PHILIPPEVILLE CITÉ MAJEURE
En 112 ans, Philippeville a surclassé Rusicade
Si Philippeville, en cent
douze ans, a surpassé en importance son aïeule Rusicade,
qui vécut cinq cents ans, cette prospérité n'est
pas un don gratuit ; elle ne fut pas spontanée. Née d'un
chaos de ruines causées par les hommes et les siècles,
la création " ex nihilo " de cette cité maïeure
de 80.000 âmes a demandé de durs efforts et de longs sacrifices,
avec beaucoup de volonté et beaucoup d'intelligence.
Il faut, comme je le fais, étudier l'Algérie page a page
et pas à pas, s'arrêter dans chaque village et dans chaque
ville du littoral et de l'intérieur des terres, comme dans chaque
oasis ; connaître ce qui était avant notre venue, pour
mesurer l'amplitude de l'uvre accomplie par la France.
Cela, insistons-y, à peine en plus d'un siècle, en moins
d'un siècle en certains cas, et malgré les trois guerres
qui ralentirent notre action.
L'uvre française
en Afrique égale et dépasse celle de Rome
Cette confrontation impose cette constatation : si belle et vaste que
fut l'action de Rome en ce pays, la nôtre, d'ores et déjà,
l'égale et la dépasse. Et si certains monuments laissés
par les Anciens : un cirque, un capitole, un forum, frappent l'imagination
et méritent l'admiration, ne soyons. pas les dupes de cette ostentation,
De multiples réalisations, moins spectaculaires mais plus humaines,
rachètent l'humilité de nos architectures. Un exemple
: l'importance actuelle de l'assistance sociale et de l'éducation
populaire.
Jamais nos archéologues ne nous ont signalé une ruine
de Maternité, d'Hôpital dans les cités antiques,
ni d'établissements scolaires, lesquels occupent tant de place
de nos jours en Algérie. Dans toutes les villes mortes exhumées,
on a reconnu une seule bibliothèque publique : celle de Timgad.
Et elle est grande comme ma chambre à coucher ! Et elle était
le don d'un citoyen à sa ville !
C'est beau, l'Arc de Triomphe silhouetté sur le vide immense
de l'horizon, mais la petite infirmerie d'une " mechta " de
l'Aurès, l'humble école de Kabylie et l'auto sanitaire
qui va soigner les trachomes des oasiens du Sud sont bien plus belles
encore !
Admirons l'uvre de Rome, admirable pour son temps, mais sachons
que la notre ne lui est pas inférieure. Moins monumentale et
moins orgueilleuse, elle a plus d'âme et plus de cur, elle
est plus vraie et plus humaine. En bref, elle est chrétienne.
Et cela nonobstant les défaillances de détail que je n'ai
pas l'hypocrisie de minimiser ni de nier, ce qui ne les supprimerait
pas. Ici encore, elle est humaine. '
Paludisme, tempêtes,
choléra, tremblement de terre
La première construction française à Philippeville,
ce fut un hôpital, ce que Rusicade n'avait jamais connu. Car si
Rome édifiait des temples à Esculape, le dieu de la Santé,
elle lui laissait le soin de guérir les malades ! Dès
notre installation, le paludisme décima nos troupiers, par suite
du voisinage des malais adjacents infestés d'anophèles.
C'est alors que fut construite la première infirmerie.
Les fiévreux centuplèrent lorsque l'on entreprit l'assèchement
des marécages issus des divagations des oueds Saf-Saf et Zéramna
et la création des villages de Jemmapes, El-Arouch, Gastonville,
Saint-Antoine, Valée..., en sorte que les pionniers venus pour
féconder les terres y laissèrent leurs squelettes, et
que leur contingent - comme dans la Mitidja - fut plusieurs fois renouvelé.
La terre n'était pas seule à se déclarer hostile
à notre établissement.
