LES PLAGES
La toute puissance qui
présida aux destinées de notre planète fut vraiment
bien inspirée en plaçant près de tous les maux
leur remède !
C'est en vertu de ce vieil axiome que l'humble voyageur assoiffé,
au bord de la route ensoleillée, trouve toujours le mince filet
d'eau claire et limpide qui étanchera sa soif ardente, et que
par ces jours d'insupportable chaleur, le malheureux citadin qui souffre
et cherche un coin où se soustraire aux ardeurs de la canicule
rencontre, au sortir des rues de la cité, la plage... la chère
plage... la plage ardemment souhaitée, où la brise marine
tempère l'atmosphère étouffante de la ville.
Et de quelles actions de grâce, de quels hymnes de reconnaissance
et de gratitude infinie ne devons-nous pas entourer les manifestations
de cette divine providence, lorsque nous constatons avec quelle sagesse
elle sut réglementer, sans aucun service d'ordre, l'accès
des diverses plages de nos villes.
Avez-vous remarqué, aimable, lecteur, charmante lectrice, l'accord
tacite régnant entre les mortels fréquentant les plages,
cet accord qui fait que la noblesse des villes ne voisine jamais, au
cours de ses ébats, avec la roture ou la marmaille grouillante
et tapageuse des faubourgs?
Ici, c'est la plage aristocratique; plus loin, la plage familiale des
rendez-vous bourgeois; plus loin encore, la plage mixte; enfin, plus
loin, plus loin encore, la plage populaire où l'on se déshabille
en plein vent, où les gosses poussent des hurlements inouïs
à l'approche de la vague qui déferle.
Pénétrons, voulez-vous, dans l'enceinte qui garde jalousement
l'accès de la plage chic?... Prenez garde de faire un faux pas,
ne rougissez pas surtout, soutenez, avec une rare insolence, tous les
regards fixés sur vous. S'il en était autrement nous aurions
tôt fait de passer pour quelque intrus se fourvoyant dans un monde
qui n'est pas le sien et. d'ironiques propos accueilleraient notre entrée.
Ne croyez point surtout, qu'on vienne ici pour se baigner... Vous commettriez
une grave erreur ! Le bain n'est qu'un prétexte à la plage
chic. La manière, s'il vous plaît, de prendre un véritable
bain - un véritable bain, entre nous, c'est un bain où
l'on s'amuse, où l'on plonge, où l'on file très
loin au large - sans abîmer le teint délicat de votre chair,
sans que vos blonds cheveux pâtissent, sans que tout votre corps
mignon, enfin, soit soumis à une rude épreuve?
Aussi, peu de baigneurs fervents et convaincus ici, mais bien plutôt
une élégante assemblée de snobs, aux gestes maniérés,
à la mise excentrique : chemise à la Robespierre, flanelle
et tennis pour les messieurs, jupes flottantes à rayures, jersey
et grand col marin pour les dames.
Et tous ces gens, en aspirant des boissons glacées à l'aide
d'un long chalumeau, ont l'air de souffrir beaucoup d'être là
; l'ennui, le morne ennui, le dégoût se lisent sur les
visages. Ne croyez point cependant qu'ils règnent aussi dans
tous les curs ; observez le petit Machin avec son air blasé...
ce qu'il doit en dire de peu ordinaires, par dessus la table, à
sa jeune et jolie compagne !
Observez encore : voyez-vous ces poitrines rentrantes, le teint pâle
et aristocratique, les joues creuses de ceux qui fréquentent
la plage, imaginez-vous les encore, tous ces buveurs de cocktail, dévolus
de leurs vestons, où le tailleur réputé sut habilement
glisser un rembourrage trompeur, et vous saurez alors pourquoi le jeune
Machin, le petit Truc ou le grand Chose prennent un air superbe et dédaigneux
lorsqu'ils parlent, on gens supérieurs, de la bêtise de
ceux qui s'exhibent en public.
