Mgr Lavigerie
le " premier colon d'Algérie "
par Paul Birebent
Mgr
Lavigerie en 1867,
in Un géant de l'apostolat, par
le père Cussac des Pères
Blancs.
|
Archevêque d'Alger depuis 1867, élevé à la
dignité de cardinal par le pape Léon XIII en 1882, Mgr
Lavigerie ne devait jamais se remettre de ce qui, pour ses contemporains
et les historiens, allait devenir l'affaire du " toast d'Alger
" (Voir aussi l'algérianiste
n° 55 de septembre 1991.)
Dans les premiers jours du mois de novembre 1890, l'escadre française
de Méditerranée, commandée par le vice-amiral Duperré
( Descendant de l'amiral commandant
la flotte lors de l'expédition de 1830. ) jetait l'ancre
en rade de la ville. Depuis longtemps de grandes festivités étaient
prévues pour célébrer l'événement.
En l'absence du gouverneur général Tirman, il revenait
à l'archevêque d'Alger, second personnage dans la hiérarchie
algérienne, d'accueillir les officiers de la Flotte.
Le mercredi 12 novembre, Mgr Lavigerie recevait avec faste, dans sa
résidence archiépiscopale de Saint-Eugène, l'état-major
de l'escadre et les plus hautes autorités civiles et militaires
de la capitale algérienne. A la fin du banquet, l'archevêque
prononçait une courte allocution: " Permettez-moi avant
de nous séparer, de boire à la Marine française
si noblement représentée aujourd'hui au milieu de nous...
" et il poursuivait sur un tout autre registre: " Plaise
à Dieu que le même spectacle se reproduise dans notre France
et que l'union qui se montre ainsi parmi nous, en présence de
l'étranger qui nous entoure, règne bientôt entre
tous les fils de la Mère patrie. L'union en présence de
ce passé qui saigne encore, de l'avenir qui menace toujours,
est en ce moment, en effet, notre besoin suprême. L'union de tous
les bons citoyens est aussi, laissez-moi vous le dire, le premier voeu
de l'Eglise et de ses Pasteurs, à tous les degrés de la
hiérarchie. Quand la volonté d'un peuple s'est nettement
affirmée, que la forme du gouvernement n'a en soi rien de contraire...
aux principes, qui, seuls peuvent faire vivre les nations chrétiennes
et civilisées lorsqu'il n'y a plus, pour arracher son pays aux
abîmes qui le menacent, que l'adhésion sans arrière-pensée
à la forme du gouvernement, le moment vient de déclarer
enfin l'épreuve faite... et de sacrifier tout ce que la conscience
et l'homme permettent, ordonnent à chacun de nous de sacrifier
pour le salut de la Patrie... En dehors de cette acceptation patriotique,
rien n'est possible, en effet, ni pour conserver l'ordre et la paix,
ni pour sauver le monde du péril social, ni pour sauver le culte
même dont nous sommes les ministres. Ce serait folie que d'espérer
soutenir les colonnes d'un édifice sans entrer dans l'édifice
lui-même pour empêcher ceux qui voudraient tout détruire,
d'accomplir leur oeuvre... Messieurs à la Marine Française
" (Le cardinal Lavigerie et son
action politique, J. Tournier, 1913.3).
Cette allocution qui demandait à l'ensemble du peuple de France
et, en particulier aux catholiques, de se rallier sans arrière
pensée au gouvernement de la République provoquait dans
l'assistance une profonde émotion. Les officiers se levaient
pour ovationner le cardinal, mais devant l'attitude contrariée
et réprobatrice de leur amiral se rasseyaient.
La salle du toast, à l'archevêché de Saint-Eugène.
|
Au départ des autorités, les élèves du collège
de Saint-Eugène entonnaient " La Marseillaise
", chant séditieux et inacceptable pour les ultras catholiques
qui s'en emparaient aussitôt pour dénoncer les propos de
l'archevêque. Les journaux métropolitains, avec virulence
s'en prenaient au " toast d'Alger " et à leur auteur,
l'accusant d'ingérence politique, de trahison, de capitulation.
L'" affaire " prenait une extension considérable, atteignait
l'Italie pontificale et sapait l'énergie de l'archevêque
jusqu'à l'épuisement total et à sa mort deux ans
plus tard.