La mer elle-même se ligua contre nous. En 1842, une tempête
si sauvage se décharna que, sur les trente et un navires qui
se trouvaient ancrés dans la rade de Stora, vingt-
huit furent fracassés et jetés à la côte.
En 45, récidive : vingt-deux batiments sont de nouveau détruits.
Quatre ans plus tard, en,1849, l'année de l'installation du premier
sous-préfet, ce fut le choléra, suivi d'un tremblement
de terre. Tout ce qui était debout fut renversé d'un coup,
y compris le clocher à peine achevé de l'église.
Parmi les habitants, ce fut une hécatombe : " Il ne restait
plus personne ", a écrit Ledermann, un annaliste local.
Il exagère, puisque cette même année 1849. lorsque
le
duc d'Orléans visita Philippeville,aprés le passage des
Portes de Fer, il y avait pour l'accueillir 4.000 habitants civils,
Le triomphe de la vie
Comme le clamera Déroulède après 1870 :
La mort n'est rien ; vive la tombe ! Si le pays en sort vivant.
Malgré les fléaux, les désastres, les sinistres,
Philippeville continue. On comble le ravin du cimetière des éléphants
qui occupait l'emplacement du boulevard Clemenceau ; on restaure les
citernes cimentées par les Romains pour l'alimentation de la
ville ; on bâtit des casernes ; on remet en état l'antique
route impériale de Rusicade à Cirta et ouvre celle de
Collo ; on améliore le petit port de Stora ; on entoure la ville
d'un rempart ; on plante des arbres... Et, en 1864, la population s'élève
à 10.304 habitants : en quinze ans, elle a plus que doublé.
Et elle continuera sans jamais ralentir.
Une date faste : en 1865, Napoléon III débarque à
Philippeville, d'où il se rend à Constantine.
J'ai oublié d'indiquer dès 1845, la naissance de la première
gazette locale : " le Courrier de Philippeville ", que remplacera
le " Saf-Saf ", enfin le " Zéramna ".
Une cité claire
et gaie
En 1952, Philippeville est une ville moderne, claire et gaie, vivante
et saine, avec des immeubles gratte-ciel, de belles rues à arcades,
de fastueux magasins, des faubourgs animés, des avenues ombragées,
des plages populeuses, de grandes écoles, un vrai forum enfin,
qui est cette place de Marqué sous laquelle est ensevelie la
fontaine ornementale dont je parlais mardi dernier, que l'on a remplacée
par un kiosque à musique, l'inéluctable " ornement
" de toute sous-préfecture...
Surélevée, vaste, bien éclairée, cette place
d'où l'on voit la mer, est le rendez-vous de toute la jeunesse
du pays. Belle Jeunesse, vigoureuse et joyeuse, qui est le gage que
Philippeville n'a pas fini de croître ni de nous émerveiller.
Une seule chose manque encore à la cité de Louis-Philippe
: un hôtel de tourisme, c'est-a-dire confortable, sans tapage
ni odeurs
Deux chefs-d'uvre
d'architecture
J'ai réservé deux bâtiments officiels : la Gare
et l'Hôtel de Ville, dont la double présence, pimpante
sous le ciel bleu et la lumière ambrée, fait regretter
que le fameux " style Jonnart " (celui de la Poste et de la
Préfecture d'Alger) ne soit pas généralisé,
car quoi qu'en pensent certains esthètes, il est encore ce qui
existe de plus plaisant en Algérie, celui qui s'harmonise le
mieux au décor de nature..
L'Hôtel de Ville surtout est un joyau d'architecture. J'ai eu
la chance, à. deux reprises, de faire une conférence dans
sa salle des mariages.
Toute lambrissée de marbre et plafonnée de stuc, on se
croit l'hôte de Boabdil ou de Haroum-t-Rhachid.
