


Le Port d'Alger et son Histoire
Lorsque le voyageur arrive
pour la première fois à Alger, il est surpris par l'étendue
des quais et des bassins, le mouvement des navires et l'encombrement
des terre-pleins couverts de marchandises de toutes sortes, et tandis
que le bateau se hâte vers son mouillage, il ne peut cacher l'étonnement
que lui cause une telle prospérité, un tel débordement
d'activité et de vie dans une ville qu'il supposait à
peine née au commerce et dont l'effort prodigieux est inconnu
pour beaucoup.
Dans moins d'un siècle, la France a fait de sa conquête
une cité magnifique d'un essor commercial tel que depuis longtemps
déjà son port se classe, au point de vue tonnage, au deuxième
rang parmi tous ceux de la Métropole. Et la transformation de
ce qui fut en ce qui est, se trouve si considérable qu'elle serait
incroyable si l'Histoire n'était là pour nous la confirmer.
Il nous a donc paru intéressant, avant d'aborder l'étude
du port actuel, de décrire sommairement les origines d'Alger
et son existence à travers les siècles jusqu'à
nos jours. Ces notes historiques feront mieux comprendre combien fut
grande, dans un espace de quatre-vingt-trois ans à peine, l'action
française sur cette côte autrefois sauvage, inhospitalière
et redoutée.
Hercule, nous disent les légendes, parcourant les rivages de
l'Afrique dans sa marche vers l'Océan, fui séduit par
le charme de ce coin de terre, s'y reposa et le nomma, avant son départ,
Icosium, en souvenir des vingt fidèles compagnons qu'il y laissait
dans le but de construire un refuge et un lieu de repos (Icosium, du
grec vingt). Puis le silence se fait autour de la cité naissante
qui, ainsi que les peuples heureux, n'a pas d'histoire. Les Carthaginois
la découvrent et devinent de suite l'importance qu'elle peut
avoir dans leurs transactions. Elle fait dès lors partie, nous
dit Seylax (navigateur et géographe grec du temps de Darius 1er,
500 ans avant Jésus-Christ), dans son Périple de la Méditerranée,
des trois cents établissements ou comptoirs coloniaux qu'ils
ont semés sur les côtes d'Afrique, depuis la Syrie voisine
des Hespérides jusqu'aux colonnes d'Hercule.
La chute de Carthage cause sa ruine. Icosium végète, oubliée
au milieu des querelles qui s'élèvent entre les différents
généraux romains. Sa vie disparaît jusqu'à
l'arrivée de César. Vainqueur de Caton, de Scipion et
de leur allié, le numide Juba, César réorganise
toute l'Afrique du Nord. Il réunit la Numidie au domaine de Rome
et lui laisse un gouvernement particulier avec les rois Bocchus et Bagud,
qu'il place sous la direction du rapace prêteur Salluste. A la
mort de ces deux rois, survenue trente-deux ans avant Jésus-Christ,
leurs états reviennent au peuple romain et ne forment bientôt
plus qu'un royaume qu'Auguste confie à Juba II.
Époux de Sélène, fille d'Antoine et de Cléopâtre,
Juba choisit comme capitale l'antique Iol à laquelle il donne
le nom de Césarée (Cherchell), en mémoire des bienfaits
qu'il avait reçus de l'empereur romain. Durant les quarante-cinq
ans de son règne, Juba, d'esprit peu batailleur, tourna son activité
naturelle vers les arts et l'élude. Il embellit non seulement
Césarée, sa capitale, mais encore toutes les autres villes
voisines dont Icosium el Rusguniae, qu'Auguste, selon Pline,avait fondée
à l'Est de cette dernière, et dont il ne reste plus que
quelques ruines cachées sous les buissons de lentisques et de
palmiers nains ou disparus, un jour de cataclysme, sous les algues et
les flots de la mer gourmande.
AEdemon, affranchi de Ptolémée, cherche, quelques années
plus lard, à secouer le joug romain ; mais il est vaincu par
Lucius Paulinus et son successeur Hassidius Geta, généraux
de l'empereur Claude. La Mauritanie est alors divisée en deux
grandes provinces, la Mauritanie Tangitane (Maroc) et la Mauritanie
Césarienne (Oran-Alger). En l'an 13 de notre ère, Claude
élève Césarée et ensuite Icosium au rang
des colonies romaines.
Une multitude d'émigrés volontaires affluent d'Italie,
de l'Espagne et des Gaules dans les villes de la côte qui s'accroissent
et s'enrichissent. La Mauritanie Césarienne vit heureuse pendant
les règnes de Claude et de ses successeurs, jusqu'à l'avènement
du féroce Maximin dont les exactions et celles de ses généraux
rouvrent l'ère des révoltes. C'est aussi l'époque
de la première invasion des bandes errantes de Franks qui, après
avoir ravagé la Gaule et l'Espagne, envahissent l'Afrique, la
saccagent pendant douze ans et dont ils ne sont chassés que vers
l'an 297.
Cependant, depuis la fin du deuxième siècle, le Christianisme
s'était introduit en Afrique où ses progrès furent
rapides. Icosium voit sa prospérité grandir; elle a ses
évêques et devient une cité importante, commerçant
avec toutes les villes de la Méditerranée ; " Un
modeste embarcadère, nous dit M. Klein dans les feuillets d'El-Djezaïr,
un embryon de quai, quelques anneaux, quelques bornes d'amarrage, un
feu de bois brûlant la nuit au sommet d'une tourelle, voila, sans
doute, par quoi se complétait l'asile que trouvaient les liburnes
romaines, les galères africaines venant sur ce point prendre
les sacs de blé, les couffes de fruits, les outres d'huile, apportées
en ce lieu, à dos de chameau, des régions de l'intérieur.
"
Icosium suivra désormais dans l'Histoire la fortune de la Mauritanie
Césarienne jusqu'à l'invasion des Vandales. Appelé
par le comte romain Boniface, époux d'une de ses filles, Genséric,
le boiteux, réunit au pied du mont Calpé (Gibraltar),
ses hordes féroces qui viennent de mettre à feu et à
sang toute l'Espagne et se reposent au milieu des plaines fertiles et
riches de la Vandalousie (Andalousie). Ils sont là plus de 80,000.
