche, le jugement qui sera rendu - 10 ans de réclusion pour vous et le sursis pour vos capitaines - montre qu'en dépit de toutes les pressions politiques de l'époque, en dépit des tribunaux d'exception et en dépit de la rapidité du jugement, les circonstances atténuantes vous ont été reconnues. Elles vous seront aussi été reconnues 5 ans après, quand vous serez libéré de prison, comme elles vous seront encore reconnues quelques années plus tard quand vous serez réhabilité dans vos droits ; elles vous seront surtout reconnues par la nation et par les médias à travers le succès éblouissant de vos livres, celui de vos nombreuses conférences et par votre témoignage d'homme d'honneur. Ces circonstances atténuantes se transformeront finalement en circonstances exceptionnelles, lorsque, 50 ans plus tard, en novembre 2011, le Président de la République en personne vous élèvera à la plus haute distinction de l'Ordre de la Légion d'Honneur ; au cours de cette cérémonie émouvante, qui eut lieu dans le Panthéon
des soldats, nul ne saura si l'accolade du chef des années représentait le pardon du pays à l'un de ses grands soldats ou bien la demande de pardon de la République pour avoir tant exigé de ses soldats à l'époque de l'Algérie. Le pardon, par sa puissance, par son exemple et surtout par son mystère, fera le reste de la cérémonie ! ....Aujourd'hui, vous nous laissez l'exemple d'un soldat qui eut le courage, à la fois fou et réfléchi, de tout sacrifier dans un acte de désespoir pour sauver son honneur ! Mais vous nous quittez en sachant que beaucoup d'officiers ont aussi préservé leur honneur en faisant le choix de la discipline. Le mot de la fin, si une fin il y a, car la tragédie algérienne a fait couler autant d'encre que de sang, revient à l'un de vos contemporains, le général de Pouilly, qui, au cours de l'un des nombreux procès qui suivirent, déclara, de façon magistrale et courageuse, devant le tribunal : " Choisissant la discipline, j'ai également choisi de partager avec la Nation française la honte d'un abandon... Et pour ceux qui, n'ayant pas pu supporter cette honte, se sont révoltés contre elle, l'Histoire dira sans doute que leur crime est moins grand que le nôtre " !

Et puis, quelque 20 ans plus tard, alors que, depuis votre sortie de prison, vous aviez choisi de garder le silence, comme seul linceul qui convienne après tant de drames vécus, alors que vous aviez reconstruit votre vie, ici même à Lyon, vous êtes agressé un soir dans la rue par deux individus masqués, dont l'un vous crie, une fois que vous êtes à terre : " Tais-toi ! On ne veut plus que tu parles ! " Cette agression survenait après l'une de vos rares interventions de l'époque ; elle agira comme un électrochoc et vous décidera alors à témoigner de ce que vous avez vu et vécu à la pointe de tous les drames qui ont agité la France au cours du XXe siècle. Ainsi, au moment où vous comptiez prendre votre retraite, vous allez alors commencer. une 3e carrière d'écrivain et de conférencier. Alors que le silence que vous aviez choisi de respecter, vous laissait en fait pour mort dans la société française, ce nouvel engagement va vous redonner une raison de vivre et de combattre ! Toujours ce mystère de la vie et de la mort ! Au-delà des faits et des drames que vous évoquerez avec autant d'humilité que de pudeur, vous expliquerez les grandeurs et les servitudes du métier des armes et plus largement de celles de tout homme. A l'égard de ceux qui ont vécu les mêmes guerres, vous apporterez un témoignage simple, vrai, poignant et dépassionné pour expliquer les drames vécus par les soldats, qui, dans leur prérogative exorbitante de gardien des armes de la cité et de la force du pays, sont en permanence confrontés aux impératifs des ordres reçus, aux contraintes de la réalité des conflits et aux exigences de leur propre conscience, notamment quand les circonstances deviennent exceptionnellement dramatiques. A l'égard des jeunes générations, qui n'ont pas connu ces guerres, ni vécu de telles circonstances, mais qui vous ont écouté avec ferveur, vous avez toujours évité de donner des leçons de morale, ayant vous-même trop souffert quand vous étiez jeune, des tribuns qui s'indignaient sans agir, de ceux qui envoyaient les jeunes gens au front en restant confortablement assis ou de notables dont la prudence excessive servait d'alibi à l'absence d'engagement. Vous êtes ainsi devenu une référence morale pour de nombreux jeunes, qu'ils fussent officiers ou sous-officiers ou plus simplement cadres ou homme de réflexion.

