Le port d'Alger
Hommage
aux scaphandriers
Joseph PALOMBA
-------Le développement progressif
de ce port, qui de la darse de l'Amirauté au pied du Pénon,
s'étendra en direction des collines de MUSTAPHA, bénéficiera
de la construction de la grande jetée Nord, qui par étapes
prendra sa forme définitive et une fois terminée portera
le nom de Pierre WATTIER.
-------Faisant suite à cette première
jetée, en sera construite une seconde dénommée jetée
de l'Est (que nous appelions Môle Cassé) et entre ces deux
jetées on laissera un vaste espace pour servir d'entrée
principale du port avec sur chacune en bout de musoir, un feu de signalisation.
-------La jetée de l'Est fera l'objet,
au fil des ans, d'un allongement continu. Extension qui protégera
l'ensemble du vaste bassin de 1'AGHA et de l'Arrière-Port qui bénéficiera
d'une large passe d'entrée indépendante de l'entrée
principale de ce grand port.
-------A cette jetée viendra s'adjoindre
par d'importants travaux, les jetées Butavand et de Mustapha qui
formeront sans interruption une digue de protection d'une longueur impressionnante.
-------Sur la vaste étendue d'eau
ainsi protégée, l'on construira de nombreux quais comme
le quai de l'ORIENT, celui d'HERBILLON, ceux de GRANVILLE, DAKAR, FÉDALAH,
FORT DE FRANCE, FALAISE, DUNKERQUE et de DIEPPE. Ces quais abriteront
tout un complexe industriel et serviront aussi aux stockages des combustibles
liquides et au charbon, ensemble adossé à la grande route
MOUTONNIÈRE jusqu'à la hauteur du Jardin d'Essai.
-------Pour bien comprendre l'importance
du port d'ALGER et de son Arrière-port nous devons citer en plus
de ces grands quais et en partant depuis la darse de l'Amirauté
les môles suivants le petit Môle Lyvois ou Môle de la
Santé, le Môle de Pêche ou Jérôme TARTING,
le Môle El-Djefna ou de la Transat, le Môle de la Gare Maritime,
le Môle Amiral Mouchez (avec les bassins de radoubs) et le Môle
du Minerais ou Grand-Môle.
-------Voilà brièvement tracée
l'étendue d'un port pour lequel pendant des décennies les
scaphandriers accomplirent un travail de titan.
-------Les Algérois qui se souviennent
apprécieront ces distances.
-------Où est-il le port des barbaresques
qui d'une superficie de 3 (trois) hectares en 1830, atteindra les 200
(deux cents) hectares en 1960?
-------Quand on y ajoute le développement
spectaculaire de tous les autres ports de la côte algérienne,
on comprendra mieux l'hommage rendu aux scaphandriers.
-------Les concernant, on ne sait pas trop
si à la fin du XIX et au début du XXè siècle,
les scaphandriers étaient nombreux dans le quartier de la Marine,
proche du port. Quartier où s'implantèrent émigrés
italiens: majoritairement des marins-pêcheurs.
-------Nous savons seulement que deux entreprises
de travaux Sous-marins appartenant à Messieurs R. GADUON et Auguste
GHERARDY avaient leur siège l'une au 23, rue d'Orléans et
l'autre 2, impasse Philippe au coeur du quartier. Le nom de ces hommes
dénote certainement qu'ils n'étaient pas d'origine italienne.
-------Nous trouverons plus tard, un magasin
de vente de matériel destiné à la plongée
appartenant aux Frères PETROSINO, Rue des Consuls. Au moins l'un
des frères exercera le métier de scaphandrier. Y en avaient-ils
d'autres dans ce quartier ? Des recherches s'imposent.
-------Mais sur le port, la postérité
nous transmettra le nom de ZAGAME, BARTHELEMY fondateur de la Société
Algérienne de Sauvetage et de Travaux Sous-marins, implantée
à ALGER et à ORAN, et ceux de Gaetan PICONE, Antoine RANDO,
PETROSINO, ARGENTO, MAZELLA et RIVECCIO Père.