Charles-Martial Allemand Lavigerie est né à Bayonne en
1825. Il était l'aîné des trois enfants d'un père
contrôleur des douanes, autoritaire et ambi
tieux, et d'une mère discrète et cultivée. Attiré
très jeune par la religion, Charles Lavigerie débutait
au petit séminaire de Larressore au pied des Pyrénées,
et poursuivait ses études à celui de Paris avant d'achever
ses " humanités " à Saint-Nicolas-du-Chardonnet.
En 1843 il intégrait Saint Sulpice puis l'école des Carmes
pour apprendre la philosophie scolastique et la théologie et
se préparer aux grades académiques. En juin 1849 il était
ordonné prêtre, et se perfectionnait à la Sorbonne
où il passait avec succès deux thèses de doctorat.
Entré dans la vie active comme aumônier chez les Bénédictines,
puis les Augustines et enfin les Carmélites, il faisait la connaissance
de Mgr Dupuch le premier évêque d'Alger et de son successeur
Mgr Pavy, venus à Paris prêcher pour leurs oeuvres d'Afrique.
En 1857, nommé docteur en théologie, il obtenait à
la Sorbonne la chaire d'histoire ecclésiastique. Il découvrait
en parallèle l'influence française et catholique en Orient
et prenait la tête d'une fondation dont le but était, par
l'intermédiaire des écoles, de développer le rayonnement
de son pays.
En 1859 et en 1860 après les massacres des chrétiens du
Liban et de Syrie par les Turcs et les Druzes, il se rendait sur place
et constatait " le rôle bienfaisant de la France et de
l'Eglise dans toutes les Echelles de la Méditerranée
" ( La fabuleuse épopée
de l'Afrique française, H. Servien, 1991.). Il sentait
alors naître en lui le désir profond de consacrer sa vie
au développement de cette oeuvre civilisatrice et avouait: "
J'ai trouvé mon chemin de Damas " (
La fabuleuse épopée de l'Afrique française, op.
cit.). Il collectait, en lançant un appel au clergé
et aux catholiques, des secours qu'il allait distribuer lui-même
en Orient. A son retour, reçu par le gouvernement, il évoquait
la nécessité pour le Liban d'être placé sous
le protectorat de la France.
En 1861 l'abbé Lavigerie était nommé prélat
de la Maison de Sa Sainteté Pie IX au Vatican. Un séjour
de près de deux ans à Rome lui permettait de s'initier
aux subtilités des Affaires étrangères auprès
des Congrégations romaines, aux rapports entre l'Eglise et l'Etat,
et de mesurer l'ampleur des tentatives des partis politiques pour imposer
leurs vues à la Papauté.
En 1863, appelé à l'évêché de Nancy,
l'abbé Lavigerie devenait le plus jeune évêque de
France. Trois ans plus tard, après le décès de
Mgr Pavy, évêque d'Alger, le maréchal de Mac Mahon,
gouverneur général de l'Algérie, se préoccupait
de lui trouver un successeur.
Il prenait contact avec Mgr Lavigerie
et lui proposait de le faire nommer à Alger qui venait d'être
élevé au rang d'archevêché ( En
même temps qu'étaient créés le 16 novembre
1866 les évêchés d'Oran et de Constantine.).
Le gouverneur général ne tenait pas compte des réserves
de prudence de l'empereur Napoléon III, qui jugeait le jeune
évêque trop vif et trop impulsif pour intervenir dans un
pays neuf, où les questions religieuses devaient être abordées
avec beaucoup de prudence.
En rejoignant son affectation, le 16 mai 1867, Mgr Lavigerie apportait
avec lui des sentiments de paix et de tolérance mais aussi une
volonté affichée d'évangélisation des populations
africaines, aussi bien blanches que noires. Alger était son premier
pas vers le reste du continent. Il savait que sa détermination
allait heurter les tenants du régime établi dans la colonie
quand, dès son arrivée, il confiait à un évêque
de ses amis : " L'Algérie n'est qu'une porte ouverte
par la Providence sur un continent barbare de deux cents millions d'âmes.
C'est là surtout qu'il faut porter l'oeuvre de l'apostolat catholique...
Voilà la grande perspective qui m'attire " (La
fabuleuse épopée de l'Afrique française, op. cit.).
Dans l'Algérie qu'il découvrait, régnait depuis
la conquête le " régime du sabre ". La seule
idée colonisatrice était celle du " royaume arabe
" et sa place dans l'Empire français. D'un côté
les colons, de l'autre les indigènes et entre eux un seul contact:
les " bureaux arabes ". Le nouvel évêque ne pouvait
accepter cet état de choses. Il rendait hommage aux colons, à
leur travail, à leur courage et les incitait à se regrouper,
à participer à la vie publique, à supplanter la
toute puissance des militaires. Il demandait aux prêtres, peu
nombreux, d'apprendre la langue locale, ce qui leur était interdit
par l'administration, de tendre la main aux Arabes, de les approcher.