Puis dans les dernières années de votre vie, vous avez aussi eu plusieurs rendez-vous avec la mort, car votre " carcasse " comme vous nous le disiez souvent, finissait pas vous jouer des tours et le corps médical, avec toute sa compétence, sa patience et son écoute, ne pouvait plus lutter contre les ravages physiques des années de déportation, les maladies contractées dans la jungle indochinoise et les djebels algériens, les conséquences des années de campagnes, d'humiliation ou de stress. Pourtant, vous avez déjoué les pronostics et vous avez tenu bon, alors que vous accompagniez régulièrement bon nombre de vos frères d'armes à leur dernière demeure ! Là encore, le mystère de la vie et de la mort vous collait à la peau.

Et puis, aujourd'hui, Hélie, notre ami, vous êtes là au milieu de nous ; vous, l'homme de tous les conflits du XXème siècle, vous vous êtes endormi dans la paix du Seigneur en ce début du XXIème siècle, dans votre maison des Borias que vous aimiez tant, auprès de Manette et de celles et ceux qui ont partagé l'intimité de votre vie.

Mais, Hélie, êtes-vous réellement mort ? Bien sûr, nous savons que nous ne croiserons plus vos yeux d'un bleu indéfinissable ! Nous savons que nous n'écouterons plus votre voix calme, posée et déterminée ! Nous savons aussi que, lors de nos prochaines étapes à Lyon, seule Manette nous ouvrira la porte et nous accueillera ! Nous savons aussi que vos écrits sont désormais achevés !

Mais, Hélie, à l'instar de tous ceux qui sont ici présents, nous avons envie nous écrier, comme cet écrivain français : " Mort, où est ta victoire ? "
Mort, où est ta victoire, quand on a eu une vie aussi pleine et aussi intense, sans jamais baisser les bras et sans jamais renoncer ?
Mort, où est ta victoire, quand on n'a cessé de frôler la mort, sans jamais chercher à se protéger ?
Mort, où est ta victoire, quand on a toujours été aux avant-gardes de l'histoire, sans jamais manqué à son devoir ?
Mort, où est ta victoire, quand on a su magnifier les valeurs militaires jusqu'à l'extrême limite de leur cohérence, sans jamais défaillir à son honneur ?
Mort, où est ta victoire, quand on s'est toujours battu pour son pays, que celui-ci vous a rejeté et que l'on est toujours resté fidèle à soi-même ?
Mort, où est ta victoire, quand après avoir vécu de telles épreuves, on sait rester humble, mesuré et discret ?
Mort, où est ta victoire, quand son expérience personnelle, militaire et humaine s'affranchit des époques, des circonstances et des passions et sert de guide à ceux qui reprendront le flambeau ?
Mort, où est ta victoire, quand après avoir si souvent évoqué l'absurde et le mystère devant la réalité de la mort, on fait résolument le choix de l'Espérance ?

Hélie, notre frère, toi qui a tant prôné l'Espérance, il me revient maintenant ce vieux chant scout que tu as dû chanter dans ta jeunesse et sans doute plus tard, et que tous ceux qui sont présents pourraient entonner : " Ce n'est qu'un au revoir, mon frère ! Ce n'est qu'un au revoir ! Oui, nous nous reverrons Hélie ! Oui, nous nous reverrons " !

Oui, Hélie, oui, nous nous reverrons à l'ombre de Saint Michel et de Saint Antoine, avec tous tes compagnons d'armes, en commençant par les plus humbles, dans un monde sans injure, ni parjure, dans un monde sans trahison, ni abandon, dans un monde sans tromperie, ni mesquinerie, dans un monde de pardon, d'amour et de vérité !