Le cabinet du maire est une autre merveille. Lui aussi, miroite de marbres
numidiques extraits du Fil-Fila, et l'ancien maire, le sénateur
Paul Cuttoli, père de ce monument
et de la cité nouvelle, y règne en effigie, cependant
que son successeur, M. le colonel Cordina, directeur de la Compagnie
de navigation mixte, est attentif et zélé à poursuivre
son uvre. Lourde tâche, chacun le sait, mais dont M. Cordina,
homme d'expérience et de conscience, de cur aussi - et
qui fait oraison - s'acquitte exemplairement.
Le Syndicat d'initiative
dans un écrin de marbre
J'aurai garde d'omettre le Syndicat d'Initiative, qui intéresse
directement les lecteurs de cette chronique. Il est là, attenant
à la maison commune et du même style
radieux. Ici comme là, tout chatoie, sourit, et resplendit. Nous
sommes dans un écrin, j'allais écrire un tabernacle, de
céramique et de marbre aux coloris chauds et gais. Instinctivement
la main s'appuie à cette noble matière, rendue plus précieuse
encore par un travail d'ornemaniste qui l'a ciselée et guillochée,
gaufrée et vermiculée. L'impression d'intimité
est si douce et impérieuse que l'on voudrait ne plus partir.
S'asseoir là et songer, respirer ce jardin persan en contre-bas,
et oublier les hommes dans un émerveillement des yeux et de l'esprit...
Dans ce décor de féerie, nous devions rencontrer une fée.
La voici, en la personne de la Présidente de l'Essi, Mme Paul
Bianco, dont la grâce et l'avenance ajoutent aux
sortilèges de ce cadre enchanteur.
Promenades périphériques
Dans la périphérie les promenades ne manquent pas, à
pied, en voiture, en bateau. Ma préférée est Stora,
germe, comme. je l'ai dit, de Rusicade et Philippeville, et dont l'histoire
est plus vieille que l'Histoire. Dominée par la Montagne des
Singes toute verte de fourrés, sa route en corniche est d'une
prenante poésie. Village de pêcheurs
comme on n'en voit plus guère, j'aime ses barques coloriées,
ses remailleurs de filets et cette odeur complexe et salubre de "
marine " qui excite l'appétit. Heureusement. il y a la "
Voûte Romaine ", restaurant réputé et qui mérite
de l'être, où les meilleurs poissons avec les meilleurs
vins vont nous être servis.
Outre le Fil-Fila et sa carrière de marbre, il y a le Saf-Saf,
le " Thapsa flumen " antique, dont les hautes eaux et les
berges feuillues rappellent les bords de la Marne Regrettons toutefois
qu'un pont à superstructure agressive fasse une macule sur cette
image.
A proximité - comme à Biskra - il y a le Jardin Landon,
créé par le même comte Landon de Longeville, et
qui est, comme son pendant du Sud. une oasis exotique, ce qui, ici,
contraste avec le paysage, plus sahélien que saharien. Et cette
opposition ajoute à sa beauté.
Philippeville cité
intellectuelle
Un autre attrait de Philippeville et un autre mérite, c'est d'être
un centre culturel riche en amateurs d'art et de littérature,
mème d'écrivains authentiques, qui ont
fourni des uvres qui prouvent qu'ils auraient pu faire une carrière
littéraire.
En premier lieu je citerai la doyenne, Mme Anna Colnat, dont le roman
" Virginie Duparc ", paru vers 1935, à la saveur croustilleuse
de " l'Hôtel du Sersou " de Truphémus.
uvres de force inspirées par la réalité algérienne,
ces deux livres méritaient d'obtenir le prix Goncourt.
Est-ce pour cela qu'ils n'eurent pas celui de l'A1gérie?
Me Paul Blanco, bâtonnier du conseil de l'Ordre des avocats, auteur
de l'" Homme sans Joie ", est d'une autre planète.
Subtil et nuancé, morbide un peu, sentimental ironique
et blasé, il est de la lignée de Baudelaire et de Jules
Laforgue. On m'annonce qu'il prépare un roman du conflit spirituel
africain : " Le Signe de Tanit ". Tous ses amis l'attendent
avec une impatience affectueuse. .