Il interpellait le gouvernement au travers de la commission du budget
afin que les Français de l'Algérie soient représentés
au Parlement, et préparait la constitution d'une délégation
qui, sous la conduite du " gant jaune " Dupré de Saint
Maur, devait se rendre à Paris l'année suivante.
Dans l'immédiat le nouvel archevêque se voyait confronté
à une situation désastreuse d'une très grande actualité
et qui nécessitait des réponses d'urgence que le Gouvernement
général n'apportait pas.
L'année précédant son arrivée avait été
marquée par une sécheresse inhabituelle, accompagnée
d'une invasion de sauterelles qui avaient anéanti les récoltes.
Elles avaient provoqué une immense famine et entraîné
un mortel exode des populations indigènes à travers le
pays. Le choléra et après lui le typhus avaient frappé
à leur tour, en causant une effroyable mortalité. Informé
par les prêtres des petits villages: " En interminables
théories des êtres hallucinants, décharnés,
loqueteux, se traînaient sur les routes et dans les rues, beaucoup
tombaient et ne se relevaient plus " (L'Algérie,
l'oeuvre française, P. Goinard, 1984.), Mgr Lavigerie
qui avait déclaré vouloir " faire de la terre
algérienne le berceau d'une nation grande, généreuse,
chrétienne, d'une autre France en un mot, répandre autour
de nous les vraies lumières d'une civilisation dont l'Evangile
est la source et la loi... " (La
fabuleuse épopée de l'Afrique française, ouvrage
cité.), réagissait aussitôt: " Il
recueillit tous les squelettes vivants qui erraient aux carrefours des
routes "( Le cardinal Lavigerie,
op. cit.).
Il les hébergeait à l'archevêché, au séminaire,
dans des cours, sous des tentes. Les religieuses les nourrissaient et
les soignaient. Un orphelinat était ouvert à Ben Aknoun
sur les hauteurs d'Alger, où étaient accueillis près
de 2000 orphelins.
Bâtiment central de l'orphelinat de Ben-Aknoun, à
El-Biar,
dirigé par les Frères des Écoles chrétiennes.
|
Pour obtenir des fonds que le gouvernement ne lui accordait pas, l'archevêque
se rendait en France et sollicitait le concours des journaux catholiques.
Il en appelait aux évêques et aux oeuvres de bienfaisance.
Son appel de détresse connaissait un immense retentissement.
Les députés votaient des subventions et les dons privés
affluaient. Cela ne suffisait pas. Quand des orphelins disparaissaient
emportés par les fièvres et les épidémies,
d'autres prenaient leur place, plus nombreux encore. Dans son argumentaire
pour obtenir des ressources et des secours en faveur de ses déshérités,
Mgr Lavigerie, dénonçait la duplicité des autorités
qui lui refusaient leur soutien mais qui favorisaient la construction
de mosquées, accordaient des subventions aux écoles coraniques,
soutenaient l'enseignement du Coran chez les Berbères de Kabylie
qui ne l'avaient jamais pratiqué, et finançaient, sur
deniers publics, des pèlerinages à La Mecque. Pour justifier
son attitude il critiquait la conduite de la politique officielle du
" royaume arabe " voulue par Napoléon III, qui empêchait
l'assimilation des indigènes en les éloignant des Européens.
Il allait plus loin encore en accusant les bureaux arabes de freiner
la pacification, de cacher à l'opinion l'état réel
de l'Algérie et de favoriser les insurrections afin de justifier
leur raison d'être.
Notre Dame d'Afrique
|
Dans les derniers mois de 1867, les
colons de Maison-Carrée organisaient une manifestation religieuse,
où devaient être bénies de toutes nouvelles charrues
défonceuses à vapeur. L'archevêque d'Alger prenait
la parole en présence des autorités dont le gouverneur
général, le maréchal de Mac Mahon : " ...Depuis
que je vous vois, que j'étudie ce pays que vous avez fait ce
qu'il est, les uns par leur épée, les autres par leurs
bras, tous par leur coeur, je ne forme pour lui que trois voeux: à
la France, je demande pour l'Algérie des libertés plus
larges, des libertés civiles, religieuses, agricoles, commerciales
qui nous manquent encore. A vous, je vous demande l'esprit d'initiative,
de libre association pour toutes les branches ouvertes à votre
activité, pour tout ce qui est utile, fécond, chrètien.