-------Au passage nous citerons également
le nom de deux scaphandriers, anciens plongeurs de la pêche aux
éponges du port de Philippeville, les frères KRITICOS dont
un surnommé " Jean le Grec " fut de très grand
renom.
A cette époque cela paraîtra excessif d'employer pour les
scaphandriers le terme " Entreprise " ou celui e d'Armement
". En réalité à ALGER, pour ce que nous savons,
ce métier fonctionnait sur le mode artisanal ou familial.
-------Car c'est l'embarcation typique du
scaphandrier qui était véritablement son " fond de
commerce ". Même si parfois certains d'entre eux se groupèrent
pour la location d'une voûte devant servir d'entrepôt comme
ce fut le cas sur le port lors de la construction de Môle de Pêche.
On peut encore voir sur une ancienne photo quatre de ces embarcations
au mouillage à proximité de ce môle.
-------Entreprise familiale certes, car il
fallait toujours avoir sur la barque un homme de confiance " pour
assurer la sécurité du plongeur. C'est lui qui détenait
la responsabilité de l'opération: parfois la vie même
du scaphandrier sous l'eau!
-------On a peine à comprendre aujourd'hui
le danger que représentait en ce temps-là le simple fait
pour un homme de plonger à 25 mètres de fond pour accomplir
des travaux d'une durée limitée. Sa vie ne tenait qu'à
un fil: plutôt au filin qui le reliait au Bosco là-haut sur
la barque avec lequel il ne pouvait communiquer que par e signes e transmis
par ce filin. La simple rupture du tuyau par lequel l'air lui parvenait
devenait fatale. Malgré une sévère vigilance, les
accidents furent nombreux et souvent bien graves. C'est la raison que
l'homme désignait comme Bosco était soit un associé,
soit un membre de la famille ou encore un fils destiné lui-même
à devenir scaphandrier.
-------On ne dira jamais assez les dangers
qu'eurent à affronter ces "pieds lourds "au cours de
leurs plongées. En plus, arriva le temps où ces artisans
eurent à subir la concurrence des grosses entreprises de travaux
maritimes venues de Métropole et aussi de l'étranger, attirées
par le développement ou la construction de ports en ALGÉRIE.
Ces entreprises possédaient leurs propres plongeurs, obligeant
ainsi plusieurs scaphandriers locaux à rejoindre les services de
la Chambre de Commerce et d'Industrie, gérante des bassins de radoub
ou les Ateliers TERRIN, filiale de la Cie SCHIAFFINO détenant le
monopole des réparations de navires à ALGER.
-------Signalons que dans ce port, en plus
des travaux à l'intérieur, les scaphandriers s'exposèrent
aussi à l'extérieur notamment lors de l'extension de la
jetée Est nécessitant l'immersion de blocs de béton
de 450 tonnes sur un fond mal défini, avec des enrochements pour
lesquels l'emploi d'explosifs sera indispensable. Dangers aggravés
en cet endroit par les courants marins et le fort ressac qui fut toujours
la "plaie" du port d'ALGER.
-------En avons-nous connus des ressacs violents
et meurtriers à l'intérieur du port, obligeant les cargos
à délaisser le port d'amarrage pour sortir se mettre à
l'abri dans la rade tandis que les chalutiers fuyaient le môle de
pêche pour se réfugier au fond de l'arrière-port de
l'Agha.
-------Au sujet du temps sur nos côtes,
voici ce qu'écrivait dans son livre en 1926 le professeur A. GRUVAL:
" Jusqu'au début du 20e siècle
la circulation des eaux de la Méditerranée était
encore mal connue dans ses détails. Elle diffère du reste
entre les deux bassins, occidental et oriental, et se complique de courants
secondaires dus à des causes difficiles à préciser.
Mais le seul bassin occidental intéresse la côte algérienne.
