Après les origines phéniciennes et romaines
d'Icosim-Icosium, après les fastes glorieux de notre armée
d'Afrique, votre société a voulu marquer son heureuse renaissance
par une promenade dans la cite musulmane. Votre président m'a convié
à vous y servir de guide et je lui ai proposé de vous amener
ici. J'ai pensé qu'il était conforme à la logique
et,. au respect des hiérarchies morales de rendre, pour commencer,
un hommage à celui de nos concitoyens dont Alger a sans doute le
plus droit d'être fière. Je n'apprendrait rien à personne
en vous rappelant que Sidi 'Abd er-Rahmân eth-Tha'âlibi est
devenu le patron de la ville même, que son intercession est considérée
dans le pays comme la plus efficace, que la Médersa d'Alger s'honore
de porter le nom de Tha'âlibiya, que les pauvres l'invoquent pour
forcer la charité des passants et qu'en cas de litige, un faux
serment proféré devant son tombeau apparaît comme
un sacrilège.
On me dira que les raisons qui lui ont valu ce respect unanime échappent
probablement à ceux qui en sont le plus pénétrés.
Par la Sidi 'Abd er-Rahmân ne se distingue guère de la plupart
de nos saints chrétiens. Mais cela importe peu. Ce qui compte,
c'est moins le mérite propre du saint - dont Dieu seul est juge
- que la sincérité du fidèle. On croit d'ailleurs
pouvoir affirmer que le respect est ici parfaitement légitime.
Sidi 'Abd er-Rahmân était en particulier le mieux désigné
pour devenir le patron de la Médersa qui s'élève
près de son tombeau. Il fut, vers la fin de notre moyen âge,
un remarquable théologien. Ses ouvrages, que nous avons conservés,
en font foi. Je n'ai pas l'intention de vous en donner une idée.
Je voudrais seulement essayer de situer, dans le développement
de l'Islam nord-africain, sa personnalité et le culte dont le monument
où nous sommes réunis porte témoignage.
L'Afrique du Nord, où l'Islam s'était, aux VII" et
VIII'"` siècles, implanté non sans lutte, était
devenue, pour cette religion orientale, un pays d'élection. Cette
vieille terre, qui avait été arrosée par le sang
des martyrs de la foi chrétienne et qui avait vu naître Saint
Augustin, avait fini par adopter avec ardeur la foi musulmane. De cette
passion qu'elle apportait aux discussions religieuses, on trouverait une
preuve dans l'éclosion précoce des hérésies,
du Khârijisme, qui subsiste jusqu'à nos jours chez les Mozabites,
du Chi'isme qui, grandi en Petite Kabylie, s'imposa à l'Egypte
et qui est resté la doctrine de la Perse. Toutefois, l'orthodoxie
triomphait. La Tunisie du IX"" siècle voyait se fonder
une grande école de théologie et se droit canonique. La
grande Mosquée de Kairouan était une vaste ruche toute bourdonnante
des leçons les plus érudites sur les
sources du dogme et de la foi et sur leurs applications pratiques suivant
le rite malikite. Les élèves des docteurs kairouanais allaient
propager leur enseignement au Maroc et en Espagne.
La
mosquée funéraire de Sidi 'Abd er-Rahmân. En
arrière, sur la gauche,la Médersa.
|
Le XIè siècle est, pour le Maghreb, l'époque
par excellence des jurisconsultes. Le XIIè siècle voit des
penseurs comme l'Andalou Averroès s'efforcer de concilier la science
et la foi, de donner aux vérités de la religion l'appui
de la logique empruntée aux philosophes grecs.
Cependant, vers la même époque, une toute
autre tendance se faisait jour dans l'Islam. Certains proclamaient que
la science et la dialectique étaient impuissantes pour permettre
à l'homme de se hausser jusqu'à la connaissance de Dieu;
seul lui permettait d'atteindre cette joie ineffable l'élan d'une
âme pure, détachée de ses biens terrestres par la
prière prolongée et par l'ascétisme. Sous le nom
de çoûfisme, l'Islam allait voir s'épanouir une floraison
mystique très analogue à celle que connaîtra le monde
chrétien. Un des premiers en date et l'un des plus notables représentants
du çonfisme nord-africain, c'est Sidi Bou Medyan, Andalou lui aussi,
mais qui vécut surtout au Maroc et qui vint mourir en zig7 clans
le délicieux village voisin de Tlemcen qui garde son tombeau. Sidi
Bou Medyan est d'ailleurss un homme de haute culture, un théologien
versé dans la connaissance des traditions relatives au Prophète,
un jurisconsulte de l'école malekite, en même temps qu'un
ascète, que l'on dit jouir du don de l'extase. Toute une lignée
d'hommes de Dieu illumineront de même le pays berbère, au
cours du XIII"` et du XIV"" siècles, de leur science
et de leurs vertus et participeront à de semblables faveurs divines.
