"De celui-là,
les Français pourront faire un martyr quand j'aurai disparu.
Il le mérite. "
Charles De Gaulle --Mars 1963
------Jean Bastien- Thiry est mort fusillé
le lundi 11 mars 1963, à 6 h 39 du matin. Il avait trente cinq
ans. "Nous avons la chance de pouvoir réfléchir,
d'avoir, du temps devant nous" d isait -il dans la prison de la
Santé. II avait dit cela à sa jeune femme, qui maintenant
répète la chance...
------C'était un Lorrain né
à Lunéville, le 10 octobre 1927. II était l'aîné
des trois enfants d'un premier mariage de son père, un officier
d'artillerie. Hubert, son cadet, est aujourd'hui officier de marine.
La plus jeune s'appelle Françoise. Leur mère meurt à
la naissance de Françoise. Jean avait alors trois ans. Son père
se remarie. De ce second mariage, naissent un fils et trois filles.
------Des neuf enfants de M. Bastien -Thiry,
Jean est le plus rare et le plus secret. Il sera polytechnicien, comme
son père. Il saura toujours ce qu'il veut, sans jamais faire
supporter aux autres ce qu'il aura décidé pour lui ? même.
S'il est intransigeant vis - à - vis de lui, il ne l'est pas
avec autrui. S'il a le sentiment de sa valeur, il a d'abord le sentiment
de la liberté.
------C'est un élève brillant,
premier en mathématiques, premier en grec, premier en latin,
premier en français, premier en histoire ; il aime l'histoire,
peut-être parce qu'il entrera dans l'histoire. Il travaille facilement
et régulièrement. Mais il ne fait jamais état de
sa supériorité intellectuelle. Il n'a jamais un mot de
reproche pour son frère Hubert, qui ne le quitte pas.
------Ensemble, ils feront leurs premières
études. A Metz, à Baccarat, puis à Lunéville,
Jean obtient ses deux baccalauréats avec mention.
C'est l'année 1944, l'arrivée d'une nouvelle génération,
qui refera ou défera une France où, à son tour,
elle devra prendre ses responsabilités. Jean Bastien - Thiry,
au nom de toute cette génération qui aura dix-huit ou
vingt ans en 1945, prendra les responsabilités suprêmes.
Seul. Sa solitude sera sa grandeur.
------Ensemble, pendant les années
de guerre et d'occupation, Jean et son frère Hubert ont été
scouts de France. Cette vie les marque. Ils seront tous deux officiers.
Et Jean, en 1944, tait partie des équipes secouristes de la Croix
Rouge. Une médaille le récompensera, à la libération
de Lunéville. Plus tard, une autre décoration lui sera
décernée pour services rendus à la France : la
Légion d'Honneur. Il ne l'arrachera pas de sa poitrine, comme
d'autres avant lui devant les tribunaux, lors de son jugement.
L'Algérie Française
-----1945. La carrière est droite.
La France va forger, puis tenir un ingénieur exceptionnel. Une
année d'Hypotaupe à Nancy, deux années de Taupe
à Sainte Geneviève, et, en 1947. Jean Bastien-Thiry est
reçu à l'X. Il fera d'abord son service militaire : Draguignan.
Poitiers, Idar Oberstein, en Allemagne. La carrière continue,
droite : deux années de Polytechnique, 1948-1950, deux années
à l'École Supérieure de l'Aéronautique,
1950-1952.
------En 1952, l'ingénieur militaire
Bastien -Thiry part pour Colomb - Béchar, où sont essayés
les engins spéciaux. 11 aimera cette vie de Colomb-béchar
: le désert et les mathématiques, et aussi la fraternité
militaire. Il pilote. II survole l'Algérie.
------Il retournera souvent à Bechar.
II est aussi à Brétigny, au centre d'essais en vol, et
au terrain de l'île du Levant. Il met au point des engins que
le monde nous enviera, particulièrement les célèbres
SS 10 et SS 11. Mais il ne s'en vantera jamais. Ses proches n'apprendront
qu'au procès, à travers les dépositions de ses
camarades ingénieurs, que sa valeur scientifique était
internationale. Il se rendra plusieurs fois à l'étranger,
notamment en Amérique, accueilli dans le monde fermé des
fusées et des engins téléguidés.
------Alors, en lui, des tempêtes
extérieures vont troubler ce monde parfait où les flèches
filent mathématiquement dans l'espace. Il se bat toujours pour
ses engins, parce qu'il croit en eux et que, lorsqu'il croit en quelque
chose, il va jusqu'au bout.