A Dieu... je demande de vous bénir en proportion de vos efforts
et de votre courage, et de vous préparer parmi les nations une
place d'autant plus glorieuse que vous aurez vous-même mieux répondu
aux bénédictions d'en haut " (
Le cardinal Lavigerie, op. cit.).
Les fonctionnaires étaient atterrés tandis que les colons
acclamaient leur jeune archevêque. En critiquant la politique
suivie en Algérie, en défendant la cause des colons, Mgr
Lavigerie s'attaquait directement au gouverneur général.
Le " royaume arabe " inspiré par Ismaël Urbain
était basé sur la conception d'un islam modernisé
mais sans aucun rapprochement des deux communautés. Elles vivaient
sur le même sol, sans partage de valeurs spirituelles, avec d'un
côté les colons français et de l'autre les Arabes
qui conservaient la pratique de leur religion et leurs coutumes ancestrales.
Mgr Lavigerie ne pouvait accepter que les aumôniers militaires,
trop peu nombreux, n'aient pour mission que d'assister les catholiques
et que l'approche des musulmans leur soit interdite. Il condamnait avec
force l'excès de zèle des militaires qui allaient jusqu'à
mettre des plantons armés à la porte des églises
afin d'en interdire l'entrée aux musulmans.
Dans les derniers mois de l'année 1868 et après la fin
des épidémies, l'archevêque d'Alger était
sommé par le maréchal de Mac Mahon de renvoyer ses orphelins
dans leurs tribus d'origine quand ils y avaient encore des membres de
leurs familles. Mgr Lavigerie refusait, ces enfants étaient les
siens, il les avait sauvés alors que le gouvernement s'en désintéressait.
Ils étaient baptisés, instruits et initiés aux
travaux des champs. Il en profitait pour exprimer clairement sa vision
missionnaire en Algérie: " Il faut christianiser ces
orphelins et leur donner un métier, le salut de notre présence
en dépend. Leur salut éternel également "
(La fabuleuse épopée
de l'Afrique française, ouvrage cité.), et
il se déclarait prêt à apporter son concours à
toute politique qui réduirait l'organisation tribale et la forme
figée de la société indigène. De son côté
le gouverneur général accusait l'archevêque de s'occuper
d'affaires qui n'étaient pas de son ressort et Napoléon
III lui-même intervenait: " Vous avez une grande tâche
à accomplir, celle de moraliser les 200000 catholiques qui sont
en Algérie. Quant aux Arabes laissez au gouverneur général
le soin de les discipliner et de les habituer à notre domination
" ( Le cardinal Lavigerie,
op. cit.).
Monastère
des Missions Africaines.(à
Maison Carrée)
|
L'écho de ce conflit avait traversé
la mer et agitait l'opinion publique. En Algérie, toute la population
soutenait son archevêque et le Pape à Rome lui apportait
son appui. Mgr Lavigerie se rendait à Paris, puis à Biarritz
où il rencontrait l'Empereur auprès duquel il se plaignait:
" La croix est humiliée par le croissant ". Quelque
temps plus tard, de retour à Alger, il recevait une lettre de
Napoléon III: " Croyez, Monseigneur, que le gouvernement
n'a jamais eu l'intention de restreindre vos droits d'évêque,
et que toute latitude vous sera laissée pour étendre et
améliorer les asiles, où vous aimiez à prodiguer
aux enfants abandonnés, aux veuves et aux vieillards, les secours
de la charité chrétienne "(
Le cardinal Lavigerie, op. cit.). Mgr Lavigerie se rendait
alors à Rome où Pie IX l'encourageait à créer
une mission catholique au Sahara et le nommait délégué
apostolique, du désert au Soudan.
Conforté dans sa vocation d'évangélisation, l'archevêque
s'en prenait alors directement à la conception de la colonisation
de l'Algérie et à la mise à l'écart de ses
habitants naturels: " Il faut relever ce peuple, il faut renoncer
aux erreurs du passé, il faut cesser de le parquer dans le Coran
comme on l'a fait trop longtemps, par tous les moyens possibles. Il
faut lui inspirer, dans ses enfants du moins, d'autres sentiments, d'autres
principes. Il faut que la France lui donne, je me trompe, lui laisse
donner l'Evangile, ou qu'elle le chasse dans les déserts, loin
du monde civilisé " (
Le cardinal Lavigerie, op. cit.).).
