" QUAND LE "KAIROUAN" S'ÉBRANLA...
-----Sur la passerelle, nous apercevions
le commandant Miaille qui donnait ses ordres. Il est séant de rendre
hommage à ces hommes, qui, avec des moyens si mesurés, font
quotidiennement des miracles.
-----Le commandant Miaille n'expliquera jamais
comment il a pu se procurer en une heure plusieurs centaines de chaises
longues supplémentaires pour les 2.100 réfugiés qu'il
a conduits cette fois-là à Marseille, battant les records
de tous les bateaux de la ligne.
-----Nous étions entassés sur
le pont avant. Je m'attendais à des pleurs, une manifestation de
colère. Je m'attendais à les voir regarder les rivages d'Algérie
jusqu'à leur effacement dans l'horizon du sud.
Mais rien. Accoudés au bastingage, ils restaient immobiles. Ils
contemplaient l'écume.
-----Tous.
-----Il était là, Jacques Alliel,
fils d'Emile Alliel, tué en 1959 par les fellaghas à Bougie,
et neveu de Joseph Sadier, enlevé par les fellaghas sur la route
de Vialar à Orléansville le 4 mai 1962 et disparu depuis.
Il est riche de sa femme, de ses quatre enfants, de douze valises et colis,
et de 18.600 anciens francs.
-----Il y avait les Bitoun.
-----Il y avait Sauveur Safrani, magasinier
à l'établissement régional du matériel. Il
sauvait sa femme, ses deux enfants, et une photo de son frère tué
par les fellaghas le 27 mars 1962. Il avait 30.000 anciens francs.
-----II y avait Guy Follaes, 58 ans, chauffeur
à la Compagnie de Navigation Mixte, père de sept enfants.
Il a une cinquantaine de milliers d'anciens francs et ses permis de conduire.
-----Il y avait Jean Gaillot, 40 ans, huissier
au Gouvernement Général à Alger, accompagné
de son épouse et de deux enfants. II a quelques dizaines de milliers
d'anciens francs et d'élogieux certificats.
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-----Il y avait
Ahmed Sabri, harki, né le 30 juillet 1918 à Saint-Arnaud.
Il n'avait rien, celui-là. Ni colis, ni un tricot de rechange,
ni un sou. Il n'avait que sa Croix de guerre 39?45, sa Croix de la valeur
militaire, les textes de ses citations, ses papiers d'identité,
et un tatouage sur l'avant-bras droit, au bas d'une profonde blessure.
Le tatouage disait : "Souvenir du 4-12-1944" .
-----Eux, parmi deux mille vaincus sans défaite.
-----Ils ont tous été pris
en charge après leur débarquement à Marseille. Ils
ne mourront pas de faim. Ce ne seront pas des épaves. Ils sont
redescendus au bas de l'escalier, simplement.
-----Ils restaient silencieux, tandis que
le "Kairouan" gagnait le large. Leurs yeux et leurs âmes
ne se tournaient ni vers la métropole ni vers l'Algérie.
Le paquebot labourait la Méditerranée à 24 noeuds
de moyenne, et les réfugiés qu'il emmenait n'avaient pas
plus de certitude, désormais, que ces mouettes qui voltigeaient
autour des mâts.
-----Ils avaient les mains vides et le vide
dans le coeur. Ils ne savaient plus où était leur haine
et où était leur amour. Ils ne savaient plus où était
la patrie".
Serge Groussard
L'Aurore, 28 juin 1962
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