------Quelque chose, cependant, est changé.
Ses préoccupations majeures ne sont plus scientifiques. Le feu
qui a éclaté au Maroc, qu'il connaît, et en Algérie,
le brûle. Ce feu le consumera jusqu' à la fin.
------C'était au Maroc qu'il avait
fait la connaissance de Geneviève Lamirand, chez des cousins.
II l'épouse en février 1955. Elle est, comme lui, d'un
abord doux et paisible, souriant. Mais, comme lui, elle est en acier.
Elle le montrera jusqu'à la fin, et après la fin.
------Elle lui donne trois filles, Hélène
en novembre 1955, Odile le 21 mars 1957, Agnès en 1960. II les
aime plus que tout, plus que tout jusqu'à la frontière
secrète où Jean Bastien-Thiry n'appartient plus qu'à
ses idées.
------Le 8 janvier 1961, jour du référendum
d'approbation de la politique gaulliste en Algérie, commence
véritablement pour Jean Bastien - Thiry le chemin qui le conduira
un an et demi plus tard sur la route du Petit Clamait.
------Personnellement trompé, il
va s'attaquer à celui qui continue à tromper ses compatriotes
et, avec eux, le monde libre. Son destin est de s'opposer jusqu'à
la mort à celui qui se dit l'homme du destin. Face à cet
homme. qui ne le lui pardonnera pas et qui fera exécuter un égal,
il sera le premier à employer le haut langage de l'État.
------Avant, il se taira. Au ministère
de l'Air, où il travaille, il ne parlera pas. Mais ses camarades
se taisent lorsqu'ils sont en discussion politique et qu'il entre :
on sait ce qu'il pense, s'il ne l'exprime pas. II reste le même,
toujours calme et paisible, et toujours souriant, avant, pendant et
après : entre le 22 août, jour de l'attentat, et le 17
septembre, jour de son arrestation.
------Ce,jour était un samedi. Mme
Bastien-Thiry voulait aller faire son marché à Bourg la
Reine. Jean garderait les enfants. Tôt le matin, il sort. Il n'est
pas rasé, il n'a même pas mis de cravate. Il conduit simplement
la voiture au garage, car il y a une petite réparation à
faire, et il revient tout de suite. 11 n'est jamais revenu.
------Pourquoi n'a -t - il pas gagné
l'étranger ? Pourquoi n'est - il pas, par exemple, resté
en Angleterre, alors qu'il se trouvait officiellement à Farnborough,
entre l'attentat et l'arrestation ?
Mme Bastien-Thiry n'hésite pas.
« C'est simple. Parce qu'il estimait
que son devoir était de ne pas fuir.
Jean Bastien-Thiry n'aura jamais fui. II reste avec nous.
"Et mes livres et
mes images
"on peut les disperser au vent
"la tendresse ni le courage "
"ne sont l'objet de jugement."
------En relisant les plaidoiries qui ont
été prononcées pour lui, nous avons éprouvé
une tristesse et une angoisse que vous éprouverez peut-être
vous-même.
------Devant la Cour Militaire de Justice,
il fut davantage question des mobiles de l'homme, des idées dont
il avait été le défenseur et des malheurs de la
Nation, que de l'homme lui même. Mais il avait été
le grand artisan de l'organisation de sa défense et nous fîmes
ainsi qu'il avait souhaité.
------Il est mort sans que l'on ait beaucoup
parlé de lui. Ni sa tendresse, ni son courage, n'ont été
objet de jugement. Ses juges seront jugés plus tard, comme le
sont un jour tous les Juges.
------Aujourd'hui, nous voudrions que vous
sachiez qui il fut et pourquoi il est mort sans haine et comme sans
regret.
------Avec le recul du temps, sa tendresse
apparaîtra peut-être plus encore que son courage qui fut
inégalable. Il a donné sa vie à la misère
de ses frères de l'Armée trahie et à la douleur
de ses frères de l'Algérie martyrisée.
De l'Armée, il avait dit :
"L'armée Française qui
devrait représenter l'honneur de la Nation peut, à bon
droit, se sentir déshonorée par ce qui s'est passé
en Algérie, ainsi que l'ont dit publiquement des dizaines d'officiers
et plusieurs généraux
actuellement en retraite ou en activité, dès lors que,
publiquement, et devant toutes les Nations du monde, le Pouvoir Français
a abandonné au massacre des populations entières qui avaient
l'ait confiance à la parole qu'il avait donnée..."
