Alger, quelques plages de la côte
LES PLAGES par Charles Brouty
Afrique du nord illustrée du 14-8-1920 - Transmis par Francis Rambert

LES PLAGES

La toute puissance qui présida aux destinées de notre planète fut vraiment bien inspirée en plaçant près de tous les maux leur remède !

C'est en vertu de ce vieil axiome que l'humble voyageur assoiffé, au bord de la route ensoleillée, trouve toujours le mince filet d'eau claire et limpide qui étanchera sa soif ardente, et que par ces jours d'insupportable chaleur, le malheureux citadin qui souffre et cherche un coin où se soustraire aux ardeurs de la canicule rencontre, au sortir des rues de la cité, la plage... la chère plage... la plage ardemment souhaitée, où la brise marine tempère l'atmosphère étouffante de la ville.

Et de quelles actions de grâce, de quels hymnes de reconnaissance et de gratitude infinie ne devons-nous pas entourer les manifestations de cette divine providence, lorsque nous constatons avec quelle sagesse elle sut réglementer, sans aucun service d'ordre, l'accès des diverses plages de nos villes.

Avez-vous remarqué, aimable, lecteur, charmante lectrice, l'accord tacite régnant entre les mortels fréquentant les plages, cet accord qui fait que la noblesse des villes ne voisine jamais, au cours de ses ébats, avec la roture ou la marmaille grouillante et tapageuse des faubourgs?

Ici, c'est la plage aristocratique; plus loin, la plage familiale des rendez-vous bourgeois; plus loin encore, la plage mixte; enfin, plus loin, plus loin encore, la plage populaire où l'on se déshabille en plein vent, où les gosses poussent des hurlements inouïs à l'approche de la vague qui déferle.

Pénétrons, voulez-vous, dans l'enceinte qui garde jalousement l'accès de la plage chic?... Prenez garde de faire un faux pas, ne rougissez pas surtout, soutenez, avec une rare insolence, tous les regards fixés sur vous. S'il en était autrement nous aurions tôt fait de passer pour quelque intrus se fourvoyant dans un monde qui n'est pas le sien et. d'ironiques propos accueilleraient notre entrée.

*** La qualité médiocre des photos de cette page est celle de la revue. Nous sommes ici en 1920. Amélioration notable plus tard, dans les revues à venir. " Algeria " en particulier.
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mise sur site : mai 2021

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LES PLAGES

La toute puissance qui présida aux destinées de notre planète fut vraiment bien inspirée en plaçant près de tous les maux leur remède !

C'est en vertu de ce vieil axiome que l'humble voyageur assoiffé, au bord de la route ensoleillée, trouve toujours le mince filet d'eau claire et limpide qui étanchera sa soif ardente, et que par ces jours d'insupportable chaleur, le malheureux citadin qui souffre et cherche un coin où se soustraire aux ardeurs de la canicule rencontre, au sortir des rues de la cité, la plage... la chère plage... la plage ardemment souhaitée, où la brise marine tempère l'atmosphère étouffante de la ville.

Et de quelles actions de grâce, de quels hymnes de reconnaissance et de gratitude infinie ne devons-nous pas entourer les manifestations de cette divine providence, lorsque nous constatons avec quelle sagesse elle sut réglementer, sans aucun service d'ordre, l'accès des diverses plages de nos villes.

Avez-vous remarqué, aimable, lecteur, charmante lectrice, l'accord tacite régnant entre les mortels fréquentant les plages, cet accord qui fait que la noblesse des villes ne voisine jamais, au cours de ses ébats, avec la roture ou la marmaille grouillante et tapageuse des faubourgs?

Ici, c'est la plage aristocratique; plus loin, la plage familiale des rendez-vous bourgeois; plus loin encore, la plage mixte; enfin, plus loin, plus loin encore, la plage populaire où l'on se déshabille en plein vent, où les gosses poussent des hurlements inouïs à l'approche de la vague qui déferle.

Pénétrons, voulez-vous, dans l'enceinte qui garde jalousement l'accès de la plage chic?... Prenez garde de faire un faux pas, ne rougissez pas surtout, soutenez, avec une rare insolence, tous les regards fixés sur vous. S'il en était autrement nous aurions tôt fait de passer pour quelque intrus se fourvoyant dans un monde qui n'est pas le sien et. d'ironiques propos accueilleraient notre entrée.

Ne croyez point surtout, qu'on vienne ici pour se baigner... Vous commettriez une grave erreur ! Le bain n'est qu'un prétexte à la plage chic. La manière, s'il vous plaît, de prendre un véritable bain - un véritable bain, entre nous, c'est un bain où l'on s'amuse, où l'on plonge, où l'on file très loin au large - sans abîmer le teint délicat de votre chair, sans que vos blonds cheveux pâtissent, sans que tout votre corps mignon, enfin, soit soumis à une rude épreuve?

Aussi, peu de baigneurs fervents et convaincus ici, mais bien plutôt une élégante assemblée de snobs, aux gestes maniérés, à la mise excentrique : chemise à la Robespierre, flanelle et tennis pour les messieurs, jupes flottantes à rayures, jersey et grand col marin pour les dames.