Brusquement, ils traversent le détroit, pénètrent
sur cette terre d'Afrique, depuis longtemps convoitée, et, dans
une marche rapide, se dirigent vers Hippone et Carthage, semant la ruine
et la désolation sur leur passage, détruisant tout, massacrant
des populations entières et entraînant à leur suite
d'immenses peuplades à demi-sauvages, presque nues, sortant des
déserts et des forêts du Grand Allas, " pour assouvir
leur vengeance sur ceux (Romains on autres) qu'ils nommaient les usurpateurs
de leur terre natale ".
Icosium, celle petite fraction de cette vaste contrée tour à
tour désignée sous les noms de Numidie, Mauritanie ou
pays de Mohgreb, disparut dans la tourmente et cessa presque d'exister
sous les dominations gréco-byzantine, arabe et berbère.
Une peuplade misérable, d'origine berbère, l'occupe au
moment de l'invasion des Arabes et ceux-ci la nomment " El Djezaïr
Beni-Mezranna " (l'île des Beni-Mezranna), à cause
des îlots qui servent de refuge à cette tribu. C'est l'origine
du nom d'Alger.
Construit au milieu des mines de l'ancien Icosium, en face d'une traînée
de roches presqu'à fleur d'eau allant du rivage vers de plus
gros rochers, dont le principal, au moyen-âge; était connu
sous le nom de Stofla, El-Djezaïr, avait alors une importance bien
faible et son commerce était nul. La domination arabe lui donna
un regain d'existence et Bologguin, fils de Ziri, calife fatimide, essaya
de relever l'ancienne cité romaine.
En 935, Zecri ben Moussad, chef des Zecrites Sanhadjites, secouant la
suzeraineté des califes fatimides, en fit la capitale de sa principauté
qu'il agrandit bientôt en s'emparant de tout le territoire s'étendant
jusqu'à Tripoli. Un voyageur arabe visitant celle ville vers
cette époque, en fait la description suivante :
" Djezaïr Bèni-Mezranha est bati sur un golfe et entouré
d'une muraille. Il renferme un grand nombre de bazars et quelques sources
de bonne eau près de la mer. C'est à ces sources que les
habitants vont puiser l'eau qu'ils boivent. Dans les dépendances
de celle ville se trouvent des campagnes très étendues
et des montagnes habitées par plusieurs tribus de Berbères.
Les richesses principales des habitants se composent de troupeaux de
bufs et de moutons qui paissent dans les montagnes. Dans la mer,
en face de la ville, est une île où les habitants trouvent
un abri sûr quand ils sont menacés par leurs ennemis. "
Son commerce s'était augmenté et elle traitait en particulier
avec Gênes et Marseille. Jusqu'au XV° siècle elle eut
à lutter contre ses voisins, subit des révoltes nombreuses
et sa fortune sembla devoir sombrer à nouveau. Absorbée
successivement par le royaume de Bougie, puis par celui de Tlemcen,
elle reprit son ancienne supériorité à l'arrivée
des Maures (1492).
Chassés d'Espagne et devenus les plus implacables ennemis de
cette patrie qu'on les avait forcé d'abandonner, ceux-ci s'étendirent
sur toute la côte africaine et choisirent El-Djezaïr pour
en faire un centre de piraterie. C'est de ce port, bien faible et mauvais
abri cependant pour leurs galères, qu'ils entreprirent toutes
ces courses audacieuses dont eurent tant à souffrir d'abord les
côtes de la Péninsule Ibérique, puis toutes celles
de l'Europe méditerranéenne.
La prise de Bougie par les Espagnols, conduite par Pierre de Navarre,
jeta l'épouvante parmi les pirates algériens. Ils s'empressèrent
de faire leur soumission et envoyèrent à Valence, au roi
Ferdinand, des ambassadeurs chargés d'offrir des présents
et de promettre de ne plus armer en course.
Peu confiants dans ces promesses et pour obliger les Algériens
à les tenir, les Espagnols firent construire, en 1610, sur le
principal îlot, une grosse tour qu'ils dénommèrent
" El-Peñon (gros rocher) d'Argel ". Cette petite forteresse
fut armée de pièces de gros calibres et reçut une
garnison de deux cents hommes. Elle rendit la piraterie difficile et
les marins berbères n'eurent plus à leur disposition que
les petites plages de Bab-el-Oued et du Palmier, au pied du promontoire
où fut élevé plus tard le Fort BabAzoun et où
leurs barques, livrées aux intempéries, étaient
difficilement amenées sur la plage.
Dès lors, les annales d'El-Djezaïr se précisent et
son histoire complétera bien des fois celle des grands États
européens. Abattus un moment par les revers successifs et les
malheurs de toutes sortes que leurs entreprises de piraterie ont attiré
sur eux, les Algériens profitent de la mort de Ferdinand d'Espagne
pour secouer le joug qui les ruine. Ils font appel à l'aîné
des frères Baba-Aroudj ( Barberousse), mercenaires turcs au service
du Bev de Tunis et qu'un insuccès devant Bougie rend inactifs.
Celui-ci, devinant la fortune qui s'offre à lui, accepte avec
empressement ; il se fait précéder par un corps de douze
cents hommes dévoués à ses ordres (1516), marche
de son côté sur Cherchell, occupée par un de ses
compagnons de piraterie, Cara-Hassan, et, afin de ne rien laisser derrière
lui qui put l'entraver dans ses projets, l'attaque brusquement, s'en
empare et le fait décapiter, puis il entre dans le port d'Alger
avec dix-huit galères et trois navires chargés d'artillerie.
Pendant quelque temps, il s'astreint à dissimuler ses desseins,
gagne la confiance du cheik arabe Selim Enterny, gouverneur de la ville,
et, quand il croit ses projets assurés, le fait étrangler
et se déclare seul maître.
Tel fut le commencement de la domination turque et de la fondation de
l'odjeac d'Alger qui devint le siège de cette espèce de
république religieuse et militaire qui fut élevée
contre la chrétienté, comme Rhodes l'était depuis
un siècle contre l'islamisme, et qui, en quelques années,
envahit toutes les principautés qui l'avoisinent ; Mostaganem,
Médéa, Ténès, Tlemcen, Constantine reconnaissent
sa souveraineté ; Tunis lui est même un moment soumis,
et Alger finit par imposer son nom à tout le territoire qui s'étend
depuis Tabarque jusqu'à Miliana. Au dehors, le bruit de ses conquêtes
et l'influence de ses chefs se répandent avec non moins de rapidité.