De la population d'Algérie il avait dit
"Nos motifs d'actions sont liés
aux conséquences de l'effroyable drame humain et national qui,
à la suite des évènements qui se sont déroulés
en Algérie depuis bientôt 5 ans, ont mis enjeu, et mettent
encore journellement en ,jeu, la liberté, les biens et la vie
de très nombreux Français, après avoir mis en jeu
l'existence même en tant que telles, des collectivités
nationales dans leur ensemble, et l'existence même du principe
de l'unité nationale."
------II pouvait, pour justifier son acte.
rappeler comme une litanie les serments prêtés et trahis.
II aurait pu se référer, pour expliquer sa détermination,
à la formation morale qu'il avait reçue, et citer le Général
Ollié
"Bras séculier d'un Gouvernement,
donc d'un régime politique, profondément convaincu que
la discipline fait la force capitale des armées. l'Officier doit
cependant être capable, dans certains cas exceptionnels qu'oblige
a envisager l'extension des méthodes de la guerre psychologique
et idéologique. de prendre le parti que lui dicte sa seule conscience,
avec pour seul guide sa fidélité à son idéal,
se refusant aux compromissions et aux concessions supérieures."
------Mais "ces livres" et "ces
images" auraient été, comme les autres, dispersés
au vent, et il aurait été condamné à mort
comme il devait l'être. par des hommes qui voulaient prendre les
responsabilités qu'ils ont prises.
------Cependant, si la Cour Militaire de
Justice avait le pouvoir de choisir la mort comme elle l'a choisie,
elle n'avait pas le pouvoir d' empêcher le condamné de
mourir en héros.
------Jean Bastien Thiry, descendant de
Régniez, qui fut ministre de la Justice sous Napoléon
1er n'eut pas d'autre souci, quand il fut réveillé, à
l'aube du I 1 mars 1963, que de connaître le sort qui avait été
réservé par le chef de l'Eat au lieutenant Alain Bougrenet
de la Tocnaye et à Marcel Prévost, condamnés à
mort comme lui. Quand il apprit qu'ils avaient été graciés,
il eut un soupir profond de soulagement. Puis il s'enquit de son épouse
et de ses trois enfants. II rédigea les lettres qui leur étaient
destinées et demanda à assister à la messe.
------Elle fut dite par le Révérend
Père Joseph Vernet, aumônier général adjoint
des Prisons de France. Qui a écrit, parlant de la peine de mort
"II nous faut dominer nos passions
comme nos impressions premières savoir que souvent la vengeance
se targue de justice et que le talion n'est pas un principe moral. Il
nous faut contrôler ce qui, à notre insu peut-être,
nous dicte nos jugements, notre attitude, nos prétendues bonnes
raisons, car ce domaine temporel soumis aux fluctuations des usages
et du progrès des consciences nous fut particulièrement
confié pour que les chrétiens l'humanisent et le spiritualisent,
sous peine de mériter à leur tour le reproche de leur
incompréhension et de leur dureté : "Vous ne savez.
pas de quel esprit vous êtes" (I,UC.9?55).
------Pendant l'office, en présence
de ses trois avocats. du docteur Petit, de M. Marty, directeur des prisons
de Fresnes, Jean Bastien Thiry détacha progressivement les liens
qui l'unissaient encore au monde pour une vie désormais purement
spirituelle.
------Les témoins le virent se transformer
au point que son visage se modifia. Nulle trace désormais des
passions du monde ou des regrets ou des tristesses. Simple et pur, seul
en face de Dieu, il avait cessé les combats pour lesquels il
avait choisi de donner sa vie, et il apparaissait tel qu'il fut en lui
- même sa vie durant.
------Lorsqu'il fut mort, après
que la salve eut déchiré l'aube naissante, son visage
était celui d'un enfant, doux et généreux.
------Son courage venait de faire l'admiration
de tous. II avait été jugé pour son engagement
et il pouvait désormais attendre en paix le jugement auquel il
avait fait appel
------"Devant
l'Histoire, devant nos concitoyens et devant nos enfants, nous proclamons
notre innocence, car nous n'avons fait que mettre en pratique la grande
et éternelle loi de solidarité entre les hommes."
Maître LE CORROLLER
Nombreux souvenirs et toute documentation eu écrivant et en adhérant
au cercle Bastien-Thiry -- BP 70 -- 78170 La Celle Saint Cloud
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-SOLDAT, ATTENDS.