Les vents d'ouest sont des vents forts, souvent des tempêtes, ceux
d'Est parfois assez violents aussi sont au contraire des vents de beau
temps et de ciel clair. Les plus fortes tempêtes, celles qui soulèvent
des vagues énormes et rendent la circulation sur la côte
dangereuse et parfois impossible, même pour les grands bateaux sont
dues à des vents de Nord-ouest qui halent vers le Nord."
-------Pour le port d'ALGER, nous avons souvent
eu l'illustration du déchaînement de ces tempêtes.
Peut-on oublier celle terrible du 3 février 1934 qui emporta en
plein jour 300 mètres de la jetée Est en cours d'extension
? Ce jour-là, les ouvriers de l'Entreprise SCHNEIDER étaient
à l'ouvrage sur la jetée. Malheureusement six d'entre eux
emportés par une lame périrent noyés.
-------Les vagues énormes vinrent
s'éclater aussi sur les blocs de la jetée Nord pour retomber
en cascades à l'intérieur du port. Le remorqueur SAINT CHARLES
et le petit caboteur NOTRE-DAME D'AFRIQUE de la Cie SCHIAFFINO, désarmés
et amarrés à cet endroit furent mis en péril.
-------Le spectacle était féerique
! Enfants nous y assistions au milieu d'une foule d'Algérois pressés
sur les boulevards et les rampes dominant le port comme le dit l'écrivain
Jean BRUNE: " Boulevards qui sont la rampe
d'orchestre de la Ville-Théâtre. "
-------Ce mauvais temps qui dura deux jours
ne réduira pas l'activité du port. De 1929 à 1939
(la guerre) il semble bien que ce fut l'âge d'or pour le port d'ALGER.
-------La bande de " Oualliones "
(jeunes garçons) que nous formions trouvait chaque fois sur les
quais de nouveautés qui excitaient notre curiosité. Nos
divagations sur la jetée Nord nous permirent d'assister à
la construction du bâtiment d'un Sport-Nautique ainsi qu'à
celui des Bains-Sportifs dont les assises furent mises en place par des
scaphandriers.
Le môle EL-DJEFNA se terminait. Il prendra plus tard l'appellation
courante de môle de la Transat.
-------Commémorant le Centenaire de
l'arrivée des Français sur cette côte, le Président
de la République nous rendait visite. Toute la flotte de guerre
basée à Toulon l'accompagnait. Escadre gigantesque, pavillons
déployés, trouvant difficilement un mouillage dans le port,
ce qui obligera bon nombre de bâtiments à mouiller sur rade.
Le port était en fête et la population aussi.
-------C' était également l'époque
des grands travaux d'extension de la jetée Est qui permettra la
création de l'arrière-port de l'Agha.
-------C'était surtout pour nous presque
sur nos lieux de loisirs, le début de la construction du môle
de pêche au bas des escaliers de l'ancienne pêcherie. Ce môle
une fois terminé portera le nom de Jérôme TARTING.
C'est ainsi que nous avons assisté je dirais bloc après
bloc à la naissance de ce quai.
-------Donc, face aux escaliers de la pêcherie
partant du Quai Nord en direction de la jetée du même nom
et retour, les blocs uniformes furent posés sur le fond l'un sur
l'autre jusqu'à dépasser la surface de l'eau, formant ainsi
un grand bassin rectangulaire (genre piscine) que l'on comblera au fur
et à mesure par le charroi de terre et de pierres extraites de
la Carrière JOBERT, sur le haut de BAB -EL-OUED.
-------Comment et par qui furent posés
ces blocs pour construire ce quai? D'abord ils étaient amenés
sur chalands depuis l'arrière-port et soulevés par une grue
flottante (" L'Atlas " je pense) qui très lentement les
descendaient sur le fond à l'emplacement que limitait en surface
l'embarcation caractéristique du scaphandrier de service.
-------Car le gros de l'entreprise
incombait aux SCAPHANDRIERS!
-------C'était un enchantement pour
nous de pouvoir assister au déroulement des travaux et suivre les
plongeurs des yeux. Surtout lorsque nous n'étions pas trop pourchassés
par le responsable du chantier, irrité de notre curiosité.