A Dieu, Hélie....A Dieu, Hélie et surtout merci ! Merci d'avoir su nous guider au milieu des " champs de braise ! "


Homélie pour les obsèques du commandant Hélie de Saint Marc
Cardinal Philippe Barbarin
Lyon, Primatiale St Jean, le 30 août 2013
Romains 8, 14…35, Jean 12, 24-28

Madame, chers frères et soeurs,

« Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. » La dernière phrase de l’Evangile qui vient d’être proclamé ne parle pas du commandant Hélie Denoix de Saint Marc, bien sûr, mais elle nous touche profondément en ce moment !

Cette voix réconfortante qui vient du ciel répond à une demande angoissée de Jésus. « Maintenant, je suis bouleversé. Que puis-je dire ? Père, délivre-moi de cette heure ? Mais non, c’est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci. Père, glorifie ton nom ! » Le Seigneur n’a pas caché son angoisse devant les souffrances de la vie et à l’approche de sa Passion. Nous sommes ici à la fin du chapitre 12 de l’Evangile de St Jean, et les lignes qui suivent sont justement celles de l’heure des ténèbres où Jésus s’écriera : « Mon Père, mon Père pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Frères et soeurs, ce texte de l’Evangile et les lectures de la Messe ont été choisis par Madame de Saint Marc et ses filles. On pourrait leur demander les raisons de leur choix. En préparant cette Messe, dans la prière, je me suis interrogé à ce sujet et j’ai pensé qu’elles voulaient, sans doute, évoquer la lumière qui émane de la vie de celui qui nous rassemble dans la Primatiale saint Jean-Baptiste, cet après-midi.

C’est d’abord un texte vigoureux de Saint Paul, dans l’épître aux Romains, que nous avons entendu. Il offre un regard général sur les souffrances du temps présent et même sur l’ensemble de la création : « Oui, nous le savons bien la création tout entière crie sa souffrance. Elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore. » Saint Paul ne veut pas les cacher, mais il crie plus fort encore son espérance : « Il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire que Dieu va bientôt révéler en nous. »

A vrai dire, j’attendais que vous choisissiez l’Evangile du centurion, un soldat romain dont la droiture fait toujours notre admiration. Dans « Les Champs de braises (1) », Hélie de Saint Marc, jeune officier, émerveillé par la mission qui lui est confiée, s’écrie : « Lors d’un assaut, le pouvoir d’un commandant de compagnie était impressionnant. La vie d’une centaine d’hommes dépendait de mon jugement. Je disais ‘’Va’’, et le légionnaire allait, sans un murmure, sans un mouvement de recul (2)» On a vraiment l’impression d’entendre la voix du centurion s’adressant à Jésus (cf. Luc 7, 1-10).

Eh bien non, vous avez souhaité nous offrir une perspective plus haute en nous emmenant sur l’un des sommets de l’Evangile qui surplombe toute la vie de Jésus. Vous nous invitez aussi à relire ce passage où Paul regarde non seulement les souffrances de sa vie ou celles des jeunes communautés chrétiennes, mais la création tout entière. Quelle hauteur de vue, quand il conclut par cette profession de foi : « Qui pourra nous séparer de l’amour du Christ ? J’en ai la certitude, ni la mort, ni la vie, ni les esprits ni les puissances, ni le présent ni l’avenir, ni les astres, ni les cieux, ni les abîmes, ni aucune créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est en Jésus Christ notre Seigneur. » Grâce à vous, c’est donc avec cette lumière que nous regardons, aujourd’hui, la vie d’Hélie de Saint Marc.