Mais passons à la plage des familles. Point d'infranchissables
clôtures ici, souplement, au bord de l'eau, sur le sable, une
double, rangée de chaises sur lesquelles, bien tranquillement,
les parents attendent que leurs enfants sortent de l'onde. Et les mères
s'extasient sur la beauté du fils de leurs voisines. A leur tour,
celles-ci le leur rendent bien en détaillant tout, hautt les
qualités de leur fille aînée... eh... eh... qui
sait ?.. les deux enfants ne se déplaisent point, et ça
pourrait bien finir par un mariage ! Les temps sont durs, il y a tant
de jeunes filles à marier. Et des flirts, sans conséquence,
s'ébauchent sous les yeux des parents attentifs. Au gré
de la vague, là-bas sur le radeau, au faîte du rocher battu
par la lame, le jeune homme " comme il faut " avoue ingénument
à la jeune fille " très bien " le violent amour
qu'il éprouve pour elle ; puis, le pied sur la rive, la présence
des parents tempère l'aveu timidement risqué au large.
On se sépare à regret, la poignée de main est bien
un peu plus longue qu'elle ne devrait être. Mais bah ! ceux qui
s'en sont aperçus n'en laissent rien paraître. Puis la
brume tombe, il se fait tard, l'humidité est à craindre,
c'est l'heure où les honnêtes gens rentrent chacun chez
soi, et la plage des familles redevient déserte jusqu'au lendemain...
Nous ne ferons que passer, qu'effleurer la plage mixte. Ici c'est la
plage où l'on ne s'ennuie pas. Employés de commerce, petits
commis, vendeuses et midinettes s'y donnent rendez-vous, nagent, plongent
avec ardeur, s'en vont très loin au large, passent des heures
juchés sur des rochers et ne reviennent qu'à la brune.
Dans les cabines, côté hommes, des chants s'élèvent
alors. Quelques voix bien timbrées clament une valse à
la mode, et de l'autre côté, côté dames, les
petites commises en se rhabillant écoutent, ravies, les chants
de leurs amis.
Et tout ce monde enjoué, une fois rhabillé, se retrouve
à la sortie et se dirige en un joyeux bras-dessus bras-dessous
vers les rues de la ville où brille déjà, dans
l'obscurité qui descend, la flamme papillotante du réverbère
qu'on allume.
Nous voici enfin au terme de notre voyage. Vous le deviniez, n'est-ce
pas? Ces cris, ces rires, ces appels vous faisaient prévoir un
grand concours de population au bord de quelque plage dissimulée
par le talus d'une quelconque voie ferrée. C'est la plage populaire
!
Des femmes en cheveux, portant un nouveau-né au sein, sont réunies
en rond et bavardent, " à bouche que veux-tu " tandis
que derrière elles, les petits qui marchent à peine, cherchent
en vain à grimper sur leurs épaules. Les plus grands sont
à la mer ; leurs longues cuisses maigres et bronzées s'agitent,
font jaillir l'eau sous leurs coups répétés. Des
jurons, des mots lestes fusent dans l'air. Les petites filles n'ont
pas les oreilles chastes ici ; leur vocabulaire, du reste, est aussi
libre que celui des garçons et c'est entre groupes ennemis un
échange de locutions et d'expressions pittoresques et imagées.
Quand l'heure de souper viendra, les gosses se rhabilleront, les pères
qui étaient attablés au café voisin rejoindront
les femmes et du fond des couffins on sortira les gobelets, la bouteille
de vin, le morceau de pain espagnol, les soubressades et le poulet froid
qui constitueront le repas du soir.
Puis, quand la lune montera dans le ciel et que son disque étincelant
se peindra en larges traits d'argent sur la mer calmée, un beau
jeune homme en costume d'ouvrier chantera, d'une voix claire et bien
timbrée, quelque barcarolle napolitaine où l'on parle
d'amour et de pêche...
Est-ce Pépéte le bien-aimé, Escargolette, ou l'illustre
Cagayous lui-même ?..
La lune semble sourire aux rages sourdes des guitares.
CHARLES BROUTY.