Assis majestueusement au centre de la barque (embarcation ventrue, surmontée
d'une petite potence) le scaphandrier revêtait Sa tenue et chaussait
ses lourds souliers de plomb, aidé par le "bosco " qui
dirigeait la manoeuvre. Celui-ci, après avoir vissé le hublot
du gros casque de cuivre, donnait aussitôt l'ordre à deux
matelots d'actionner par deux volants, une grosse pompe à air se
trouvant sur le pont. Après être gauchement descendu dans
l'eau par une petite échelle de bois, le scaphandrier disparaissait
à notre vue entraînant le tuyau d'air le reliant à
la barque alors que nous restions fascinés par les bulles qui crevaient
la surface de la mer!
-------Etait-ce aussi l'âge
d'or pour les scaphandriers?
-------De ce que nous savons, c'était
surtout le temps du travail intense qu'ils fournissaient sur les plans
d'eau d'un port qui ne cessait de s'accroître. Nous les avons même
connus à l'intérieur d'un bassin de radoub en cours d'assèchement
où en plongée ils contrôlaient la bonne pose de la
quille d'un cargo sur les tins de bois au centre du bassin.
-------Ils étaient là pour
le renflouement du petit remorqueur " Provençal 9 " entraîné
par le fond lors d'une manoeuvre de sortie du port par le paquebot italien
" Saturnia" un jour de gros mauvais temps. Naufrage où
trouva la mort le Capitaine du remorqueur, père de deux enfants,
nos amis.
-------Quelques années plus tard,
les scaphandriers toujours eux, purent renflouer le " Furet Il "
remorqueur de la Compagnie SCHIAFFINO, remonté du fond suspendu
aux élingues de la puissante grue "Atlas ".
-------Qui comptabilisera
les interventions de ces hommes?
-------Parlerons-nous d'une plongée
pour colmater une brèche sous la flottaison du chalutier "
Hunier " échoué sur la plage de la POINTE PESCADE (ou
Port aux Mouches) si chère aux Algérois. Opération
réussie mais fâcheusement lors de son remorquage pour rejoindre
le port d'ALGER, une rupture de câble se produisit et depuis ce
chalutier repose sur le fond, à la hauteur du " Kassour "
à une encablure du port.
-------Plus heureux fut un autre sauvetage,
celui du chalutier " Julietta " qui se mit au sec sur un rocher
au pied de CAP TÉNES à 200 km d'ALGER. Un scaphandrier venu
d'ALGER, accompagné d'une équipe de charpentiers fit preuve
de courage et d'ingéniosité pour tirer le bateau de sa position
dangereuse. Exploit remarquable qui permit un remorquage rapide du chalutier
jusqu'au port de TÉNES le sauvant ainsi d'une forte tempête
qui déferla le lendemain sur la côte et aurait signé
immanquablement sa mort.
-------Beau travail accompli par ces "
pionniers " de la plongée. Dommage de ne pas avoir le "
Journal de Marche " ou les archives... si elles existent, de tous
les travaux effectués par eux dans un grand port comme celui d'ALGER,
a fortiori de ceux des autres ports de la côte Algérienne.
-------"Pionniers " disions-nous
car quel oracle aurait pu prédire au début du XXe siècle
l'autonomie d'un plongeur se déplaçant sans entrave au fond
des mers avec le seul secours d'une bouteille d'air sur le dos. Comment
envisager l'extraction du pétrole ou les longues recherches au
service de l'Archéologie ou des épaves enfouies sous l'eau
depuis des millénaires et la plongée devenue un sport initié
aux jeunes, garçons et filles, dans le monde entier. Sans compter
après les " Cloches de Plongées " l'avènement
du Bathyscaphe permettant à des humains d'atteindre trois, quatre
ou cinq mille mètres de fond sous la surface de la mer ! Prédictions
impensables ou fallait-il se nommer Jules VERNE pour en décrire
la fiction.