Nous voici donc en compagnie de Jésus qui, à la veille de sa Passion, est envahi par les ténèbres et ne trouve plus ses mots. Vous l’avez entendu : « Je suis bouleversé, que puis-je dire ? Père, délivre-moi de cette heure ? Mais non ! » Ce serait se mettre en contradiction avec la logique et la lumière de tout ce qui a guidé sa vie. Il ne cache pas qu’il est perdu, et il est difficile pour nous, ses disciples, de percevoir le désarroi de notre Maître. Sa demande est belle ; nous l’entendons comme un appel à l’aide, un cri : « Père, glorifie ton fils ! » Ces mots sont tout proches de la première demande du Notre Père : « Que ton nom soit sanctifié ! » que, bien souvent, nous disons machinalement car elle est trop élevée pour nous. Les anges chantent le nom très saint de Dieu (cf. Is 6, 3), mais nous, nous sommes plus à l’aise pour demander le pain ou le pardon, pour avoir la force de faire sa volonté ou de résister à la tentation … Nous savons parler de choses concrètes, mais sanctifier, glorifier le nom de Dieu, c’est un horizon qui ne nous est ni naturel ni familier, qui est nous dépasse complètement !

C’est pourtant à ce rendez-vous que vous avez voulu nous conduire. Hélie de Saint Marc disait qu’il voyait plus facilement le mal que la présence de Dieu. Il avait une foi difficile, sinon douloureuse. Il n’affirmait guère qu’il croyait en la résurrection, mais préférait dire : « Je n’ai pas d’autre solution ! ». Il voulait vivre et mourir dans la logique de cette foi, trésor reçu de sa mère. Dans une conversation avec un moine, ce dernier parvient à le réconforter en disant : « Ne vous en faites pas, c’est une grâce ! Certains ont une foi simple et lumineuse, tandis que d’autres avancent dans l’obscurité, en attendant que l’astre du matin se lève dans leurs coeurs (cf. 2 P 1, 19). Moi, par exemple, en l’espace d’une heure, j’ai peut-être une minute de foi pour cinquante-neuf de doute ou de ténèbres. Mais dans cette minute, quelle fulgurance, quelle lumière ! Et cela me suffit pour avancer. »

Ce passage de l’Evangile éclaire toute la vie de Jésus, nous permet de rendre grâce pour celle d’Hélie de Saint-Marc et interroge la nôtre : Est-ce que ma vie glorifie le nom de Dieu ? Est-ce que je sanctifie Son nom ? C’est une question à laquelle il nous est difficile, voire impossible de répondre. C’est pourquoi la réponse ne peut venir que d’en haut. Une voix se fait entendre du ciel, qui nous réconforte : « Je l’ai glorifié.» D’un seul coup, s’illumine toute la vie de Jésus, même si elle semble se terminer dans l’ignominie. Mais le message ne s’arrête pas là : «…et je le glorifierai encore. » Merci, Seigneur, pour ce futur ! Nous ne sommes pas là seulement pour faire le bilan du passé, mais nous avons l’assurance qu’il y a encore beaucoup à recevoir. Jésus avait promis l’envoi de l’Esprit-Saint pour nous enseigner, nous rappeler et nous conduire vers la vérité tout entière (cf. Jn 14, 26 ; 16, 13).

La vie d’Hélie de Saint Marc, beaucoup l’ont évoquée ces jours derniers, et d’autres l’évoqueront mieux que moi, par exemple, dans un moment, sur le parvis de la cathédrale. Des noms de lieux se bousculent : Bordeaux et la Dordogne, Buchenwald et Langenstein, l’Indochine et le village de Talung, un nom brûlant qui restera marqué au fer rouge dans sa mémoire, Coëtquidan et Perpignan, Zéralda et Alger, le lieu de la fracture et de la rupture. Puis, la Santé, Clervaux, Tulle, ces prisons évoquées par ses filles au début de la Messe, puis le premier Noël de retrouvailles en famille, près de Nantes. Et Lyon, depuis cinq décennies - quelle joie, quel honneur pour notre ville ! - avec, en retrait, la Garde-Adhémar, lieu d’affection familiale, d’amitié, de repos… C’est là justement que, le 26 août, Hélie de Saint Marc est entré dans le repos éternel.

Des noms de personnes, il y en a beaucoup aussi. On peut les retrouver dans ses livres, ses mémoires. Je n’en ai retenu qu’un, celui qui m’a semblé revenir le plus souvent, toujours évoqué avec grande émotion : l’adjudant Bonnin, mort en Indochine, « la plus belle figure militaire que j’ai rencontrée3 », écrit-il.