Cette déclaration largement reprise par la presse et, mal interprétée
par le gouvernement général, était considérée
comme une déclaration de guerre. L'opinion publique comprenait
les subtilités de la pensée de l'archevêque qui,
bien entendu, n'envisageait pas le refoulement des Arabes mais la seule
nécessité de leur christianisation pour en faire des Français.
Cette idée d'assimilation remettait en cause la politique du
royaume arabe qui " cantonnait " les indigènes sur
leurs terres collectives, tribales et religieuses. Elle préconisait
l'abandon de " l'indivision forcée et du communisme de
la tribu et de la famille " (
Histoire de l'Algérie contemporaine, Ch. R. Ageron.).
Elle ouvrait pour les colons des perspectives nouvelles, telles que
des possibilités d'extension ou d'installation qui, jusqu'alors,
leur avaient été refusées. L'individualisation
de la propriété permettait en effet aux Arabes de céder
à la tentation de l'argent. Telle n'était pas la pensée
de l'archevêque qui n'avait fait cette déclaration que
pour apporter son concours à toute politique qui désagrègerait
la structure tribale renfermée, et les formes traditionnelles
figées de la société indigène. Comme l'écrivait
le journal algérois l'Akhbar, Mgr Lavigerie devenait " le
premier colon d'Algérie ".
Beaucoup de choses avaient été faites depuis son arrivée,
d'autres étaient en cours ou en projet. L'archevêque faisait
poursuivre la construction de la basilique de Notre-Dame d'Afrique,
commencée par Mgr Pavy en 1858 (17). En 1868, il fondait l'ordre
des Pères Blancs pour répondre à son désir
secret d'évangélisation de l'Afrique. L'année suivante
il créait l'ordre des Soeurs Blanches de Notre-Dame d'Afrique
afin que soient approchées sans heurts les femmes de la société
musulmane. Il ouvrait aussi à Maison-Carrée le monastère
des Missions Africaines qui regroupait à la fois ses orphelins,
ses missionnaires et ses séminaristes, et un second orphelinat
à Saint-Charles de
Kouba, près d'Alger. Toujours animé par son
zèle à vouloir " ramener les Berbères à
notre civilisation qui était celle de leurs pères "
et à vouloir les tirer de " leur paresse et de leur fatalisme
" ( Histoire de l'Algérie
contemporaine, ouvrage cité.), il s'efforçait
de lier leur cause à celle des colons français et à
la dissocier de celle des Arabes.
Soutenu par le maréchal Niel, ministre de la Guerre, qui l'autorisait
à fonder des établissements de charité là
où les populations le demandaient, il envoyait ses prêtres
quêter en Europe et au Canada, afin de pouvoir établir
des missions en Kabylie: " La France nous a établis sur
cette terre d'Afrique pour une fois de plus nous faire les missionnaires
de la foi chrétienne " ( La
fabuleuse épopée de l'Afrique française, op. cit.).
Ainsi commençait à prendre forme son projet d'évangélisation
de l'Afrique par le Sahara.
Ayant perçu en Algérie même le ralliement à
sa personne d'une grande partie de la communauté européenne,
favorable à la diminution, voire à la disparition des
bureaux arabes, Mgr Lavigerie multipliait les cérémonies
religieuses : offices solennels, processions, bénédictions,
grandes fêtes chrétiennes. La foule y était nombreuse
et fidèle. Des musulmans, des israélites de plus en plus
souvent s'y mêlaient. La presse commentait les cérémonies.
De vieux Algérois s'exprimaient: " Dieu est grand, et
l'archevêque est son prophète " ( La
fabuleuse épopée de l'Afrique française, op. cit.).
En 1869, s'ouvrait à Rome le concile du Vatican qui devait se
prononcer sur le dogme de l'infaillibilité du Pape. Elle était
votée en 1870 alors que les Prussiens envahissaient la France.
L'archevêque regagnait Alger et se mettait à la disposition
de son pays. Il proposait de faire fondre les cloches de sa cathédrale
et des églises d'Algérie pour couler des canons. Trop
vite le Second Empire s'effondrait et la Ille République lui
succédait. Les élections de 1871 donnaient la majorité
aux monarchistes et aux modérés, mais l'insurrection de
la Commune annonçait la guerre civile.
En Algérie, Mgr Lavigerie, malgré les troubles qui agitaient
les grandes villes de la côte, s'efforçait de reprendre
avec plus de force et avec l'appui du vice-amiral de Gueydon, nouveau
gouverneur général, sa politique de conversion des Kabyles.