Alger, à son berceau, est tour à tour l'auxiliaire ou
la terreur des États les plus puissants de l'Europe. En 1518,
le grand seigneur Sultan Selim daigne prendre Alger sous sa protection
; en 1534, Soliman, le conquérant de Belgrade, de Rhodes et de
la Hongrie, appelle à son aide le chef suprême de l'odjeac
et lui confie le commandement de ses flottes, pour l'opposer au plus
grand amiral de la chrétienté, à André Doria.
François Ier, dans son ardente soif de conquêtes, sollicite
à son tour l'appui de cet homme prodigieux, qui tient en échec
les marins de Venise, de Gênes et d'Espagne ; il paie 800,000
écus d'or le concours de Barberousse.
Les galères de France abaissent leur pavillon devant la capitane
de ce corsaire-roi. Toulon, Marseille l'accueillent dans leur port comme
un souverain, et le fils du duc de Vendôme, le comte d'Enghien,
se fait son lieutenant au siège de Nice. Les Espagnols, ennemis
naturels du nouvel État, voient trois fois leurs armes humiliées
devant Alger et Charles-Quint lui-même, vainqueur à Pavie
et à Tunis, est obligé de courber le front sous la fatalité
qui brise ses vaisseaux et jette l'épouvante parmi son armée.
N'est-ce pas plus qu'il n'en faut, pour l'illustration d'une république
de pirates à son début ? Cette période (1500-1541),
où se pressent tant d'événements majeurs, est sans
contredit la plus brillante et la plus remarquable de l'histoire d'Alger;
en moins d'un demi-siècle nous assisterons à la formation
de cet État, aux luttes les plus mémorables qu'il eut
à soutenir ainsi qu'à l'apogée de sa puissance.
Cependant, Khaïr-ed-Din avait succédé à son
frère Arouch, tué dans une expédition près
de Tlemcen. Son premier acte, après s'être attiré
l'affection de ses sujets par ses sévices contre les chrétiens,
fut d'offrir au sultan de Constantinople Sélim, l'hommage de
sa soumission. Il fut récompensé par le litre de Bey d'Alger
et recut un secours de deux mille hommes. L'échec de l'expédition
de Charles-Quint qui vit périr devant Alger, en face Mustapha,
vingt-six navires et quatre mille hommes engloutis par les flots, habilement
exploité, augmenta son autorité et lui permit, d'entreprendre
ses randonnées à travers la Méditerranée.
Ses longues absences manquent causer sa ruine ; des révoltes
se produisent, des ambitions se dévoilent. A la suite de l'attaque
d'un de ses vaisseaux rentrant au port, par les batteries de la marine,
Khaïr-rd-Din réunit ses forces, débarque à
Sidi-Ferruch et marche sur Alger, dont il s'empare facilement, puis
sur Cherchell. C'est alors qu'il conçut le projet d'attaquer
et de détruire le Peñon. Ne pouvant y réussir par
la ruse, il résolut d'en finir par la force. Le 5 mai 1530 (le
27, disent d'autres historiens), il fait avancer vers la forteresse
espagnole, défendue par Don Martin de Vargas, quarante-cinq navires
et, pendant dix jours consécutifs, jette dans le fort une grêle
de projectiles de toutes sortes.
A peine s'est-il emparé du Peñon qu'il songe à
assurer aux navires pirates non seulement un abri contre les incursions
possibles des chrétiens, mais aussi un refuge contre les tempêtes
fréquentes sur ce littoral. Il fait établir un appontement
au cap Matifou et avec les ruines de Rusguniae et celles du Peñon,
construit la digue qui porte actuellement son nom et réunit l'Îlot
de la marine à la terre, sur une longueur de plus de 200 mètres,
une largeur de 25 et une surélevation de 1m 50.
Au Sud de celle digue, il organise un port de trois hectares de superficie
avec une passe ouverte au Sud de 130 mètres de largeur. C'est
la darse actuelle (darse des Turcs) utilisée par la Marine de
guerre pour le mouillage des torpilleurs en station ou de passage à
Alger. Ce bassin constituait une grande amélioration mais il
ne pouvait cependant protéger plus de trois ou quatre bricks
et une trentaine de galères contre la grosse mer du large, sans
les soustraire au ressac produit par les tempêtes du Nord-Est
dont la violence brisait parfois les navires les uns contre les autres
ou contre les quais. C'est ce qui explique qu'en hiver la flotte algérienne
se réfugiait dans le port de Bougie, plus calme et mieux abrité.
Son successeur Hassan fit établir les premières batteries
sur cette jetée. En 1560, Sala-Reïs la consolida, du côté
de la pleine mer, par un amoncellement de roches afin de la préserver
contre les tempêtes. Ce n'est qu'en 1573 et sous Arab-Ahmed, que
furent construits le phare, une tour de surveillance, le parapet qui
entoura le Peñon et enfin le gros môle qui devait assurer
la tranquillité du port.
Nous ne suivrons pas plus longuement l'histoire d'Alger désormais
connue de tous et ces notes nous paraissent plus que suffisantes pour
montrer ce que furent cette ville et on port depuis les temps les plus
lointains jusqu'au moment de l'expédition française qui
devait amener la ruine de la piraterie et transformer si merveilleusement
toute celle région. Nous allons étudier les différentes
phases par lesquelles le port d'Alger est passé depuis cette
date jusqu'à nos jours.
PREMIÈRE PÉRIODE
LE PORT D'ALGER PENDANT LES PREMIÈRES ANNÉES DE L'OCCUPATION
Bâti en amphithéâtre, sur le versant oriental d'un
petit promontoire des derniers contreforts de l'Atlas, ce nid de pirates
présentait la forme d'un triangle dont la base s'appuyait à
la mer et dont le sommet se terminait à la citadelle de la Casbah.
Son enceinte avait un développement de 3,000 mètres.
La baie d'Alger n'offrait primitivement aucun abri assuré contre
les mauvais temps et les coups de vent venant du Nord et de l'Est. La
rade foraine, abritée par le cap Caxine. formait le meilleur
mouillage de la baie et les vaisseaux jetaient l'ancre à un mille
environ à l'Est du phare actuel de l'Amirauté, sur des
fonds vaseux, par 30 à 50 mètres de profondeur.
Avant la conquête, la ville proprement dite était séparée
de la mer par une falaise rocheuse de 10 à 20 mètres de
hauteur, battue en plein par la houle du large et sans abri pour les
bateaux. L'îlot de la Marine, nommé des " Beni-Mezranna
", permettait d'abriter tout au plus sept ou huit navires de faible
tonnage. Les vaisseaux d'un tonnage ordinaire ne pouvaient utiliser
que la rade foraine. Il était d'ailleurs reconnu que le "
port d'Alger " était le plus mauvais de la côte barbaresque,
réputation qui lui permettait de servir de repaire aux bâtiments
des corsaires.