-------Pourtant ces scaphandriers que nous
avons rencontrés au cours du temps, sur le port ou dans les quartiers
alentours ne semblaient pas tellement différents des marins-pêcheurs
de notre entourage.
-------Habitués, chacun dans son métier
à affronter les mêmes dangers de la mer, partageaient-ils
pour autant les mêmes instants de loisirs qu'ils pouvaient avoir
le dimanche... ou les jours de gros mauvais temps?
Rien n'est moins sûr. Malgré que n'étant pas adeptes
du "farniente ces hommes retrouvaient parfois leurs amis pêcheurs
dans les cafés de la Marine, non pas pour " y boire "
vraiment mais pour se retrouver " entre soi " pour parler métiers
(souvent " avec les mains " comme seuls les napolitains savent
le faire) ou simplement pour entamer une partie de cartes
-------Par tablées, dans des "
matchs " effrénés et bruyants (pas à la belote
française mais avec des cartes dites espagnoles) s'engageaient
des parties de " Ronda " (jeux arabo-ibérique) ou alors
de terribles " Scopa " à l'italienne qui en plus de quatre
joueurs rassemblaient derrière eux toute une " galerie "
de spectateurs enthousiastes... et très critiques
-------Pour poursuivre l'évocation
de la vie des scaphandriers et des autres marins des quartiers de la Marine
à ALGER, il nous faut bien en situer les contours.
D'abord, avec le temps, par l'intégration et la naturalisation
qui en firent des Français, beaucoup d'entre eux en franchirent
les limites, mais sans trop s'éloigner du centre. Or, le centre
en fut pendant longtemps la Place du Gouvernement.
-------Grande et belle place dominant le
port que la bêtise transformera plus tard en parking. A l'époque,
la statue équestre du Duc d'Orléans s'élevait altière
sur son socle, faisant face à la ville. Cette place qu'enfants
nous appelions " Place du Cheval " et les Musulmans " Blacet-el-Aoud
" était le véritable centre de la ville. Sa perspective
avec d'un côté la mer comme toile de fond et de l'autre le
dôme et le minaret de la Mosquée Djemaa-eI-Djedid, lui donnait
un cachet particulier. De plus, elle abritait toutes les manifestations
culturelles, religieuses ou profanes de la cité.
Religieuses et chrétiennes, comme la Fête-Dieu célébrée
en grande pompe chaque année au mois de juin. A ce sujet, voici
ce qu'en dit Fernand ARNAUDIES dans son merveilleux livre des " Esquisses
anecdotiques et historiques du VIEIL ALGER " page 219. (La Fête
Dieu): " Elle se célébrait
chaque année le 14juin, Place du Gouvernement. L'Évêque,
sous son dais écarlate entouré et suivi des dignitaires
du Chapitre, accompagné des magistrats en toge, des officiers brillamment
décorés. A l'élévation, 100 tambours et 6
orchestres dont 4 musiques militaires se faisaient entendre. Se rendant
ensuite auprès de la balustrade qui, jadis, limitait d'un côté
la Place, le prélat bénissait la mer tandis que tout un
peuple impressionné fourmillait à l'entour sur les terrasses
étagées et dans les rues avoisinantes. Cette manifestation
sur la place publique sera illustrée encore en 1929 par KLEIN dans
les feuillets d'EL-DJEZAIR ".
-------Pour les manifestations profanes qui
eurent lieu " Place du Cheval "signalons entre autres les concerts
en public du jeudi soir, pendant la belle saison. Au centre de rangées
de chaises disposées en cercle, la Fanfare de la Saint-Philippe
(Patronage de la cathédrale voisine) ou parfois l'Orchestre de
la Lyre Algérienne, dont le local se situe Rue Bruce, toute proche
se produisaient pour le plaisir d'une nombreuse assistance où dominaient
les cheiches, les turbans et les burnous écarlates des hauts dignitaires
musulmans.
