ORAN

Oran et son village négre
Texte de Jean-Marc Laboulbène
Texte issu , avec autorisation, de la revue n° 87, juin 2016, "A.F.N. Collections"
http://afn.collections.free.fr/pages/bulletin.html

Les illustrations de ce texte sont extraites de la revue.
mise sur site: septembre 2016

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Oran et son village Négre
Jean-Marc Laboulbène

Appellation du Village Nègre

Pourquoi, et quand, le " Village des Djalis " est-il devenu dans le langage quotidien le " Village Nègre " ? On pourra trouver ci-dessous un essai de réponse.

A l'arrivée des Français, une grande partie des indigènes étaient noire, la population était composée d'une part par des " Gnaouas ", provenant comme leur nom l'indique du Ghana, et que l'on rencontrait un peu partout, jouant de la musique avec une flûte aigre accompagnée de grandes castagnettes métalliques à double tympan : les crotales ou karkabous. Les arabes provenant des tribus des Douairs et Zmélas étaient aussi très hâlés, en tous cas, en comparaison avec la peau blanche des Français, ce qui explique la méprise. Et enfin, les arabes avaient des esclaves qui étaient nègres.

En ce qui concerne l'appellation du village, on trouve dans les journaux de 1847, soit très peu de temps après la création du village en février 1 845, par le Général de Lamoricière, la mention de " Village Nègre " dans des comptes-rendus de conseils municipaux.

La question de l'esclavage se posa, comme dans toute l'Algérie, à la suite d'un décret relatif son abolition, promulgué le 4 août 1848 par le gouvernement provisoire.

A Oran, la police reçut l'ordre de faire le recensement des nègres esclaves qui existaient dans la commune. "Aussi, le citoyen commissaire du 2ème arrondissement, accompagné de son interprète, est allé au Village pour prendre les noms de tous ces malheureux ". (Echo d'Oran du 18 novembre 1848)

Le Village Nègre et le marché Sidi-Okba

Après l'occupation d'Oran en 1831, l'une des premières mesures de l'administration coloniale française fut de faire raser toutes les habitations et autres masures qui masquaient la vue du côté de l'Est : entre le Château-Neuf et le fort Saint-Philippe. On fit de même par la suite pour tous les gourbis qui, du côté de Ras-el-Aïn, pouvaient favoriser des embuscades et permettre à des assaillants de se glisser jusqu'aux remparts de la ville. En 1845, le Général Lamoricière voulut débarrasser les abords de la place Kléber des tentes et des habitations indigènes, car considérée comme quartier européen. Il fixa alors cette masse flottante, originaire des tribus des Z'mala, Douaïr et Ghraba, ainsi que de gens de couleur et créa par ordonnance du 20 janvier 1845, un village indigène sur un emplacement revendiqué par les Domaines, entre la lunette Saint-André, le cimetière juif et le cimetière Sidi Bachir. Ce fut le " village des Djalis " ou des " Étrangers ", que l'on appellera par la suite, assez improprement d'ailleurs, Village Nègre et actuellement " Medina Jdida " ou Ville Nouvelle.

Ce village avait un statut particulier car il était resté sous l'autorité militaire. Ses habitants n'étaient donc pas assujettis aux impôts locaux. La municipalité s'en émut et ce fut l'objet de plusieurs délibérations municipales :

- Le 23 janvier 1849, M. Péraldi propose que les bouchers du village nègre soient tenus de venir abattre dans l'abattoir d'Oran. M. Jonquier déclare que puisque les habitants de ce village ont voté aux élections du conseil municipal, ils doivent supporter leur part des charges de la municipalité.

- Le 28 janvier 1849, M. Ramoger déclare : Attendu que le village nègre a voté aux dernières élections, je propose que ce village soit considéré comme faisant partie de la commune d'Oran, et que le pouvoir militaire soit déchu de son autorité.

Pendant longtemps, ce village a constitué le principal moyen d'agglomération des musulmans oranais, et son principal centre de la vie était le Marché Sidi-Okba et l'esplanade de la " Tahtaha ".

Dans ce souk mi - oriental, mi - occidental, tous les jours, la population faisait son marché, aimant particulièrement faire les " courses " en plein air. Ce n'est pas que les produits y étaient moins chers ou plus frais, mais tout simplement parce qu'il y flottait un air de fête.

Un spectacle se jouait de chaque côté des étals des bouchers...

Dès l'aube, camions, camionnettes et charrettes, abondamment et lourdement chargés, investissaient les rues et les places alentours. A chacun son emplacement, à chacun son bout de trottoir, quasi immuables. Les autres commerçants, ambulants ou sédentaires s'organisaient.
Sous un apparent désordre au parfum de liberté, se cachait une savante organisation. Le marchand mettait son étal en scène, jouait avec les couleurs, la profusion. Il n'y avait pas d'espace vide. Tout était à portée du regard, de main et du nez...
Tomates, aubergines, oignons, laitues, haricots, piments, citrons, abricots, dressés en pyramides, évoquaient une nature peu avare de ses charmes... Plaisir de exotisme des épices. Et puis, au marché, on cherchait toujours les beaux légumes, les fruits savoureux, les poulets fermiers, le délicat agneau nourri au " thym ", le poisson frais... En rentrant chez soi, le panier garni, on avait le sentiment de ramener du bien-être, une tranche de bonheur.
On flânait, on soupesait, on bavardait, on s'apostrophait. Même entre inconnus, les marchands plaisantaient... Le temps s'écoulait, léger, festif, comme au théâtre... Sauf qu'au marché, tout le monde est à la fois auteur, acteur et spectateur.