C'est ainsi que, pendant la prise d'Alger, la flotte française
avait été maintenue au large par le mauvais temps et n'avait
pu aider l'armée. Le 6 juillet, cependant, vers midi, le vaisseau
" Provence " venait mouiller, le premier, sous les murs de
la ville, cependant que les autres bâtiments de l'armée
navale, partagés en deux divisions sous le commandement du contre-amiral
Rosamel et du capitaine de vaisseau Perrier, croisaient à l'Ouest
des baies de Sidi -Ferruch et d'Alger.
Il ne fut trouvé dans le port qu'une frégate et une corvette
hors de service, sept bricks ou goélettes et un certain nombre
de chebeks. I.a frégate et la goélette furent démolies
pour fournir du combustible aux soldats; quatre des bricks furent mis
en disponibilité et les chebeks furent utilisées pour
les communications entre le port et l'escadre. Trois cents pièces
de canon formaient l'armement du môle dont les fortifications
étaient bien plus importantes que celles de la Casbah.
Il fallut donc, dès les premiers jours de l'occupation, songer
d'abord à réparer les ouvrages négligés,
faute d'argent, depuis 1816, date du bombardement de ce refuge de pirates
par l'amiral anglais lord Exmouth, selon les résolutions prise
au Congrès de Vienne ; puis s'occuper de l'agrandissement de
la darse. On résolut, en 1837, de prolonger vers le Sud Sud-Ouest,
le môle construit par les Turcs au Sud de l'îlot de la Marine.
On procéda à ces travaux sans éludes approfondies
et sans but d'avenir. Une seule préoccupation existait : assurer
plus vite un refuge à nos vaisseaux. Ce môle fut ensuite
dévié vers l'Est, ce qui permit de couvrir une plus grande
nappe d'eau et sa convexité, très prolongée du
côté du large, provient des transformations successives
subies par le projet primitif et des hésitations du gouvernement,
résultant de l'incertitude dans laquelle on se trouvait, en France,
sur l'opportunité de la conservation de notre conquête.
Une violente campagne de presse fut menée pour obtenir l'abandon
définitif de l'Algérie, et peu s'en fallut qu'elle ne
réussit. L'ingénieur hydrographe Lieussou, bien qu'auteur
d'un des projets de création d'un port à Alger et inventeur
d'un port de commerce à établir au Nord de la jetée
Kaïr-etl-Din (dont nous parlerons plus tard), était loin
de prévoir l'importance que devait prendre la future capitale
algérienne. Aussi s'attachait-il, dans ses étude sur les
Ports d'Algérie, parues en 1850, à essayer de démontrer
qu'Alger ne saurait être qu'une capitale provisoire, que sa situation
ne ferait jamais un port de guerre et encore moins un port de commerce
important. Toutes ses préférences allaient vers Bougie
et il s'étendait avec complaisance sur les propriétés
commerciales et militaires de la baie de l'ancienne Salda des Romains
dont il voulait faire la ville principale de notre nouvelle conquête,
un port militaire de premier ordre et le grand port de transit entre
l'Europe et l'intérieur de l'Afrique. Nous ne suivrons pas M.
Lieussou dans ses projets qui furent heureusement rejetés par
les différentes commissions appelées à s'occuper
de ces questions.
Alger, par sa situation au centre de la colonie, devrait être
la préoccupation première de nos gouvernants et devenir
de ce fait le port principal. Les événements ont montré
combien grossières furent les erreurs de cet ingénieur
et d'une partie de la presse métropolitaine.
Les premiers travaux furent entrepris par l'ingénieur Noël,
qui fit d'abord étayer la jetée Kaïr-ed-Din. On s'occupa
ensuite de l'élévation d'un nouveau phare, dont le feu
brûla pour la première fois le 18 novembre 1834.
De nombreux projets furent alors proposés.
Citons en particulier ceux de M. Montluisant (1835), de MM. Rang, Poirel
(1837) et Garella (1838). Ils furent tous impitoyablement rejetés
le 15 avril 1839 par le Conseil général des Ponts et Chaussées
qui ne pouvait admettre, lui aussi, qu'il fut possible de créer
à Alger un port militaire, voire même un abri sérieux
pour les navires de commerce, dont on se préoccupait d'ailleurs
fort peu. tant on était hanté par la seule idée
qu'il fallait avant tout procurer un refuge à nos flottes de
guerre. Dominée de tous côtés par des hauteurs d'un
abord facile, Alger ne pouvait être qu'une mauvaise position militaire,
dont la meilleure défense résidait justement dans les
difficultés de débarquement d'une armée d'envahissement.
On admettait cependant que, grâce à sa situation en face
de Toulon, elle permettait de surveiller le passage entre les îles
Baléares et la côte d'Afrique et facilitait les relations
entre la France et le corps d'occupation.
Ce n'est qu'en 1840 que fut présenté, par l'ingénieur
Raffeneau de Lisle, le plan d'un port de guerre et de commerce réellement
intéressant, mais qui fut cependant repoussé comme trop
onéreux et trop grandiose, bien que, en réalité,
d'une envergure restreinte, puisqu'il n'offrait qu'une darse marchande
de vingt hectares, une darse militaire de seize hectares précédées
toutes deux d'un avant-port d'environ cinquante hectares de superficie.
Mais la dépense exigée pour l'exécution de ce projet
effraya le gouvernement et il fut question de supprimer la digue d'enceinte
partant de Bab-Azoun, ce qui permettait de resevrer lu possibilité
d'extensions futures du port vers l'Est. On eut aussi l'idée
de renoncer à la rade de l'avant-port, en supprimant le brise-lames
pour le remplacer, comme le proposait M. Bernard, inspecteur général
des Mines, par un prolongement du commencement de la jetée construite
depuis 1837 au Sud de " l'Îlot de la Marine ". Ce plan,
qui permettait d'utiliser les travaux entrepris par les Turcs et ceux
effectués depuis 1837, aurait donné, en peu d'années,
un port formé il est vrai, mais il faisait perdre toute possibilité
d'extension dans l'avenir. La commission du budget comprit cette situation
et rejeta cette transformation.
