Un grand serviteur de l'Algérie : Louis Trabut.
Le 24 mai dernier fut inauguré,
au Jardin d'Essai, à Alger, le monument élevé à
la mémoire du docteur Trabut, sur l'initiative de la Société
d'horticulture. Ainsi furent consacrés les mérites d'un
savant professeur qui fut aussi un homme d'action, un homme de cur
et un grand citoyen. Il eut pour la plante un amour de latrie. Savant,
il le fut avec passion, absorbé par la recherche désintéressée,
heureux de connaître, et un peu plus chaque jour que la veille.
M. le docteur Maire a rédigé sur lui, dans la " Revue
de Botanique appliquée ", une notice biographique complète
et de belle tenue.
C'est à ce consciencieux document et à des souvenirs personnels
que je me reporterai, pour restituer la physionomie d'un initiateur qui
dévoua sa vie entière au service de l'Algérie. Docteur
en médecine, licencié ès-sciences naturelles, il
s'établit à Alger, dès 1873. Dès 1876, à
l'arrivée de M. Battandier dans cette ville, il se lia d'amitié
étroite avec lui, déjà fervent de la botanique. Pendant
quarante six ans, les deux maîtres ne cessèrent de collaborer.
Bien rares sont, dans les annales de la science, les exemples d'une si
longue, si forte et si désintéressée coopération
d'intellectuels. Installés dans deux villas mitoyennes qu'entourait
un jardin qui était aussi un laboratoire de physiologie végétale,
Trabut et Battandier n'interrompirent jamais leur labeur commun.
Leurs familiers se les remémorent, les mains pleines d'échantillons
de plantes qu'ils examinaient avec soin, et dont ils annonçaient
en latin les traits spécifiques, ou l'il à l'oculaire
du microscope, dans un cabinet de travail bourré de livres rébarbatifs,
d'herbiers, de piles de brochures poussées le long des murs. L'observation
était si minutieuse chez eux qu'ils ignoraient à peu près
la discussion. L'hypothèse émise par l'un était aussitôt
vérifiée par l'autre, avec calme. Jamais le moindre nuage
n'embarrassa leur amitié.
De cette collaboration assidue naquit la monumentale " Flore de l'Algérie
", dont les deux premiers volumes parurent de 1888 à 1895,
la " Flore synoptique de l'Algérie-Tunisie ", les études
sur la flore du Sahara central, etc..
En 1911, le duo devint un trio : un nouveau savant le docteur Maire, vint
apporter à l'uvre entreprise sa jeune collaboration. Depuis
la mort des deux vieux maîtres, il continue seul la besogne commencée
par eux.
La biographie du docteur Trabut est, comme celle du professeur Battandier,
l'histoire de ses travaux. Mais, alors que Battandier ne quittait guère
le domaine de la science pure, son vieux camarade s'appliquait de plus
en plus à la botanique agricole et à l'horticulture. Il
déterminait les régions botaniques et agricoles de l'Algérie,
et écrivait des contributions à l'étude de l'alfa,
des eucalyptus hybrides, des blés, de quantité de céréales,
de plantes fourragères, industrielles, à essence, médicinales,
alimentaires, d'arbres, etc..
L'activité du docteur Trabut était immense. Après
avoir créé à l'hôpital de Mustapha un jardin
botanique, il en établissait un autre aux Facultés, quand
leur construction eut été achevée. En 1892 il fut
nommé directeur du Service botanique au Gouvernement général,
dont les champs d'expériences furent d'abord à Rouïba,
puis à Maison-Carrée où l'on installa l'École
d'agriculture algérienne. Il procéda, pendant de longues
années, sur ces terrains, à une multitude d'essais méthodiques
qui lui permirent de publier ces belles monographies dont l'utilité
a été indéniable pour la mise en valeur de notre
pays. " Pendant trente-six ans, écrit M. Maire, il ne cessa
de travailler à l'exécution de ce programme avec une foi
et une ardeur inégalables. Alors que d'autres se laissaient aller,
dans leurs livres comme dans leurs paroles, à un pessimisme stérilisant,
le robuste optimisme de Trabut multipliait les essais, et si, comme il
arrive toujours en ce cas, certains de ces essais n'ont pas donné
les résultats espérés, d'autres ont été
couronnés du succès le plus complet et ont augmenté
dans des proportions inattendues !a prospérité de l'Algérie".
Il introduisit en Afrique septentrionale quantité de plantes nouvelles,
en sélectionna d'autres, s'attacha à l'arboriculture fruitière,
rénova la culture du cotonnier, s'intéressa à une
foule d'espèces végétales qui, à ce jour,
prospèrent dans nos champs et dans nos jardins. Il assumait en
même temps la direction du Laboratoire de microbiologie agricole
à l'Institut Pasteur, centre important d'activité scientifique,
où ses élèves s'adonnaient à de profondes
recherches sur les levures, et permettaient ainsi aux colons d'améliorer
leurs méthodes de vinification.
Il eut aussi la direction technique du Jardin d'Essai du Hamma, quand
prit fin la concession accordée par le Gouvernement Général
à une société privée, et des stations agricoles
fondées dans la plaine de l'Habra, dans les Territoires du Sud
à Aïn-ben-Nouï et à El Arfiane, et, plus récemment,
à Boufarik.
En 1892, il fonda la Société d'horticulture d'Algérie,
en rédigea, quasi seul, le Bulletin, et fut, en outre, le principal
rédacteur du Bulletin Agricole de l'Algérie, Tunisie et
Maroc, fondé par lui et dont, sans subvention officielle, il assumait
la publication. Il collaborait aux plus importantes revues de botanique
et d'agriculture de France et son nom était notoire dans le monde
entier. Pendant que Battandier devenait correspondant de l'Académie
des sciences dans la section de botanique, il obtenait la même distinction
dans la section d'économie rurale.