Par le même temps la publication du décret " Crémieux
" ( 24 octobre 1871.)
qui naturalisait en bloc les israélites du pays, poussait à
la dissidence le bachaga El Mokrani qui soulevait la Kabylie en proclamant:
" Je consens à obéir à un soldat, je n'obéirai
jamais à un juif ni à un marchand " 1
La fabuleuse épopée de l'Afrique française, op.
cit). Bientôt la révolte se transformait en
guerre sainte et les tribus montagnardes, entre Alger et Collo se soulevaient,
attaquaient les villages et massacraient les colons.
Pour Mgr Lavigerie la faute en incombait à l'obstination de l'administration
et des bureaux arabes à favoriser l'islam : " Nous avons
fondé avec l'argent de la France des écoles musulmanes,
on a interdit à nos prêtres la prédication de l'Evangile,
à nos soeurs l'exercice même de la charité. Eh bien,
voici que ce fanatisme protégé, fomenté par nous,
éclate maintenant au grand jour dans l'incendie des villages
et le massacre des populations " (La
fabuleuse épopée de l'Afrique française, op. cit.).
Aux incertitudes de l'Empire faisait suite une politique active de répression
de l'insurrection mais aussi de relance de la colonisation de peuplement
avec, en parallèle, un gros effort d'équipement. L'archevêque
d'Alger était parmi les premiers à proposer aux Alsaciens-Lorrains
qui avaient perdu leur province, de venir s'installer en Algérie.
Son appel était largement répercuté en France.
C'est ainsi qu'après les " mendiants " de la République
de 1848, les " transportés " de l'Empire en 1851, débarquaient
les " déracinés " d'Alsace et de Lorraine. Sous
les gouverneurs généraux, le vice-amiral de Gueydon et,
après lui le général Chanzy, le peuplement rural
de l'Algérie devenait l'idée massive de nouveaux immigrants,
catholiques pour la plupart, chassés une fois encore d'Europe
par la guerre et la misère. Pour répondre à leur
attente, l'administration mettait à leur disposition des lots
de colonisation provenant du séquestre des terres touchées
par la révolte, mais aussi de l'expropriation et d'achats à
l'amiable désormais possibles. De nouveaux centres étaient
créés, non seulement en Kabylie, mais encore dans la vallée
du Chélif, au pied de l'Ouarsenis, sur le plateau de Mascara
et dans la plaine de Bel-Abbès. Les militaires apportaient leur
concours pour les travaux d'infrastructure et Mgr Lavigerie envoyait
ses prêtres soutenir les volontés vacillantes et ses missionnaires
pour évangéliser les âmes.
Toujours préoccupé par le sort de ses orphelins convertis,
grandis et devenus des " m'tournis ", des renégats,
aux yeux des Arabes, il achetait des terres et construisait deux villages,
Sainte-Monique et Saint-Cyprien des Attafs dans la vallée du
Chélif, et, l'année suivante, deux autres aux Ouadhias
et aux Arifs en Kabylie. Quelques maisons fort modestes construites
autour d'une église accueillaient de jeunes couples nouvellement
mariés, et d'autres, des Pères Blancs chargés de
l'approche prudente des tribus voisines, que l'archevêque considérait
toujours comme superfi-ciellement islamisées.
Sa profession de foi devenait plus ardente: " Afrique chrétienne,
sors du tombeau ! Réunis tes débris épars sur tes
monts et dans tes déserts ! Reprends ta place au soleil des nations,
tes soeurs dans la civilisation et dans la foi ! Que tes enfants, apprenant
de nouveau ton histoire, sachent que nous ne venons à eux que
pour leur rendre la lumière, la grandeur, l'honneur du passé
" ( La fabuleuse épopée
de l'Afrique française, op. cit.).
Il accompagnait dans les douars et les tribus, ses Jésuites et
ses Pères Blancs, vêtu comme eux d'une djellaba, d'un burnous
blanc, coiffé d'une chéchia et portant une longue barbe,
afin qu'ils deviennent " Africains avec les Africains ". Il
leur conseillait la prudence et leur demandait de pratiquer la charité,
de soigner les malades, de nourrir les affamés, d'instruire les
ignorants avant de tenter de les convertir.
En 1873, malade et épuisé, contraint de prendre quelque
repos, il regagnait la France et partait en cure thermale à Carlsbad,
en Autriche. Dans un village proche, à Marienbad, il rencontrait
le comte de Chambord, prétendant au trône de France 4(Prétendant
légitimiste, sous le nom de Henri V, depuis l'abdication de Charles
X en 1830.). Royaliste sincère, Mgr Lavigerie s'efforçait
de le convaincre de reprendre le pouvoir. Sans y parvenir, le comte
ne voulant renoncer à aucune de ses exigences préalables,
notamment celle de rétablir le drapeau blanc.