On marchandait ou on faisait semblant. Personne n'y gagnait, personne n'y perdait. Ici, le ronron quotidien du gitan ambulant, un énorme ciseau entre les mains, prêt à coiffer un chien ou un baudet. Tout ce monde bigarré offrait l'illusion de miettes de rêve, d'une sociabilité retrouvée.
Le marché Sidi-Okba, dans les années cinquante, avait un air de fête.

Ballade dans les rues du Village Nègre

A partir du Boulevard Joffre, suivons le Boulevard Joseph Andrieu par lequel, au-delà des casernes du Train, nous pénétrons dans le village Nègre. Une vie particulière anime ce quartier avec ses nombreux petits magasins groupés à peu près par rues selon leurs activités : marchands d'articles indigènes, brodeurs, fabricants de couvertures, savetiers, tailleurs, bijoutiers, gargotiers, fripiers, torréfacteurs, coiffeurs, pâtissiers, boulangers, cafés maures, bains maures, marchands de céréales, moulins de mouture indigène, grandes minoteries modernes.

La double voie Rue Yussuf - Boulevard Joseph Andrieu en est l'artère principale. Elle est bordée de bains maures et de cafés maures, d'où s'échappent les accents nasillards de phonographes ou d'appareils radio répétant à satiété des mélopées musulmanes. Ces établissements alternent avec des maisons d'habitation de un à trois étages. Une petite mosquée à minaret quadrangulaire s'élève au centre, un muezzin y invite les fidèles à la prière cinq fois par jour.

Puis en prenant, à droite, la Rue de Tombouctou, où se donne rendez vous une douzaine de gargotiers vendant des beignets, des frites, des poissons frits, des piments, des oeufs durs. 11 s'en dégage un parfum âcre d'huile rance. En pénétrant plus avant, dans cette petite artère, on rencontre quatre boulangers, deux épiciers, un fabricant d'espadrilles, trois bijoutiers israélites, trois coiffeurs ; l'un deux - annonce l'enseigne - est en même temps,
" opérateur de circoncision " avec indication de son numéro de téléphone, six restaurants indigènes, à la vitre desquels s'écrasent choux pommelés, navets, carottes, poireaux, légumes entrant dans la confection du fameux couscous qui apparaît en cônes blonds et croulants.
Dans cette même rue s'élève le bâtiment récent du Centre médico-social Charles de Foucauld, tenue avec dévouement par les Saurs de la Visitation de Tours, en plein village Nègre. Entre temps, on traverse la minuscule place où se dresse l'oratoire quadrangulaire, blanchi à la chaux et couvert de tuiles demi-cylindriques du marabout de Sidi Blal, orienté vers l'Est, c'est-à-dire vers la Mecque.

En tournant ensuite à gauche, dans la Rue du Figuier, pour longer le groupe scolaire primaire Pasteur et arriver au Marché couvert Lamoricière, entouré d'une multitude de petits marchands de légumes, fruits, viandes exposées en plein air ; quelques uns sont ambulants. D'autres commerçants musulmans vendent des tissus, des épices, des articles de quincaillerie, notamment des brûleurs de café, des fourneaux en terre ou kanouns, des plats en bois pour rouler le couscous ou guessa, des entonnoirs en alfa pour le cuire ou keskes, des balais en palmier nain...


Plan extrait de la revue AFN-collections



En regagnant le Boulevard Joseph Andrieu nous empruntons la Rue du Bey Mohamed et Kébir, où nous observons une multitude de petites boutiques et d'échoppes. On peut faire ses achats chez une vingtaine de marchands d'articles indigènes, les uns pour touristes (tapis, objets en cuirs, en cuivre et couvertures), les autres pour la clientèle musulmane (djellaba, sarouels, boubous, burnous, tissus pour robes et châles de femmes).

Il est possible d'observer des fabricants de burnous tendant leur fils à leurs gros orteils ou des tailleurs musulmans tirant leur longue aiguillée de fil. Dans la même rue, nous voyons trois savetiers, dont un brodeur de babouches, travaillant avec des fils d'or et d'argent, une douzaine de bijoutiers israélites vendant des bijoux arabes, dont les grosses pièces sont fabriquées en France ou à Alger : torsades, bracelets, ceintures, colliers, bagues, bracelets pour chevilles, boucles d'oreilles, les uns en or, les autres en argent.

Curieux quartier où la population s'active avec une variété d'occupations artisanales ou commerciales. Dans la portion de la rue du Bey Mohamed el Kébir conduisant au Boulevard Paul Doumer, il existe le Cercle Es Saada, " association artistique, musicale et de bienfaisance ", ce qui atteste qu'il y a place pour d'autres préoccupations.

Pendant longtemps, ce village nègre a constitué le principal centre d'agglomération des musulmans algériens dans la ville d'Oran, et ses principaux lieux de vie étaient le marché Sidi Okba et l'esplanade de la" TAHTAHA ". Voilà !
Je pense que l'essentiel est dit en ce qui concerne les origines et la particularité de ce village si pittoresque.


Bibliographie : Renseignements de différents site Internet.