Aujourd’hui Hélie de Saint-Marc se tourne vers Dieu, et nous l’entendons demander : « Père, est-ce que ton nom a été sanctifié, glorifié dans ces lieux et aux différents étapes de ma vie ? » Certes, la réponse nous échappe. Ici, nous sommes réunis pour demander à Dieu qu’Il fasse miséricorde à ce frère qui se présente aujourd’hui devant lui. Mais, dans l’espérance, nous osons croire qu’il l’accueille en lui disant : Oui, j’étais là, présent, même si tu ne me voyais pas. Mon nom « je l’ai glorifié » au long de ta route humaine « et je le glorifierai encore ». Sois en paix pour le passé, et réjouis-toi pour le futur … Quel réconfort pour Hélie de Saint Marc, et quel message stimulant pour nous qui faisons un avec lui, à cette heure !

Ce ne sont pas seulement des noms de lieux ou de personnes qui sont restés gravés dans sa mémoire. Il était aussi habité par des valeurs essentielles, qui formaient les piliers mêmes de son existence. Nous les connaissons tous. J’ai essayé de les noter comme ils me venaient à l’esprit : l’honneur et la fidélité, c’est la devise de la Légion ; l’engagement et le courage : « De toutes les vertus, la plus importante me paraît être le courage, les courages, surtout celui dont on ne parle pas et qui consiste à être fidèle à ses rêves de jeunesse », écrit-il dans cette lettre à un jeune homme de 20 ans, qui a été reproduite au dos de vos livrets : message si forts, rempli d’espérance, tellement précieux pour nous !

Il faut évoquer aussi la justice et la loi - justice des hommes et justice de Dieu - avec cette grande question qui le tenaillait : « Comment juger ceux qui nous ont jugés( 4) ? » Et puis, la dignité et la liberté, la guerre pour laquelle il exprime toute son horreur : « La guerre est un mal absolu (5) .» « Les combats que j’ai connus de 1950 à 1953 [en Indochine] furent d’une âpreté et d’une violence que je n’ai jamais retrouvées durant ma carrière militaire.(6) » Et la paix surtout ; Hélie de Saint Marc était un disciple du « Prince de la paix », un serviteur de la paix, à qui s’adresse cette belle promesse : « Heureux les artisans de paix, ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5, 9).

J’ai gardé pour la fin le mot qui me touche le plus : la responsabilité. En fait, cet homme a assumé tout ce qu’il a fait, et s’est toujours montré prêt à en rendre compte quand on le lui demandait. Au moment de se présenter au tribunal, il écrit : « Je connaissais la gravité de mon acte (7).» Il explique qu’il a agi comme il pensait devoir le faire : « J’ai préféré le crime de l’illégalité au crime de l’inhumanité. (8) » Mais, dans la finesse de son intelligence et son respect d’autrui, il ajoute : « Je comprends que d’autres aient agi autrement. Ils ont aussi leurs raisons et leurs manières de voir les choses. »

Dire qu’il a assumé ses responsabilités, cela signifie que jamais, il n’a rejeté la responsabilité sur une autorité supérieure avec laquelle il aurait été en désaccord. Il a fait ce qu’il pensait devoir faire, à la lumière de sa conscience. La situation dans laquelle il se trouvait, au cours de sa mission, était comme un rendez-vous avec l’histoire : « Ce qu’aujourd’hui je dois faire, je l’assume. » A plus forte raison, jamais, au grand jamais, il n’a reporté la responsabilité sur ses subordonnés. Ils ne sont coupables de rien, affirme-t-il, ils m’ont obéi. C’est moi qui les ai entraînés dans la rébellion, et toute la responsabilité de leurs actes me revient ; je sais ce que j’ai fait.