Désirant gagner du temps et surtout économiser de l'argent,
ayant en outre l'appréhension d'une guerre maritime, la Chambre
adopta le projet Bernard malgré les protestations de M. Raffeneau
et de la commission du budget. Pour appuyer sa protestation, M. Raffeneau
fit publier, le 20 mai 1842, un mémoire très intéressant.
Ce fut en pure perte.
Afin de provoquer la révision du projet Bernard, M. Lieussou
soumit, le 1er mars 1845, au commandant supérieur de la Marine
en Algérie, tout un contre-projet dont l'originalité consistait
dans la création d'un port marchand de quarante-cinq hectares
d'étendue au Nord de la jetée Kaïr-ed-Din, emplacement
auquel, jusqu'à ce jour, personne n'avait songé (partie
teintée en noir sur le plan des différents projets.. Le
port militaire, avec une surface de soixante-quinze hectares, restait
au Sud de cette jetée. Les deux bassins communiquaient entre
eux mais avaient des entrées différentes. M. Lieussou
estimait qu'il fallait d'abord organiser le port militaire qui, au besoin,
pouvait recevoir les navires marchands. La construction du port de commerce
viendrait ensuite. Sur les instances de l'amiral Rigodit, commandant
supérieur de la Marine en Algérie, le Ministre de la Guerre
autorisa, le 23 mars 1845, la Commission mixte, instituée à
Alger pour la surveillance des travaux du port, " à examiner
de nouveau le projet adopté en 1812 par le gouvernement et à
le modifier s'il y avait lieu ".
Cette Commission reconnut, à l'unanimité, l'insuffisance
du projet Bernard et, après étude du contre-projet Lieussou,
ne crut cependant pas devoir se prononcer sur la création d'un
port de commerce au Nord de la jetée Kaïr-ed-Din. Elle approuvait
cependant toutes les dispositions de ce contre-projet relatives au port
militaire, avec cette seule modification qu'elle agrandissait ce dernier
de. quinze hectares " en portant la digue d'enceinte parallèlement
à elle-même à cent mètres plus au large et
en prolongeant le môle Nord également de cent mètres,
de manière à conserver à la passe la même
orientation et la même largeur ". Celte modification, proposée
le 11 février 1846 par la Commission mixte, fut approuvée
en mai 1846 par le Conseil d'Amirauté.
Toutes sortes d'améliorations furent alors présentées,
tant par M. Bernard, que par l'ingénieur en chef Béguin
et la Commission mixte.
De toutes ces études et discussions naquit un plan définitif
qui fut adopté le 13 avril 1847 par le Conseil d'Amirauté
et le 1er juillet de la même année par le Conseil général
des Ponts et Chaussées. Il utilisait la rade du plan programme
en y ajoutant un port de quatre-vingt quinze hectares de superficie,
dont le tracé ne différait de celui adopté par
la Commission que par la longueur du môle Nord porté de
sept cents à neuf cents mètres.
DEUXIEME PÉRIODE
1847 A 1872
Pendant toutes ces discussions et ces propositions, les travaux se continuaient
lentement et en subissant les différentes modifications à
l'ordre du jouir. En 1849, le grand môle avait atteint une longueur
de cinq cent cinquante mètres sur les sept cents projetés.
En 1850, la nappe d'eau abritée était de trente hectares,
couverte à l'Ouest par la ville, au Nord par la jetée
Kaïr-ed-Din et l'îlot de la Marine, et à l'Est par
le brise-lames. Ce port ne pouvait encore contenir que trois ou quatre
vaisseaux, autant de frégates, douze vapeurs et cent navires
marchands. Les quais de rive, peu étendus, n'étaient pas
abordables pour les grands navires et le mouvement des marchandises,
entre la ville et le port, se faisait à dos d'hommes. En 1851,
la consécration de l'union douanière de la France et de
l'Algérie vint hâter la marche des travaux en cours, dont
l'urgence se faisait de plus en plus sentir devant l'essor considérable,
inattendu pour certains, pris déjà par la capitale algérienne.
Dès 1857, le port d'Alger se trouvait formé par deux jetées
d'un développement total de mille neuf cents mètres avec
une passe de trois cent cinquante mètres de largeur, ouverte
au Sud-Est. Le bassin ainsi abrité représentait quatre
vingt-dix hectares accessibles aux vaisseaux presque sur toute son étendue.
On parlait déjà de la " Roche-sans-Nom ", dont
la disparition devait permettre de loger dans le nouveau port vingt
vaisseaux, autant de frégates et trois cents navires marchands.
Tel qu'il se présentait alors, il suffisait pour abriter de la
grosse mer; mais, par gros temps, l'arrivée des vagues sur le
musoir produisait une forte houle qui se propageait à l'intérieur,
occasionnant sur les quais, dits de la Santé, un fort ressac
excessivement dangereux pour les navires.
Juchereau de Saint-Denys, attaché à l'état-major
du corps expéditionnaire, avait évalué, lors de
l'occupation d'Alger, les importations à 4,000,000 de francs
dont 1.210,000 provenaient de France, et les exportations à un
million, dont 650,000 francs pour notre pays. Cinq ans après,
c'est-à-dire en 1835, les importations et exportations s'élevaient
à 6,500,000 francs. Alger, qui comptait à peine 30,000
habitants au moment de la conquête, en avait 51,203 en 1845, et
la valeur des marchandises importées se chiffrait à 61,142,321
francs. Les navires entrés jaugeaient 206,963 tonneaux. C'était
le prélude de la prospérité future que fut obligé
de reconnaître l'ingénieur Lieussou, malgré son
parti-pris contre le port d'Alger et ses préférences pour
Bougie.
Le port, d'ailleurs, ne satisfaisait déjà plus aux exigences
du Commerce. Les quais étaient encombrés, les marchandises
y gisaient pèle-mêle et leur déplacement était
difficile. Il était impossible d'élargir les quais, limités
au Nord par les bâtiments de l'Amirauté, au Sud par la
baie de l'Agha et à l'Ouest par les boulevards.
Le 14 novembre 1872, le Conseil général des Ponts et Chaussées
posait le principe de l'agrandissement du port par l'établissement
de bassins successifs, ce qui permettrait une extension indéfinie
le long de la côte.
Ce principe, longtemps sans application, devait être pourtant
riche de conséquences, et il aboutit, après plus ou moins
de péripéties, il est vrai, à la construction de
l'arrière-port de l'Agha, première étape de l'agrandissement
vers l'Est.