-------A l'entracte, nous les jeunes, vagabondions
autour de la place et assistions au dernier départ du tramway des
C.F.R.A. à destination d'HUSSEIN-DEY. Ou bien, penchés sur
la balustrade du boulevard dominant le port, nous regardions la sortie
des chalutiers, feux tricolores allumés dans la nuit, alors qu'au
loin tournaient les rayons
lumineux du phare de CAP-MATIFOU. Tout cela dans la chaude nuit Algéroise,
sous un ciel éclatant d'étoiles. Beaux soirs d'ALGER, qui
nous les rendra?
-------Il nous faut citer aussi une manifestation,
mi profane, mi religieuse que nous retrouvions chaque année sur
cette place, pendant la période sacrée du ramadan pour les
musulmans.
-------Des dizaines d'étals, croulants
de pâtisserie orientale envahissaient la partie gauche de la Place,
face au minaret " de l'Horloge " de la Mosquée toute
proche. Entre 18h30 et 19h00 (selon la saison) l'animation était
à son comble autour des étals. Les autochtones, un zlabia
et un mokroun en main attendaient avidement que retentisse le coup de
canon tiré depuis le musoir de l'Amirauté et qu'un Iman
hisse au haut du minaret un petit pavillon signalant la fin du jeûne
observé toute la journée. Aussitôt, des hommes s'empressaient
de mordre dans leur gâteau, alors que d'autres allumaient prestement
une première cigarette.
-------Que faisions-nous parmi ce "
rituel "? A dire vrai, comme tous les enfants, nous étions
gourmands. Aussi, avions-nous toujours au fond de nos poches quelques
sous pour l'achat d'un zlabia dégoulinant de miel. Tandis que les
plus grands d'entre nous gardaient une préférence pour l'étal
du père GADÉA, vieux Maltais sympathique installé
chaque soir au pied du premier pilier de l'arcade de la Rue BAR-EL-OUED,
où il vendait, tout chaud de succulents " Caldis " aux
fromages et des friands à l'anchois très prisés des
Algérois.
-------Oui, belle et grande " PLACE
DU CHEVAL ". En avons-nous entendu enfants des récits et des
légendes sur ce fameux cheval. On disait que l'auteur de la statue
s'était suicidé en se jetant du haut du " Boulevard
en bas " pour avoir fait une erreur lors de la mise en place. Laquelle
? Chi lo Sa. Serait-il du fait que le cheval tournait le dos à
la Grande Mosquée, ce qui à l'époque provoqua la
désapprobation de tous les musulmans? On ne le saura jamais.
Pourtant, il semble bien que faisant face à la mer, le cheval et
son illustre cavalier auraient eu aussi fière allure. PLACE qui
avec le temps perdra son hégémonie, surtout quand viendra
la décision de la démolition de la Rue de la Marine et de
rues et ruelles adjacentes. Décision qui sonnera le "glas
" de l'ancien Centre Ville.
-------La Cathédrale, fleuron du quartier
perdra ainsi 80 % de paroissiens et sombrera lentement dans l'oubli. Le
Palais d'Hiver son voisin subira le même sort. Fini les cérémonies
de la grand-messe du dimanche matin, fini aussi les processions à
l'intérieur de l'église et à l'extérieur devant
le Palais Episcopal, processions rehaussées par la présence
des Confréries Religieuses, les " fratelli ", résurgence
de la croyance "naïve " des pêcheurs du quartier,
d'origine napolitaine.
-------Mais l'exode qu'engendrera la démolition
de ces rues sera bénéfique pour les faubourgs de BAB-EL-OUED
qui accueilleront presque toute la population de la " Marine ".
-------Les scaphandriers (pour revenir à
eux) y figuraient-ils? De ce que nous savons, seule se retrouvera dans
un immeuble " de la consolation " la famille PETROSINO, scaphandrier
déjà cité.
