Il y a peu de jours, une
animation sans précédent donnait aux abords de la place
du Gouvernement, déjà si houleuse en temps ordinaire,
une physionomie particulière.
Que se passait-il donc ?
J'en fus informé par la rumeur publique d'abord. Des avis contradictoires
étaient émis au sein de la foule.
« C'est un accident.
« Mais non, c'est un déménagement !
« Un déménagement ?
« Eh ! oui. on expulse tous les locataires de ce petit pâté
de maisons.
Les immeubles masquant l'Archevêché et la Cathédrale
étaient ainsi désignés.
« Mais pourquoi ?
« Il paraît que tout ca va tomber, c'est vermoulu,
percé, lézardé, enfin ça ne tient plus debout.
Dédaignant le pittoresque de ce changement de pénates
précipité et qui semblait à première vu3
déjà une nécessité, je fus aux renseignements
officiels.
« Mais il y a déjà longtemps nue ces masures
auraient dû être mises à bas. C'est un miracle qu'il
n'y ait pas eu à déplorer de catastrophe !
« Je ne pensais pas qu'il en fut ainsi.
« Si vous voulez bien vous en rendre compte par vous-même
?...
« Volontiers.
Me voilà donc enjambant des boiseries de portes arrachées
des cloisons, patnuzeant dans des platras, nu'une pluie fine linuéfie
lentement. Vision de démolition tout à fait normale jusqu'ici.
Voici maintenant un escalier tortueux et sombre dont les marches en
bois vermoulu fléchissent sous les pieds. Des odeurs de poussière
et de cafards, de vieux papiers et de plâtre humide se mélangent,
s'amalgament, donnant la nausée. Enfin, après être
passé entre des étais, me voici
derechef en pleine lumière, sur la terrasse. « Voyez
ceci...
Je regarde une sorte de grosse gouttière bien évidée.
Elle est en bois ; j'en puis juger par une poussière ténue
semblable aux déchets faits par les vers, et aussi par quelques
brindilles surnageant dans l'eau de pluie.
« C'est une poutre maîtresse...
Je demeure ébahi à cette révélation, car
ce bois en décrépitude complète ressemble davantage
à une pirogue creusée par des indigènes du centre
de l'Afrique qu'à une poutre destinée à porter
une terrasse de plusieurs tonnes.
Plus loin, il en est encore une, identique à la première
et jointe à celle-ci par des chevrons en aussi bel état.
« Mais alors ? qu'est-ce donc qui tenait la terrasse ?
Un geste évasif est la seule réponse et je dois me contenter
de ce point d'interrogation.
« Si cette pluie était tombée quelques jours
plus tôt, elle entraînait la terrasse qui, après
avoir pourfendu, enfoncé, pulvérisé les étages
au-dessous serait tout bonnement venue applatir les commerçants
du rez-de-chaussée avec leur clientèle.
Je frémis à l'idée d'une telle catastrophe et revois
un instant la fameuse maison de la rue des Consuls de sinistre mémoire.
Au-dessus de ma tête dans le chambranle d'une porte, un carré
de maçonnerie, détaché des boiseries, repose sur
deux angles. Je me sens mal à mon. aise et file avec rapidité
afin de m'ôter de dessous cette épée de Damoclès
d'un nouveau genre.
Il était temps en effet...
Les murs sont lézardés de partout, les terrasses percées
comme une écumoire, pleurent par des centaines d'yeux ; les carrelages
se boursouflent et craquent comme la peau d'un poulet qui rissole...
Et penser que les locataires crient au scandale parce qu'on a
encore trop attendu pour leur éviter la mort par l'écrasement
! Il a fallu des années et des années de procédure,
(les palabres interminables, enfin les forces de police pour les extraire
encore vivants d'une tombe certaine !»
Applaudissons donc sans réserve à une telle disparition
et souhaitons que de nombreuses autres suivent sans délai. Ainsi
verrons-nous des taudis infects et dangereux n'ayant aucun cachet pittoresque,
faire place à (les édifices indispensables, permettant
l'ouverture de rues larges et aérées. Pour le cas cité
ci-dessus, la vieille masure sera remplacée par un central téléphonique
automatique et la rue du Divan va se trouver élargie de quatre
mètres. Enfin !