Oran et son village Négre
Jean-Marc Laboulbène
Appellation du Village Nègre
Pourquoi, et quand, le " Village des Djalis " est-il devenu
dans le langage quotidien le " Village Nègre " ? On
pourra trouver ci-dessous un essai de réponse.
A l'arrivée des Français, une grande partie des indigènes
étaient noire, la population était composée d'une
part par des " Gnaouas ", provenant comme leur nom l'indique
du Ghana, et que l'on rencontrait un peu partout, jouant de la musique
avec une flûte aigre accompagnée de grandes castagnettes
métalliques à double tympan : les crotales ou karkabous.
Les arabes provenant des tribus des Douairs et Zmélas étaient
aussi très hâlés, en tous cas, en comparaison avec
la peau blanche des Français, ce qui explique la méprise.
Et enfin, les arabes avaient des esclaves qui étaient nègres.
En ce qui concerne l'appellation du village, on trouve dans les journaux
de 1847, soit très peu de
temps après la création du village en février
1 845, par le Général de Lamoricière,
la mention de " Village Nègre " dans des comptes-rendus
de conseils municipaux.
La question de l'esclavage se posa, comme dans toute l'Algérie,
à la suite d'un décret relatif son abolition, promulgué
le 4 août 1848 par le gouvernement
provisoire.
A Oran, la police reçut l'ordre de faire le recensement des nègres
esclaves qui existaient dans la commune. "Aussi, le citoyen commissaire
du 2ème arrondissement, accompagné de son interprète,
est allé au Village pour prendre les noms de tous ces malheureux
". (Echo d'Oran du 18 novembre 1848)
Le Village Nègre et le marché
Sidi-Okba
Après l'occupation d'Oran en 1831, l'une des premières
mesures de l'administration coloniale française fut de faire
raser toutes les habitations et autres masures qui masquaient la vue
du côté de l'Est : entre le Château-Neuf et le fort
Saint-Philippe. On fit de même par la suite pour tous les gourbis
qui, du côté de Ras-el-Aïn, pouvaient favoriser des
embuscades et permettre à des assaillants de se glisser jusqu'aux
remparts de la ville. En 1845, le Général Lamoricière
voulut débarrasser les abords de la place Kléber des tentes
et des habitations indigènes, car considérée comme
quartier européen. Il fixa alors cette masse flottante, originaire
des tribus des Z'mala, Douaïr et Ghraba, ainsi que de gens de couleur
et créa par ordonnance du 20 janvier 1845, un village indigène
sur un emplacement revendiqué par les Domaines, entre la lunette
Saint-André, le cimetière juif et le cimetière
Sidi Bachir. Ce fut le " village des Djalis " ou des "
Étrangers ", que l'on appellera par la suite, assez improprement
d'ailleurs, Village Nègre et actuellement " Medina Jdida
" ou Ville Nouvelle.
Ce village avait un statut particulier car il était resté
sous l'autorité militaire. Ses habitants n'étaient donc
pas assujettis aux impôts locaux. La municipalité s'en
émut et ce fut l'objet de plusieurs délibérations
municipales :
- Le 23 janvier 1849, M. Péraldi
propose que les bouchers du village nègre soient tenus de venir
abattre dans l'abattoir d'Oran. M. Jonquier déclare que puisque
les habitants de ce village ont voté aux élections du
conseil municipal, ils doivent supporter leur part des charges de la
municipalité.
- Le 28 janvier 1849, M. Ramoger
déclare : Attendu que le village nègre a voté aux
dernières élections, je propose que ce village soit considéré
comme faisant partie de la commune d'Oran, et que le pouvoir militaire
soit déchu de son autorité.
Pendant longtemps, ce village a constitué le principal moyen
d'agglomération des musulmans oranais, et son principal centre
de la vie était le Marché Sidi-Okba et l'esplanade de
la " Tahtaha ".
Dans ce souk mi - oriental, mi - occidental, tous les jours, la population
faisait son marché, aimant particulièrement faire les
" courses " en plein air. Ce n'est pas que les produits y
étaient moins chers ou plus frais, mais tout simplement parce
qu'il y flottait un air de fête.
Un spectacle se jouait de chaque côté des étals
des bouchers...
Dès l'aube, camions, camionnettes et charrettes, abondamment
et lourdement chargés, investissaient les rues et les places
alentours. A chacun son emplacement, à chacun son bout de trottoir,
quasi immuables. Les autres commerçants, ambulants ou sédentaires
s'organisaient.
Sous un apparent désordre au parfum de liberté, se cachait
une savante organisation. Le marchand mettait son étal en scène,
jouait avec les couleurs, la profusion. Il n'y avait pas d'espace vide.
Tout était à portée du regard, de main et du nez...
Tomates, aubergines, oignons, laitues, haricots, piments, citrons, abricots,
dressés en pyramides, évoquaient une nature peu avare
de ses charmes... Plaisir de exotisme des épices. Et puis, au
marché, on cherchait toujours les beaux légumes, les fruits
savoureux, les poulets fermiers, le délicat agneau nourri au
" thym ", le poisson frais... En rentrant chez soi, le panier
garni, on avait le sentiment de ramener du bien-être, une tranche
de bonheur.
On flânait, on soupesait, on bavardait, on s'apostrophait. Même
entre inconnus, les marchands plaisantaient... Le temps s'écoulait,
léger, festif, comme au théâtre... Sauf qu'au marché,
tout le monde est à la fois auteur, acteur et spectateur.