-------En parlant de croyance, dans ce domaine
pouvait-on dire que les scaphandriers partageaient les " pratiques
" de leurs amis marins-pêcheurs qu'ils côtoyaient sur
le port? Rien n'est moins sûr, malgré qu'il est commun de
dire que tous les marins.., sont croyants. Par contre, pour avoir assisté
bien souvent aux préparatifs d'une plongée, nous pouvons
affirmer que chaque fois, assis au milieu de sa barque avant que le "
bosco " le coiffe du lourd casque de cuivre, le scaphandrier se signait
d'un1arge " signe de croix" un peu comme le font aujourd'hui
beaucoup de joueurs de foot en entrant sur le terrain.
-------Mais avant que ne s'estompe l'activité
des quartiers de la Marine, il nous faut dire un mot sur les rassemblements
coutumiers du dimanche matin, regroupant presque toute la " Maistrance
" du port, dans les nombreux cafés et brasseries du pourtour
de la Place du Gouvernement.
-------Cafés, comme celui de l'hôtel
de la Régence ou ceux du " SUCCES "et du " PROGRES
" sous les arcades et les Grandes Brasseries (avec terrasses) comme
le " BORDEAUX " et surtout " LA BOURSE " bien proche
de la rampe dominant le port.
-------Ne pensez surtout pas que ces établissements
étaient des lieux de " beuveries ". Ils avaient une âme
et appartenaient au passé de notre ville voire même à
son patrimoine culturel. C'était aussi des lieux de rencontres
et de convivialité, suffisamment pour que Jean BRUNE écrive:
" Horace VERNET peignait les plafonds des grands cafés de
la place du Gouvernement où le Duc d'AUMALE trinquait avec YUSSUF,
CHASSERIAU dessinait pour les yeux d'Eugénie de MONTIJO, les admirables
perspectives des boulevards qui sont la rampe d'orchestre de la Ville-Théâtre.
"
-------C'était l'endroit du rendez-vous
avant midi le dimanche et les jours fériés de ceux que nous
désignons " maistrance du port " c'est-à-dire
Acconiers, Charpentiers, Scaphandriers, Maîtres et Armateurs de
pêche, Mandataires de la pêcherie, Chefs, Dockers, Pilotes
et Mécaniciens du service du Pilotage, Borneurs et autres employés
des Services du Port.
-------Ces hommes qui se retrouvaient ce
jour-là étaient les mêmes que nous pouvions rencontrer
en semaine " en bas la marine " la plupart revêtus d'un
" bleu de chauffe ", casquette sur la tête et bottes aux
pieds, quand ce n'était sur le pont d'un chalutier ou en "
calfat " sous un chaland ou alors à la barre d'une pilotine
ou bien émergeant de l'eau on tenue de scaphandrier.
-------Oui, ce sont eux que nous retrouvions
le dimanche, méconnaissables, " tirés à quatre
épingles ", costumes trois pièces (pour le gilet) allure
" altière ", visage bronzé et buriné par
le soleil et les embruns, coiffés d'un feutre (ou un canotier on
été) avec comme seul point d'orgueil la chaîne de
montre (en or) leur barrant le gilet.
-------Ce sont les souvenirs que nous conservons
de ces hommes, scaphandriers ou autres. Assis aux terrasses ou accoudés
aux comptoirs, dégustant une anisette ou l'été une
tisane glacée au goût de réglisse (spécialité
de la brasserie " la Bourse ") discutant entre eux du métier,
du temps, du port et de leur " gagne-pain " LA MER. Quoi qu'il
en soit, ils méritent l'hommage que nous devons leur rendre et
tout particulièrement aux scaphandriers.
L'uvre immense qu'ils contribuèrent à construire,
se matérialisa, hélas pour nous par la dernière vision
que nous emporterons en quittant ce très grand port si cher à
nos coeurs.
-------Et pour dire merci aux scaphandriers,
nous ajouterons à la célèbre citation de PLATON disant:
" Il y a trois sortes d'hommes: les vivants, les morts et ceux qui
vont sur la mer ".
-------Ces mots, " ET AUSSI CEUX QUI
VONT SOUS LA MER... "
Joseph PALOMBA
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