Ecrit en 1965 dans la cellule où mon chef
le Colonel Bastien-Thiry s'est préparé à la mort;
après le vol de mon cahier de poésies lors de la fouille
de ma cellule du Fort Thoiras le 8 novembre 1967, je l'ai reconstitué
en 1993 et achevé les 11 et 15 novembre 1993.
Louis
de Condé, Fresnes, CNO, cellule 23
pnha n°55 mars 1995
sur site le 10/5/2002
Au Colonel Jean BastienThiry
Au Fort dIvry, le matin du 11 mars 1963.
La voix de la conscience parle à chacun des 12 soldats du peloton
d'exécution.
A moins que ce ne soit la voix du Colonel Bastien-Thiry, ou son âme
immortelle, prête à s'envoler.
A moins encore que ce ne soit la voix de la France éternelle, ou
la voix des combattants et des patriotes qui sont morts pour que l'Algérie
reste Française.
Peut-être est-ce le choeur des voix de tous les combattants morts
dans toutes les guerres, puisque les hommes ne savent pas vivre en paix.
L'aube a dissipé les ténèbres,
Le jour se lève sur la terre.
L'âme des morts en temps de guerre
Est présente en ces lieux funèbres.
Attends soldat, attends, attends encore un peu,
C'est un meurtre qui se prépare.
Attends donc un moment avant d'ouvrir le feu,
Avant que la mort ne s'empare
De cet homme au poteau que tu dois fusiller,
Que ton tir fera vaciller.
Attends soldat, attends donc un moment.
Ce condamné qui te fait face
Là-bas en Algérie avait fait le serment
De ne jamais quitter sa place,
De garder cette terre et de la protéger
Malgré le risque et le danger.
Attendssoldat, attends encore un bref instant
Avant de commettre ce crime
On t'a menti soldat. Tu te montres hésitant,
Car c'est le sang d'une victime
Que tu devras verser. Où donc est ton devoir ?
Vas-tu tirer sans t'émouvoir ?
Soldat, attends. Sais-tu combien de nos soldats
Se sont battus en Algérie
Et combien de Français valeureux aux combats
Sont morts là-bas pour la Patrie
Ceux qui sont enterrés dans le sol algérien
Sont-ils vraiment tombés pour rien ?
On t'a trompé soldat.
Tu vas verser le .sang
D'un combattant pur et sans tache,
D'un officier français. Cet homme est innocent.
Ce condamné que l'on attache
Avait mis une croix de Lorraine en son coeur
Sous sa vareuse d'aviateur.
Soldat, attends un peu, souviens-toi des Pieds-Noirs
Quittant leur province natale,
Leurs maisons et leurs champs, leur terre et leurs espoirs,
Echappant à une mort fatale,
Quand ils ont dû choisir, valise ou bien cercueil,
L'exil, la misère ou le deuil.
Attends, soldat, attends, souviens-toi des Harkis
Livrés sans arme et sans défense.
Quand on leur ordonna de rendre leurs fusils,
Ils croyaient encore à la France.
Ils furent par milliers vendus aux massacreurs,
Au coutelas des égorgeurs.
Soldat, n'hésite plus. Pourquoi donc trembles-tu ?
Il porte sa Croix de Lorraine.
Sous ce pesant,fardeau, il avait combattu.
Il a dépouillé toute haine,
Il n'a jamais trahi, il s'est bien préparé,
Il ne s'est pas déshonoré.
Soldat, qu'attends-tu donc ?
Vise bien droit au coeur
Cet homme affamé de Justice
Qui refusa le crime et sauva notre Honneur
Est prêt pour le dernier supplice.
Il n'espère plus rien de ces vils magistrats
Et de ces lâches scélérats.
Soldat, épaule ton fusil ; vise bien droit.
Plus tard, tu verseras ta larme.
Soldat ne tremble pas en appuyant le doigt
Sur la gâchette de ton arme.
Soldat ne pense à rien. Ajuste bien ton tir.
Après, viendra le repentir.
Soldat tu ne sais pas que la majorité
Des habitants de l'Algérie
Voulait rester Française, et la fraternité
Fut détruite par Barbarie
Et trahison, et les Pieds-Noirs abandonnés,
Et les Harkis assassinés.
Soldat tu dois tuer ce juste au ,fort d'Ivry.
Un sang pur va couler encore
Pour s'unir à jamais aux récents morts d'Isly
Derrière un drapeau tricolore
En mars de l'an dernier marchaient des Algérois.
Ils sont tombés les bras en croix.
Les douze coups de feu bientôt vont retentir.
Déjà cet homme est un martyr.
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