Frères et soeurs, aujourd’hui est arrivé le jour où ce mot de responsabilité prend pour lui tout son sens. Oui, il a à répondre de sa vie devant Dieu, comme nous aurons tous à le faire un jour, quand sonnera notre heure et lorsqu’à la fin des temps, le Seigneur « viendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts », comme dit le Credo. Mais Dieu n’est pas un juge comme les autres, il est d’abord un père qui voit, qui sait et qui comprend. Il connaît le coeur de ses enfants et il juge en toute justice, selon la miséricorde et la vérité. Dieu est un Père devant qui il suffit de se présenter avec droiture, en
reconnaissant notre misère ou en confessant nos péchés, avec tout l’élan de notre amour et l’enthousiasme qui habite nos coeurs.

Tous ces mots qui marquent l’existence d’Hélie de Saint Marc ne sont pas seulement ceux de la seconde guerre mondiale, de l’Indochine, de la guerre d’Algérie. Ce sont des mots qui traversent les siècles et les aléas de l’histoire, nous le savons et ils ont leur force et leurs exigences en 2013, comme ils les auront dans la société de demain. La résistance n’est pas seulement un fait du passé ; aujourd’hui encore, elle est un appel intérieur lorsque l’objection de conscience nous interdit de pactiser avec l’injustice ou le mensonge ou le crime… « Les sentinelles du soir » sont-elles sans rapport avec « les veilleurs » qui ont surgi dans notre société, ces derniers mois (9)" ?

*

Dans son coeur, il y avait le silence, l’amour, le respect… et beaucoup de points d’interrogation : « Quand on a connu tout et le contraire de tout…(10) » Mais Hélie de Saint Marc est toujours resté habité par l’espérance. « L’espérance ne m’a jamais quitté, même au comble de la souffrance. Une flamme fragile, minuscule, chancelante, mais si bouleversante dans la nuit humaine (11). » Quand on ne comprend plus rien de cette vie, de l’agissement des hommes et de sa propre action, il faut choisir entre ‘’l’absurde et le mystère’’, disait Jean Guitton. Il a clairement choisi le second, et c’est cela qui lui a ouvert le chemin de l’espérance. Quelle force émane d’une existence si chahutée et si droite, si douloureuse et lumineuse à la fois ! Que cette espérance emplisse votre prière, ce soir, frères et soeurs. Ne doutez pas qu’ils sont vivants, aujourd’hui et toujours, ceux qui nous quittés. Tout à l’heure, dans la préface de cette Messe des défunts, j’aurai grande joie à chanter : « Car pour tous ceux qui croient en toi, Seigneur, la vie n’est pas détruite, elle est transformée. »

Hélie de Saint-Marc reste présent à nos vies, à chacun des membres de sa famille, à ses amis et à son pays qu’il a tant aimé. On pourrait ajouter le Vietnam et l’Algérie, ses frères et soeurs du monde entier, qu’il a toujours voulu aimer et servir. Il continuera, comme l’ont dit ses filles au début de la Messe, d’être attentif à nous tous, et actif comme l’était Ste Thérèse qui promettait, peu de temps avant de mourir, de « passer son ciel à faire du bien sur la terre ».

J’ai commencé, frères et soeurs, par les derniers mots de l’Evangile que nous venions d’entendre ; je terminerai par la première phrase des lectures qui nous ont été offertes. C’est un message clair et encourageant pour ceux qui veulent avancer dans la vie comme des enfants de Dieu ! Il nous dit à quelle condition nous pourrons, nous aussi, être des rayons de lumière et amener d’autres à vivre l’action de grâce qui habite nos coeurs aujourd’hui :
« Frères, tous ceux qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont vraiment fils de Dieu.».

1 Hélie de Saint Marc, Les Champs de braises, mémoires, Perrin, 1995.
2 Ibid., p.137.
3 Ibid., p. 282, 143.
4 Ibid., p. 285.
5 Ibid., p. 136.
6 Ibid., p. 136.
7 Ibid., p. 281.
8 Ibid., p. 265
9 Hélie de Saint Marc, Les sentinelles du soir, Les Arènes, 1999.
10 Début de la lettre « Que dire à un homme de 20 ans ? »
11 Toute une vie, Les Arènes 2010.