Un best-seller algérien
: Jean Simonet
Maintenant, le benjamin, qui n'est pas le moins doué, surtout
le moins fécond, M. Jean Simonet, que la grande presse, qui le
découvrit récemment, qualifia à coups de cymbales
et d'olifant : " le best-seller inconnu ".
- J'ai écrit cinquante-deux romans, m'a confié Jean Simonet
: d'amour, d'aventures, d'espionnage et policiers, de 4.000 à
8.000 lignes. J'en suis donc à deux millions et demi d'exemplaires
publiés.
J'admire en bloc. car une telle fécondité est une manière
de génie, et l'Algérie posséderait en Simonet son
Simenon, son Pierre Benoit et son Caldwel, son Gardener et son Bernard
Shaw, si M. Simonet consentait à plus d'exigence. Je le voudrais
plus ambitieux. Préférant personnellement Mérimée
à Dekobra et Gide à Decourcelle, je lui reproche de préférer
la quantité à la qualité, le pinard épais
au cru d'origine,
le quartz au diamant. Je voudrais que sa devise fût " Pauca,
sed bona " : peu, mais bon. Hélas! J'ai beau lui rappeler
cette vérité éternelle: " le temps ne respecte
pas
ce qui se fait sans lui " et le vers de Leconte de l'Isle :
Qu'est-ce que tout cela qui n'est pas l'[éternel ?
il se refuse jovialement à l'idéal de perfection qui tyrannise
et stérilise.
J'ajoute que Simonet est trop intelligent pour être enflé
par ses sucrés faciles. " Je ne me fais, sur mes uvres,
aucune illusion. me dit-il. Mais puisque les éditera les vendent,
je continue. " Et comme il est sympathique et qu'il plaît,
on l'a vu, à des millions de lecteurs, on l'excuse de continuer...
Parmi les Philippevillois qui tiennent la plume ou l'ont tenue, je n'ai
pas le droit de taire l'historien Charles Féraud,(Laurent-Charles
Féraud né le 5 février 1829 à Nice et mort
le 19 décembre 1888 au Maroc, est un arabisant français.
Impliqué comme interprète dans la colonisation militaire
de lAlgérie puis diplomate, il est considéré
comme un référent historique important du Constantinois).
auteur abusivement pillé de nombreuses, précieuses et
probes monographies sur tout le Constantinois ; Fenek, qui pieusement
transcrivit les " Acta diurna ", fastes et tragiques, de la
Cité naissante ; Ledermann enfin, auteur d'un compendium sur
" Philippeville et ses environs " plein d'enseignements et
de renseignements, dans lequel j'ai moi-même abondamment puisé.
Un proviseur stimulateur
Je termine cet aperçu de la vie intellectuelle à Philippeville,
trop succinct à mon goût, mais que la nécessité
me contraint à réduire, en signalant l'action féconde
de M.
Vialla, proviseur du lycée Luciani, qui est le stimulateur écouté
et révéré de maints cercles d'études et
groupements artistiques, tels que " l'Association Guillaume Budé
" (laquelle me fit l'honneur de patronner ma dernière conférence)
et " le Ciné-Club ". Enfin, en dépit de ses
fonctions ardues, M. Vialla, dont la bienveillance est inusable, trouve
toujours le loisir d'accueillir dans son bureau, avec une courtoisie
qui rassure les plus timides, les pèlerins de la Poésie,
de la Nature et de l'Art qui viennent heurter son huis.
J'ajoute que M. Fernand. Grech, candidat perpétuel à l'Académie
française, est né à Philippeville. Pierre Blanchard,
le comédien, aussi, et aussi noire ami et confrère Edmond
Brua, poète du " Cur à l'école "
et de " Souvenirs de la Planète " lequel, me dit Jean
Simonet, " a sucé le lait des chèvres du Béni-Melek
! "
Que de titres - et j'en passe - à notre reconnaissance !