De retour en Algérie, 'l'archevêque d'Alger reprenait et
accélérait son oeuvre missionnaire vers l'Afrique et les
grands lacs. Il retrouvait contre lui le maréchal de Mac Mahon,
devenu président de la République, et qui ne lui avait
pas pardonné leurs divergences du temps du royaume arabe. Il
ne baissait cependant pas les bras et poursuivait son combat contre
l'accumulation de ses dettes et contre les obstacles que dressait devant
lui le gouvernement anticlérical des partis de gauche. "
Donnez-leur des hôpitaux et des écoles, c'est par là
que les Indigènes viendront à nous " (
Histoire de l'Algérie contemporaine, op. cit.) disait-il
en présentant ses nombreux chantiers : écoles, séminaires,
hôpitaux non seulement en Algérie mais encore à
Carthage près de Tunis.
En 1878 Léon XIII succédait au Pape Pie IX. En France
la population dans sa grande majorité était catholique
et royaliste, mais divisée entre légitimistes et orléanistes.
Elle souhaitait le retour de la monarchie et en appelait à l'Église
dont certains dignitaires, appuyés par la papauté, se
faisaient les porte-parole d'un parti royaliste qui, concrètement,
n'existait pas. Léon XIII pensait qu'un accord était indispensable
entre l'état républicain et les partis catholiques afin
d'éviter toute rupture. Il demandait donc aux fidèles
et aux évêques français de se préoccuper
de la seule pratique religieuse et d'abandonner le combat politique.
Le maréchal de Mac Mahon, toujours rancunier et qui durant son
mandat avait accumulé les obstacles devant les projets de Mgr
Lavigerie, démissionnait en 1879 en butte à l'hostilité
des républicains. Jules Grévy le remplaçait et
faisait voter une série de mesures anticléricales et en
particulier des lois sur la laïcité et la gratuité
de l'enseignement. C'était un rude coup porté aux oeuvres
de l'archevêque d'Alger qui envisageait dans un premier temps
de rejoindre le pape à Rome, et finalement résistait et
décidait de s'immiscer dans la politique française.
Il n'en poursuivait pas moins son oeuvre pastorale en Afrique du Nord
avec toujours une foi et une volonté inébranlables. Après
avoir entrepris en 1881 la construction de la basilique Saint-Augustin
à Bône et obtenu peu après celle de Tunis, il était
élevé l'année suivante à la dignité
de cardinal.
Basilique Saint-Augustin,(coll.Jarrige.)
|
Il recevait, en 1884, le titre d'archevêque de Carthage et de
primat d'Afrique, tout en conservant par dérogation spéciale
l'archevêché d'Alger.
Sa grande préoccupation devenait alors l'installation et la pérennité
de la présence française en Tunisie. Comme en Algérie
il multipliait les dispensaires et les écoles avec l'assentiment
des autorités tunisiennes sur lesquelles son influence était
très grande: " Sa présence à Tunis vaut
à la France une armée " (
La fabuleuse épopée de l'Afrique française, op.
cit.). Le gouvernement français, ulcéré
par les honneurs adressés au primat d'Afrique, réagissait
en suspendant tous les crédits destinés à la pratique
du culte en Afrique. Mgr Lavigerie, vieilli et fatigué, reprenait
son bâton de pèlerin et parcourait une fois encore les
grandes villes de France comme un mendiant, implorant la charité
pour ses oeuvres. Le succès à nouveau était considérable,
relayé et amplifié par la presse catholique, des associations
de bienfaisance et des hommes politiques, obligeant le Pape à
intervenir: la popularité du cardinal devenait un affront pour
les gouvernants de la République française, avec lesquels
il souhaitait entretenir de bonnes relations. Mais Mgr Lavigerie, sur
un autre plan, celui de l'Evangélisation au " siècle
des Missions ", connaissait de sérieux revers (Le
" siècle des Missions " avait commencé au milieu
du )axE siècle avec René Caillé en 1827-1928, la
conquête de l'Algérie en 1830-1847, la pénétration
au Sénégal 1854-1965, puis en Afrique centrale et australe
1850-77, l'ouverture du canal de Suez 1869- etc.). Si son
ordre des Pères Blancs atteignait maintenant plus de 200 membres
et si ses séminaires recrutaient toujours, les missions envoyées
en Afrique étaient décimées par les assassinats
et les maladies. Le projet d'évangélisation du Sahara
piétinait, avec à son bilan de nombreux martyrs : le désert
demeurant un obstacle infranchissable. Malgré les difficultés,
politiques et financières, en dépit des persécutions,
et atteint lui-même par la maladie, le cardinal Lavigerie s'obstinait.