TROISIÈME PÉRIODE
LES PROJETS EN COURS D'EXÉCUTION OU A L'ÉTUDE
Un premier projet fut alors présenté : celui de la construction
de l'arrière-ports de l'Agha.
Tout l'honneur de cette création revient à la Chambre
de Commerce d'Alger qui sut, par sa patience et sa persévérance,
mener à bien l'énorme entreprise.
C'est au début de l'année 1893 qu'elle reprit l'idée
émise en 1872 de créer de toutes pièces de nouveaux
bassins, et, dès le 10 mars de la même année, elle
adoptait un projet présenté par les ingénieurs
des Ponts et Chaussées pour la création de terre-pleins
dans la baie de l'Agha, et décidait, à l'unanimité
de ses membres, de demander la concession de ces terrains. La place
qui nous est accordée dans cette publication ne nous permet pas
d'exposer toute la série, fort longue mais intéressante,
des pourparlers qui furent engagés et des améliorations
qui survinrent pour l'exécution de ce projet. Disons seulement
que la construction d'un arrière-port dans la baie de l'Agha
et la concession de terrains et d'appontements à la Chambre de
Commerce d'Alger furent autorisés par la loi du 4 juillet 1897.
Le 14 juillet 1897, M. Cambon, alors gouverneur général
de l'Algérie, posait la première pierre du nouveau port.
Le 30 mars 1898 avait lieu l'adjudication des travaux qui échut
à MM. Denize et Marié, avec 31 % de rabais sur les prix
fixés. Ils commencèrent dès le 21 décembre
de la même année leur entreprise qu'ils terminèrent
vers la fin de 1904. La première étape de la construction
de l'arrière-port de l'Agha était terminée. Elle
laissait, comme constructions acquises, environ dix-huit hectares de
terre-pleins avec des murs, des quais et des égouts, une amorce
de jetée, longue de trois cents mètres, enracinée
au " Fort du Coude ", un môle de deux cent dix mètres
de long sur cent dix de large.
ÉLABORATION DE NOUVEAUX PROJETS
Ces travaux accomplis en appelaient d'autres. L'arrière-port
de l'Agha, s'il était resté ce que l'avait fait la loi
de 1897, n'eût pas été protégé et
les travaux terminés eussent été inutiles. Les
ingénieurs des Ponts el Chaussées étudièrent
donc un nouveau plan. Un projet de loi fut conçu, tendant à
l'achèvement de l'arrière-port.
Le nouveau projet fut déposé à la Chambre des députés
le 29 mars 1905 et présenté par MM. Bouvier, Gauthier,
Dubief et Étienne. En citant exactement quelques-uns des passages
de l'exposé des motifs, nous ferons connaître de la meilleure
façon les nouveaux travaux projetés :
" ... Depuis que les travaux ont été jugés
nécessaires, le trafic du port d'Alger a continué de s'accroître
considérablement. Le tonnage de jauge des navires, qui était,
en 1893, de 5,057,000 tonneaux, atteint, en 1903, 10,647,000 tonneaux.
Dans celle même période décennale, le trafic des
marchandises est passé de 925,000 tonnes à 1,911,000.
Il parait devoir s'augmenter prochainement d'une quantité notable
de minerais de fer.
... Les nécessités de la sécurité et les
besoins économiques du pays exigent donc l'achèvement
du premier bassin au Sud du port. Les travaux projetés comprennent
essentiellement : 1° Une jetée de 500 mètres, dont
300 en prolongement du premier alignement de 300 mètres déjà
existant, et une amorce de 200 mètres, un peu plus ouverte vers
le large, disposition commandée par la forme du rivage (l'angle
est de 15 degrés); 2° Un grand môle d'environ 550 mètres
de long et de 145 mètres de large, perpendiculaire au quai de
rive, et limitant le bassin dans la partie Sud, avec quais accostables
sur tout son pourtour, rues et voies ferrées ; 3° Deux jetées
secondaires de 80 mètres de long, dont l'une s'enracine au coude
de la jetée du large et l'autre prolonge l'extrémité
du môle. Entre les deux est ménagée une fosse de
100 mètres. Le nouveau bassin sera en eau parfaitement calme.
"
Les dépenses étaient évaluées à 8,200,000
francs. La Chambre de Commerce procurait un subside de 2,400,000 francs,
versé à litre de fonds de concours. La colonie avait à
fournir 5,800,000 francs qui devaient être pavés, partie
sur les fonds de l'emprunt de 5,000,000 de francs et partie sur les
crédits inscrits annuellement au budget de la colonie pour travaux
neufs des ports maritimes. Une loi du 19 juillet 1905 déclarait
ces travaux d'utilité publique. Quant à l'adjudication,
elle fut faite le 18 octobre 1905 pour les travaux dont le détail
est exposé plus haut, et en outre pour l'exécution de
dragages nécessaires à la mise à la profondeur
voulue des fonds, aux abords des quais du môle. La durée
normale des travaux, à partir du jour de la notification à
l'entrepreneur de l'approbation de l'adjudication, était fixée
à six ans.
Le nouveau bassin ainsi formé par les jetées et le grand
môle devait avoir une superficie de trente-cinq hectares environ.
Quant au môle à minerais (môle de l'Agha), situé
au milieu de ce bassin devenu insuffisant par suite de l'extension croissante
des exploitations minières de la région, sa longueur fut
portée de deux cents à trois cents mètres.
Cependant que ces travaux étaient en cours, d'autres projets
furent soumis à la Chambre de Commerce. En juillet 1905, fut
posée la question du prolongement de cent mètres du môle
de l'Agha, insuffisant à cause du développement progressif
des exploitations minières du département d'Alger.
Le 8 janvier 1908, le rapporteur de la Commission du Port exposait à
la Chambre de Commerce deux projets présentés par les
ingénieurs Boisnier et Coustolle et celui élaboré
par la Commission elle-même. Ce dernier comprenait le renforcement
et le prolongement de la jetée Nord, la construction de trois
môles (môle Al-Djefna, môle des Hangars-Abris et môle
Bab-Azouu), le déplacement des quais de rive entre les Hangars-Abris
et la Direction du Port de Commerce. La Chambre de Commerce adopta ce
rapport.
Le 15 juillet 1912, le grand môle de cinq cent cinquante mètres
était remis à la Chambre de Commerce; c'était reconnaître
l'achèvement des bassins de l'arrière-port de l'Agha.