On marchandait ou on faisait semblant. Personne n'y gagnait, personne
n'y perdait. Ici, le ronron quotidien du gitan ambulant, un énorme
ciseau entre les mains, prêt à coiffer un chien ou un baudet.
Tout ce monde bigarré offrait l'illusion de miettes de rêve,
d'une sociabilité retrouvée.
Le marché Sidi-Okba, dans les années cinquante, avait
un air de fête.
Ballade dans les rues du Village Nègre
A partir du Boulevard Joffre, suivons le Boulevard Joseph Andrieu par
lequel, au-delà des casernes du Train, nous pénétrons
dans le village Nègre. Une vie particulière anime ce quartier
avec ses nombreux petits magasins groupés à peu près
par rues selon leurs activités : marchands d'articles indigènes,
brodeurs, fabricants de couvertures, savetiers, tailleurs, bijoutiers,
gargotiers, fripiers, torréfacteurs, coiffeurs, pâtissiers,
boulangers, cafés maures, bains maures, marchands de céréales,
moulins de mouture indigène, grandes minoteries modernes.
La double voie Rue Yussuf - Boulevard Joseph Andrieu en est l'artère
principale. Elle est bordée de bains maures et de cafés
maures, d'où s'échappent les accents nasillards de phonographes
ou d'appareils radio répétant à satiété
des mélopées musulmanes. Ces établissements alternent
avec des maisons d'habitation de un à trois étages. Une
petite mosquée à minaret quadrangulaire s'élève
au centre, un muezzin y invite les fidèles à la prière
cinq fois par jour.
Puis en prenant, à droite, la Rue de Tombouctou, où se
donne rendez vous une douzaine de gargotiers vendant des beignets, des
frites, des poissons frits, des piments, des oeufs durs. 11 s'en dégage
un parfum âcre d'huile rance. En pénétrant plus
avant, dans cette petite artère, on rencontre quatre boulangers,
deux épiciers, un fabricant d'espadrilles, trois bijoutiers israélites,
trois coiffeurs ; l'un deux - annonce l'enseigne - est en même
temps,
" opérateur de circoncision " avec indication de son
numéro de téléphone, six restaurants indigènes,
à la vitre desquels s'écrasent choux pommelés,
navets, carottes, poireaux, légumes entrant dans la confection
du fameux couscous qui apparaît en cônes blonds et croulants.
Dans cette même rue s'élève le bâtiment récent
du Centre médico-social Charles de Foucauld, tenue avec dévouement
par les Saurs de la Visitation de Tours, en plein village Nègre.
Entre temps, on traverse la minuscule place où se dresse l'oratoire
quadrangulaire, blanchi à la chaux et couvert de tuiles demi-cylindriques
du marabout de Sidi Blal, orienté vers l'Est, c'est-à-dire
vers la Mecque.
En tournant ensuite à gauche, dans la Rue du Figuier, pour longer
le groupe scolaire primaire Pasteur et arriver au Marché couvert
Lamoricière, entouré d'une multitude de petits marchands
de légumes, fruits, viandes exposées en plein air ; quelques
uns sont ambulants. D'autres commerçants musulmans vendent des
tissus, des épices, des articles de quincaillerie, notamment
des brûleurs de café, des fourneaux en terre ou kanouns,
des plats en bois pour rouler le couscous ou guessa, des entonnoirs
en alfa pour le cuire ou keskes, des balais en palmier nain...
Plan extrait de la revue
AFN-collections
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En regagnant le Boulevard Joseph Andrieu nous empruntons la Rue du Bey
Mohamed et Kébir, où nous observons une multitude de petites
boutiques et d'échoppes. On peut faire ses achats chez une vingtaine
de marchands d'articles indigènes, les uns pour touristes (tapis,
objets en cuirs, en cuivre et couvertures), les autres pour la clientèle
musulmane (djellaba, sarouels, boubous, burnous, tissus pour robes et
châles de femmes).
Il est possible d'observer des fabricants de burnous tendant leur fils
à leurs gros orteils ou des tailleurs musulmans tirant leur longue
aiguillée de fil. Dans la même rue, nous voyons trois savetiers,
dont un brodeur de babouches, travaillant avec des fils d'or et d'argent,
une douzaine de bijoutiers israélites vendant des bijoux arabes,
dont les grosses pièces sont fabriquées en France ou à
Alger : torsades, bracelets, ceintures, colliers, bagues, bracelets
pour chevilles, boucles d'oreilles, les uns en or, les autres en argent.
Curieux quartier où la population s'active avec une variété
d'occupations artisanales ou commerciales. Dans la portion de la rue
du Bey Mohamed el Kébir conduisant au Boulevard Paul Doumer,
il existe le Cercle Es Saada, " association artistique, musicale
et de bienfaisance ", ce qui atteste qu'il y a place pour d'autres
préoccupations.
Pendant longtemps, ce village nègre a constitué le principal
centre d'agglomération des musulmans algériens dans la
ville d'Oran, et ses principaux lieux de vie étaient le marché
Sidi Okba et l'esplanade de la" TAHTAHA ". Voilà !
Je pense que l'essentiel est dit en ce qui concerne les origines et
la particularité de ce village si pittoresque.
Bibliographie : Renseignements de différents site Internet.