Et tous ces gens, en aspirant des boissons glacées à l'aide d'un long chalumeau, ont l'air de souffrir beaucoup d'être là ; l'ennui, le morne ennui, le dégoût se lisent sur les visages. Ne croyez point cependant qu'ils règnent aussi dans tous les cœurs ; observez le petit Machin avec son air blasé... ce qu'il doit en dire de peu ordinaires, par dessus la table, à sa jeune et jolie compagne !

Observez encore : voyez-vous ces poitrines rentrantes, le teint pâle et aristocratique, les joues creuses de ceux qui fréquentent la plage, imaginez-vous les encore, tous ces buveurs de cocktail, dévolus de leurs vestons, où le tailleur réputé sut habilement glisser un rembourrage trompeur, et vous saurez alors pourquoi le jeune Machin, le petit Truc ou le grand Chose prennent un air superbe et dédaigneux lorsqu'ils parlent, on gens supérieurs, de la bêtise de ceux qui s'exhibent en public.

Mais passons à la plage des familles. Point d'infranchissables clôtures ici, souplement, au bord de l'eau, sur le sable, une double, rangée de chaises sur lesquelles, bien tranquillement, les parents attendent que leurs enfants sortent de l'onde. Et les mères s'extasient sur la beauté du fils de leurs voisines. A leur tour, celles-ci le leur rendent bien en détaillant tout, hautt les qualités de leur fille aînée... eh... eh... qui sait ?.. les deux enfants ne se déplaisent point, et ça pourrait bien finir par un mariage ! Les temps sont durs, il y a tant de jeunes filles à marier. Et des flirts, sans conséquence, s'ébauchent sous les yeux des parents attentifs. Au gré de la vague, là-bas sur le radeau, au faîte du rocher battu par la lame, le jeune homme " comme il faut " avoue ingénument à la jeune fille " très bien " le violent amour qu'il éprouve pour elle ; puis, le pied sur la rive, la présence des parents tempère l'aveu timidement risqué au large. On se sépare à regret, la poignée de main est bien un peu plus longue qu'elle ne devrait être. Mais bah ! ceux qui s'en sont aperçus n'en laissent rien paraître. Puis la brume tombe, il se fait tard, l'humidité est à craindre, c'est l'heure où les honnêtes gens rentrent chacun chez soi, et la plage des familles redevient déserte jusqu'au lendemain...

Nous ne ferons que passer, qu'effleurer la plage mixte. Ici c'est la plage où l'on ne s'ennuie pas. Employés de commerce, petits commis, vendeuses et midinettes s'y donnent rendez-vous, nagent, plongent avec ardeur, s'en vont très loin au large, passent des heures juchés sur des rochers et ne reviennent qu'à la brune.

Dans les cabines, côté hommes, des chants s'élèvent alors. Quelques voix bien timbrées clament une valse à la mode, et de l'autre côté, côté dames, les petites commises en se rhabillant écoutent, ravies, les chants de leurs amis.

Et tout ce monde enjoué, une fois rhabillé, se retrouve à la sortie et se dirige en un joyeux bras-dessus bras-dessous vers les rues de la ville où brille déjà, dans l'obscurité qui descend, la flamme papillotante du réverbère qu'on allume.

Nous voici enfin au terme de notre voyage. Vous le deviniez, n'est-ce pas? Ces cris, ces rires, ces appels vous faisaient prévoir un grand concours de population au bord de quelque plage dissimulée par le talus d'une quelconque voie ferrée. C'est la plage populaire !

Des femmes en cheveux, portant un nouveau-né au sein, sont réunies en rond et bavardent, " à bouche que veux-tu " tandis que derrière elles, les petits qui marchent à peine, cherchent en vain à grimper sur leurs épaules. Les plus grands sont à la mer ; leurs longues cuisses maigres et bronzées s'agitent, font jaillir l'eau sous leurs coups répétés. Des jurons, des mots lestes fusent dans l'air. Les petites filles n'ont pas les oreilles chastes ici ; leur vocabulaire, du reste, est aussi libre que celui des garçons et c'est entre groupes ennemis un échange de locutions et d'expressions pittoresques et imagées.

Quand l'heure de souper viendra, les gosses se rhabilleront, les pères qui étaient attablés au café voisin rejoindront les femmes et du fond des couffins on sortira les gobelets, la bouteille de vin, le morceau de pain espagnol, les soubressades et le poulet froid qui constitueront le repas du soir.

Puis, quand la lune montera dans le ciel et que son disque étincelant se peindra en larges traits d'argent sur la mer calmée, un beau jeune homme en costume d'ouvrier chantera, d'une voix claire et bien timbrée, quelque barcarolle napolitaine où l'on parle d'amour et de pêche...

Est-ce Pépéte le bien-aimé, Escargolette, ou l'illustre Cagayous lui-même ?..

La lune semble sourire aux rages sourdes des guitares.

CHARLES BROUTY.