Il ne s'agissait plus que d'obtenir des améliorations pour l'ancien
et le nouveau port, améliorations reconnues en cours des travaux
et en réalité de peu d'importance, en dehors de celle
de l'outillage dont l'augmentation était de première nécessité.
L'uvre accomplie qui valait, tant à la Chambre de Commerce
qu'au service des Ponts et Chaussées, les félicitations
de la Colonie entière, ne permettait pas cependant de la considérer
comme suffisante.
Elle n'était qu'un acheminement vers des projets de plus grande
envergure qui doivent doter Alger d'un port digne de la capitale de
l'Afrique du Nord, attirant vers lui, grâce aux voies ferrées
projetées, les produits non seulement de l'Algérie, mais
encore de tous nos territoires de l'extrême Sud et de nos colonies
du Centre africain. Ce sera l'application de l'idée émise
le 14 novembre 1872 dont nous avons parlé. Tout l'avenir du port
d'Alger est dans l'exécution de de projet. M. l'ingénieur
Coustolle avait déjà prévu, comme financièrement
possible, la création de ces nouveaux bassins en prolongement
de l'arrière-port, parce que les travaux s'accompagnent de la
création d'immenses terre-pleins concessibles et productifs,
par là, de revenus importants. Tel qu'il se présentait
alors, le port d'Alger se plaçait déjà le quatrième
pour l'effectif des marchandises dans le classement de tous les ports
de France et le second au point de vue de son tonnage.
L'arrière-port, qui venait d'être terminé, donnait
une surface liquide de trente-cinq hectares beaucoup plus calme que
celle de quatre-vingt-deux hectares, du vieux port d'Alger. La nappe
d'eau forme une large étendue libre entre les deux passes de
l'arrière-port et s'étend, du côté des terre-pleins,
dans deux bassins rectangulaires de deux cents mètres chacun,
destinés à faciliter les opérations commerciales,
La profondeur de l'arrière-port varie ; aux deux passes elle
atteint 12 à 13 mètres, à l'intérieur du
bassin 9 à 15 mètres et le long des quais 7 à 8
mètres.
Ces différents travaux oui donné au port de l'Agha 1,140
mètres de quais, dont 710 mètres environ accostables.
Le vieux port d'Alger ne possédait, jusqu'au moment où
fut démoli et réuni à la terre l'îlot Al-Djefna,
que 1,733 mètres de quais, mais aucun en eau profonde, ce qui
ne permettait de manipuler les marchandises qu'à l'aide de chalands
dont la grande quantité est à la fois un encombrement
et un obstacle aux évolutions rapides des navires. En raison
de la forme des navires modernes on a veillé à ce que
le parement de tous les murs de quais soit absolument vertical. On a
employé et on emploie encore pour la construction des jetées,
des blocs artificiels de types différents (de 15 à 25
mètres cubes) posés les uns sur les autres. Les fondations
sont constituées par des enrochements. Quant aux murs de quais,
pour des profondeurs de 10 mètres et 10 m 70, les blocs, faits
en ciment, ont de 70 à 92 mètres cubes.
Les terre-pleins du vieux port ont une superficie de 48,000 mètres
carrés; ceux faisant suite aux quais de l'arrière-port,
17 hectares et demi.
Les navires peuvent pénétrer dans l'arrière-port
de l'Agha, soit par la passe qui les met en communication avec le port
d'Alger, soit, par celle qui conduit directement de la haute mer à
l'intérieur du bassin.
Les entrées des deux ports d'Alger sont indiquées, en
dehors des feux réglementaires des passes, par le phare du cap
Caxine, situé à 10 kilomètres à l'Ouest
d'Alger (feu blanc à éclipse et d'une portée de
27 milles), puis par. le phare du cap Matifou, à l'Est (feu blanc
à éclats), enfin par le phare de l'Amirauté, situé
sur l'îlot de la Marine, à l'extrémité de
la jetée Kair-ed-Din (feu clignotant blanc et rouge). Sur le
massif de la Bouzaréah (407 mètres d'altitude) et au cap
Matifou, existent deux sémaphores qui transmettent, au service
du port les signaux faits par les navires au large.
La superficie occupée par les Hangars-Abris concédés
à la Chambre de Commerce et les services d'exploitation sont
de 6,900 mètres carrés.
Il existe deux formes de radoub : l'une de 139 mètres de longueur
sur 26 m 40 de largeur et 8 m 35 de tirant d'eau ; l'autre, de 82 mètres
sur 22 de largeur et 5 m 68 de tirant d'eau ; trois cales sèches
d'une longueur de 80 mètres environ, mais de largeur variable
(12, 30 et 40 mètres).
L'outillage comprend six grues fixes, une de la force de 3,000 kilos,
deux de 2,500, deux de 1,500 et une de 1,000 kilos. Mais cet outillage
est, absolument insuffisant et la Chambre de Commerce poursuit l'établissement
dans les deux ports de quatre grues électriques à portique
mobile sur rails (deux de la force de 3,000 kilos et deux de 1,500).
Elle projette aussi de munir le grand môle de vingt-quatre grues
électriques, dont vingt de 1,500 kilos et quatre de 3,000.
La Société Ch. Schiaffino et Cie compte, de son côté,
troisois pontons-grues de 10, 20 et 40 tonnes. Enfin, la Société
d'Embarquement a installé, par rétrocession de la Chambre
de Commerce, un titan transbordeur et une grue à portique actionnés
par l'électricité.
Le port possède, en outre, 449 chalands, 30 remorqueurs, 2 bateaux-citernes
et un matériel complet, de sauvetage, de renflouement et de protection
contre l'incendie des navires.
PROJET BUTAVAND
Dès 1907, M. Coustolle, inspecteur général des
Ponts et Chaussées, avait songé, pour l'amélioration
du port de l'Agha, à la création d'un autre bassin. Au
cours des travaux qui suivirent ce projet, il fut reconnu que cette
amélioration serait, bien vite insuffisante et qu'il fallait
de suite voir et faire grand. De nouvelles éludes fuient donc
entreprises et donnèrent naissance aux projets de l'ingénieur
en chef Gauckler et de l'ingénieur- Butavand. Ce dernier présentait
un avant-projet, réalisable en deux étapes, d'une magnifique
et grandiose conception. Il comportait : en première urgence,
la création d'un immense bassin abrité, au Sud du bassin
de l'Agha, en face le hameau Charles-Quint, et la construction d'un
avant-port ; en deuxième urgence, l'achèvement de l'avant-port,
la protection de son entrée, enfin la prolongation du bassin
Charles-Quint vers le Sud.