Fin 1884 le Pape lui proposait de s'occuper de la lutte anti-esclavagiste,
qui, à cette époque concernait plus de 400000 esclaves
noirs. L'" ivoire noir " était " traité
" par des rabatteurs du centre du continent, au profit de négriers
arabes, vers des marchés essentiellement situés sur la
côte orientale. La traite d'Afrique était devenue un "
mal nécessaire " depuis la disparition de la piraterie et
des esclaves blancs en Méditerranée. Très informé,
Mgr Lavigerie écrivait au souverain pontife en 1888: " La
destruction de l'esclavage est le coup le plus terrible que l'on puisse
porter au mahométisme. La société musulmane telle
qu'elle est organisée, ne peut en effet vivre sans esclaves "
( La fabuleuse épopée
de l'Afrique française, op. cit.) et il en témoignait
en présentant à Léon XIII des enfants noirs et
des enfants arabes que ses Pères Blancs avaient rachetés
et convertis.
Avec toujours autant de vigueur malgré son âge, le primat
d'Afrique entreprenait la croisade qui lui était demandée
à travers l'Europe. Elle déclenchait une fois encore un
enthousiasme général et entraînait un peu partout
la formation de nombreux comités anti-esclavagistes. Une conférence
internationale, tenue à Bruxelles, s'efforçait de mettre
en place en Afrique, avec le concours des grandes nations européennes,
des postes de surveillance militaire sur les grands axes du trafic.
Devant les obstacles soulevés pour la coordination et l'acheminement
des moyens, Mgr Lavigerie proposait la création d'un corps de
moines armés qui, par leur présence, ramèneraient
la sécurité ( Sur les
Frères armés du Sahara, voir l'algérianiste n°
116, décembre 2006, Mgr Hacquard... de J.- P. Duhard.).
Cette idée d'armer des civils, de surcroît religieux, déclenchait
une vague de protestations et d'opposition en Europe. Seule la France,
qui avait abrogé l'esclavage en 1848, militairement présente
au Dahomey depuis 1881, acceptait d'intervenir: la traite locale organisée
par Behanzin ( Dernier roi du royaume
d'Ahomey.) pesant trop lourdement sur l'économie du
Protectorat.
Désillusionné mais ne renonçant pas, le cardinal
Lavigerie continuait de se préoccuper de ses missions. Il gérait
les fonds récoltés par les donations privées, il
prodiguait ses conseils et donnait des consignes. La maladie qui s'aggravait
freinait et limitait ses activités. L'une des dernières
qui le marquait profondément était, en 1890, la consécration
de la cathédrale Saint-Louis à Carthage, l'aboutissement
d'une longue oeuvre chrétienne.
A Rome, Léon XIII appelait toujours les catholiques français
à se rallier à la République qui, légitimement,
avait droit à la reconnaissance de tous, le rejet du régime
les privant par ailleurs de toute influence. Une partie seulement de
la droite catholique le suivait mais une minorité demeurait fidèle
à l'héritage légitimiste. Le Pape demandait aux
évêques de prendre position sans équivoque. Il souhaitait
que le dialogue reprenne avec le gouvernement français. Mgr Lavigerie
était réticent. Il disait que les catholiques, traditionnalistes
ou royalistes, qui l'avaient soutenu dans son action évangélique,
en donnant leurs enfants, leurs terrains, leur argent, ne pouvaient
se réconcilier avec ceux qui persécutaient l'Eglise et
refusaient la religion. Le Pape ne voulait pas l'entendre. Avec l'appui
des évêques il demandait au cardinal de faire un geste
politique par obéissance chrétienne.
L'occasion se présentait le mercredi 12 novembre 1890. C'était
le " toast d'Alger ", son dernier sacrifice.
Mgr Lavigerie décédait à Alger le 27 novembre 1892.
Selon sa volonté son coeur y demeurait, mais son corps était
transporté et enterré à Carthage le 8 décembre
1892 (Après l'indépendance,
les restes du cardinal ont été transférés
à la Maison des Pères Blancs, via Aurelia à Rome.).