Je le vois encore chargé de plantes, de fleurs ou de fruits, entrant,
joyeux de ses réussites, dans le cabinet de son ami qu'il entretenait
de ses initiatives, et qui examinait avec lui les caractéristiques
des espèces nouvelles, les détails des modifications obtenues,
sur un champ d'expériences, dans les végétaux dont
il estimait l'expansion utile chez les indigènes et les colons.
Ces messieurs usaient, à ce propos, dans leur langage, de termes
particuliers dont la signification exacte m'échappait. Je les admirais
de connaître jusque dans l'origine les secrets des plantes et de
leurs parasites. Les deux professeurs avaient une merveilleuse puissance
de travail et ne perdaient heure du jour.
De haute stature, imposant avec sa barbe de cheikh arabe, son regard grave,
son geste mesuré, le docteur Trabut accueillait volontiers les
voyageurs exotiques empressés à s'informer des résultats
de ses expériences ; il les renseignait avec aménité
et les questionnait à son tour. Ces conférences étaient
toujours fructueuses. Il s'en suivait des échanges de graines,
d'échantillons, de conseils dont chacun tirait son parti pour ses
études. Parfois on voyait arriver aux villas jumelles de la rue
Desfontaines quelque savant allemand un peu rustre d'allures, pauvrement
vêtu, et le sac au dos, et qui, d'entrée, entamait le discours
le plus savant possible, dans un français rocailleux qu'à
l'occasion M. Battandier interrompait pour adopter comme truchement la
langue latine. Et le docteur Trabut, penché sur la boîte
à herboriser, en scrutait les trésors. L'Allemand, souvent,
avait oublié de déjeuner dans sa hâte à s'entretenir
avec ses confrères; il demandait un morceau de pain ; on lui servait
un repas et il s'extasiait à la succulence des mets les plus simples.
Des Anglais, des Russes, des Scandinaves s'enquéraient de l'habitat
des plantes rares d'Afrique pour en enrichir leurs herbiers. A ces visites
succédaient celles de colons qui portaient dans des boîtes
des spécimen d'insectes, de fruits, des grappes, des épis
ou des feuilles attaquées par quelque parasite.
Quand je fus appelé à servir, tant en Mauritanie que dans
la région de Tombouctou, le docteur Trabut me pria de lui envoyer
des indications sur les produits végétaux intéressants
du pays. Je lui fis parvenir des noyaux de plus de cent espèces
de dattes provenant des Ksour du Tagant et de l'Adrar occidental, des
sachets de semences de céréales, de cotonniers, de légumes
indigènes, des graines de gommiers à tanin, de roseau à
sucre, etc.. Je réunis des herbiers pour M. Battandier qui y reconnut
des espèces nouvelles. De son côté, le docteur Trabut
cherchait à reconnaître parmi les plantes des frontières
soudanaises celles qu'il serait avantageux d'acclimater dans les Territoires
du Sud. Il me demandait des détails sur les cultures, le traitement
des végétaux utiles pour les indigènes, les rendements.
Sa curiosité était sans bornes. Et je n'étais pas
le seul dont il sollicitait des détails. Il correspondait avec
une multitude de coloniaux.
Il était le plus serviable des hommes. Maintes fois je lui écrivis,
de la part de quelque gouverneur qui désirait d'améliorer
les cultures des noirs de la brousse. Il nous expédiait en retour
des caisses de graines et de boutures, nous suggérait des idées,
multipliait les avis, nous sollicitait de le tenir au courant des résultats
de nos essais. Tous les blancs de la brousse connaissaient son nom et
ne le prononçaient qu'avec respect.
Le docteur Trabut était non seulement un savant aux fécondes
initiatives, mais aussi un praticien excellent, qui dirigea, jusqu'à
sa retraite, un service d'hôpital. Il fut, avec Battandier, fondateur
de l'établissement libre créé à Alger, par
la Ligue de l'enseignement et qui est devenu le Lycée de jeunes
filles. Il y professa aussi pendant longtemps. En vérité
je me demande, à scruter cette existence si remplie de labeur,
comment il ne succombait point sous le faix. Il est à mes yeux
l'un des types de l'homme complet, et je n'ai point parlé de sa
culture d'esprit, qui dépassait le commun et était encyclopédique
; il avait le goût extrême des lettres, de l'histoire et de
la géographie, et des aptitudes prononcées pour les beaux-arts
; il était capable non seulement d'admirer un paysage, mais aussi
de le reproduire sur une toile, avec talent.
Il fut un savant d'une probité exemplaire, et n'eut d'autres ennemis
que des gens dont, à son sens, la valeur scientifique n'égalait
pas les prétentions. Il avait l'amour de la famille et ne connut
point hors de ses travaux d'autres joies que celles qu'elle lui procurait.
Ennemi de toute mystique, il demeura jusqu'au bout strictement attaché
aux sévères disciplines de l'expérimentation et de
l'observation. En philosophie il professait un stoïcisme dont il
donna maintes preuves pendant les deux années de souffrances qui
précédèrent sa mort. " Trop médecin,
écrit encore M. Maire, pour ne pas se rendre compte du mal terrible
qui le minait, il n'avait pas interrompu ses recherches, et il était
occupé à étudier les Bryophytes que j'avais rapportées
du Hoggar, lorsque la maladie le terrassa ". Il mourut le 25 avril
1929, sept ans après le professeur Battandier.
Il a laissé derrière lui une uvre gigantesque et un
magnifique exemple.
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