Le projet de M. Butavand, une fois exécuté, donnera au
port d'Alger 13 à 14 kilomètres de quais accostables et,
par la création d'un avant-port, permettra aux plus puissants
dreadnoughts d'évoluer facilement, de stationner et de se ravitailler
en nombre suffisant. N'oublions pas que le port d'Oran, qui fut choisi
ces années dernières comme point d'appui pour nos escadres,
ne semble pas avoir répondu aux exigences de sa destination et
que, tôt ou lard, Alger redeviendra le troisième point
d'appui ou de refuge de nos unités navales dans la Méditerranée.
Nous ne saurions mieux résumer et donner en même temps
une idée exacte de l'importance de ces travaux qu'en citant le
rapport présenté à la Chambre de Commerce d'Alger,
par sa Commission du Port, dans la séance du 19 juin 1912
" M. l'ingénieur Butavand indique que, dans l'ensemble,
le programme- des travaux présenté tend à faire
du port d'Alger un port, de premier ordre, selon, la formule de sir
William While (1903) : " Bientôt on ne considérera
plus comme port de premier ordre que ceux qui pourront, recevoir des
paquebots de 1,000 pieds (305 mètres)... "
Le principe- adopté consiste à créer, le long de
la côte, à la suite du bassin de l'Agha, un. terre-plein
d'une largeur moyenne de 450 mètres environ en établissant
un quai de rive par des fonds apparents de 6 à 7 mètres.
En avant de ce quai sont les bassins d'une largeur de 780 mètres
et d'une superficie de 140 hectares au total comme nappe d'eau. Des
môles sont branchés sur le quai de rive. Du côté
du large, les bassins seront limités par un môle de 100
mètres de largeur destiné au trafic des charbons réexportés
ou des minerais, permettant d'éloigner de la ville la manipulation
de ces matières.
La superficie des terre-pleins de rive créés, môles
non compris, est ainsi de 82 hectares pour la première urgence
et de 35 hectares pour la deuxième, soit au total 117 hectares.
En comprenant tous les môles on trouve, pour la première
étape, 115 hectares et 75 pour la deuxième, soit, pour
l'ensemble, 190 hectares.
Le premier bassin sera établi au droit du hameau Charles-Quint
et portera ce nom, perpétuant ainsi un souvenir célèbre
dans l'histoire d'Alger. Le prolongement vers le Sud sera situé
en face du Jardin d'Essai ou Jardin du Hamma el sera désigné
sous le nom de bassin du Hamma. Le port d'Alger comprendra donc :
L'ancien port ou bassin Bab-Azoun
L'arrière-port ou bassin de l'Agha
Le bassin Charles-Quint
Le bassin du Hamma
Sur le front des trois premiers bassins sera un avant-port limité
par deux jetées dont l'une prolonge la jetée Nord sur
850 mètres et dont, l'autre, à peu près parallèle
à la jetée Sud de l'ancien port, et à 800 mètres
au large de celle-ci, vient à la rencontre de la première
en ménageant une passe de 175 mètres. L'entrée
se présentera dans des conditions identiques à celles
de la passe Nord actuelle qui est classique. La superficie de l'avant-port
sera de 115 hectares environ.
L'ensemble des bassins Charles-Quint et du Hamma présentera sept
darses, avec 200 mètres de largeur et 550 mètres de longueur
maximum pour quatre d'entre elles. Elles laisseront entre l'about des
môles et le môle du large, une longueur de 270 mètres.
M. Butavand réserve la dernière darse du bassin du Hamma
à la création de grandes formes de radoub et l'installation
de tous les établissements nécessaires aux réparations.
Ajoutons que les môles séparant les différentes
darses doivent avoir 170 mètres de largeur. "
Telles sont, dans leurs grandes lignes, les propositions faites par
M. l'ingénieur Butavand. Malgré quelques transformations
proposées par M. l'ingénieur Gauckler, la Commission du
Port demanda à la Chambre de Commerce d'approuver en principe
l'avant-projet complet, tel qu'il était présenté.
Ce projet fut adopté à l'unanimité par la haute
assemblée algérienne et converti en délibération
qui fut transmise, dès le 29 juin 1912, à M. le Gouverneur
général de l'Algérie. De plus, la Commission nautique,
instituée le 20 septembre de la même année, adopta
à l'unanimité, après étude de la question,
sous réserves des quelques modifications suggérées
par M. l'ingénieur Gauckler, tout l'avant-projet Butavand, et
déclara, en outre qu'il n'y avait pas lieu d'établir de
distinction entre les travaux de première et deuxième
urgences ; que le projet constituait un tout et qu'il était nécessaire
de l'adopter tel qu'elle le préconisait, en l'exécutant
au fur et à mesure des besoins et des disponibilités.
L'avant-projet Butavand exigeait pour son exécution la somme
de cent trois millions. L'arrière-port de l'Agha avait demandé
dix-sept millions.
Le rapport de la commission nautique fut présenté à
la Chambre de Commerce le 20 novembre 1912. Celle-ci, après étude
et discussions, l'adopta à l'unanimité.
Sur les vives instances de M. Billiard, président de la Chambre
de Commerce, qui s'était rendu à Paris afin d'activer
la marche des formalités exigées pour l'adoption du projet
présenté, le Ministre de la Marine fit espérer
que son département entrerait pour une somme de huit millions
dans les dépenses prévues. Le Ministre des Travaux publics
promit à son tour qu'une commission technique serait envoyée
dans la capitale algérienne pour étudier le projet sur
place, afin d'éviter les pertes de temps considérables
occasionnées par les transmissions successives du dossier. Cette
commission arrivait à Alger le 19 décembre 1912, étudiait,
de suite les différents projets d'agrandissement qui lui furent
présentés, et visitait, les travaux en cours ains que
les emplacements des futurs bassins, et il n'est pas douteux que son
avis ne soit favorable.
Il eut été très intéressant de terminer
ce très rapide historique du port d'Alger par quelques statistiques
indiquant sa marche progressive ; de montrer l'importance qu'il prend
de jour en jour au point de vue du commerce et de préciser sa
situation comme port charbonnier, port de relâche et de tourisme.
Mais la place nous fait défaut et nous oblige à terminer
là cette élude. Heureux, s'il nous est permis d'écrire
un jour une page plus brillante etl d'assister aux riches moissons que
nous réserve l'avenir.