Ces faveurs leur assurent la vénération de tous pendant
leur vie et après leur mort. Ainsi se développe le culte
des Saints, considérés comme les Amis de Dieu et les plus
utiles intercesseurs auprès de Lui. Dès lors le çonfisme,
qui répond aux aspirations profondes du peuple berbère,
se généralise, et il évolue en pénétrant
dans les masses populaires des villes et des campagnes. Au Maroc, il prend,
à partir du XV"" siècle, une force singulière
en s'affirmant comme une réaction contre la menace chrétienne.
Des hommes de Dieu - ceux que nous nommons assez improprement les Marabouts
- prêchent la guerre sainte contre les Portugais et les Espagnols,
qui débarquent sur les côtes. Ils organisent la résistance
en attirant les fidèles autour de leur zaouia, en les groupant
en confréries. Ce mouvement aboutira à l'élévation
des chérifs marocains, considérés comme descendants
du Prophète et. comme tels, dépositaires nés de la
bénédiction divine que naguère les confis acquéraient
par la pureté de leur vie et la ferveur de leurs prières.
Du Maroc, les confréries religieuses, issues du mouvement mystique,
essaimeront à travers l'Algérie et la Tunisie. Elles représenteront
une force avec laquelle les maîtres Turcs des deux pays devront
compter et qui, aujourd'hui encore, est loin d'avoir épuisé
son. action, au moins sur les populations rurales.
Telle est, réduite à quelques grandes lignes, l'évolution
de l'Islam clans ce pays. Ce schéma n'a d'autre but que de vous
aider à comprendre ce que représentent Sidi 'Abd er-Rahmân
eth-Tha'àlibi et le sanctuaire dont nous sommes les hôtes.
Mais peut-être convient-il de vous rappeler ce que nous savons du
Saint lui-même, ce que nous trouvons consigné sur sa vie
dans ses propres ouvrages ou dans les recueils d'hagiographie et ce qu'en
a retenu la tradition locale.
Abou Zaïd 'Abd er-Rahmân fils de Mohamed. fils de Makhlouf
eth-Tha'àlibi- appartenait à l'importante tribu arabe des
Tha'âliba, qui occupaient la Mitidja. Il naquit vers l'an 1383,
à Alger suivant les uns, aux Isser suivant les autres. C'est à
Alger qu'il reçut sa première instruction. Cependant les
ressources intellectuelles qu'offrait cette petite cité berbère
devaient mal satisfaire ce jeune arabe en quête de savoir. Les voyages
d'études étaient d'ailleurs le complément obligé
de toute culture supérieure. A seize ans, il se mettait en chemin
et se rendait à Bougie, qui lui offrait de meilleures occasions
de s'instruire que sa ville natale. Il y suivit les cours d'au moins huit
professeurs différents. Sept ans après, il poursuivait sa
route vers l'Est et s'arrêtait à Tunis, où il rencontra
des maîtres encore plus éminents. Il reçut de l'illustre
Abou 'Abd Allah el-Obbi la précieuse idjâza, l'attestation
qu'il avait étudié telle partie (le la science sous sa direction
et qu'il était apte à l'enseigner à son tour. Au
bout de quelques années, il reprenait le bâton de l'étudiant
itinérant. Le Caire l'attirait. Il y séjourna assez pour
perfectionner les connaissances acquises, et s'en éloigna nanti
d'une nouvelle licence d'enseignement. Il arriva à la Mekke; dernière
étape de ce long pèlerinage de science et de piété.
Il y étudia encore et enfin reprit la route qui allait le ramener
dans son pays. En 1416, il était de retour à Tunis. Certains
des maîtres qu'il y avait connus étaient morts; d'autres
les avaient remplacés. Il fallait profiter de la Vérité
dont ils étaient dépositaires. 'Abd er-Rahmân, qui
avait alors près de 33 ans, fréquenta pendant une année
encore les cours de la Zitouna et obtint de nouveaux parchemins. Enfin
il regagna Alger qu'il avait quittée depuis quelque vingt ans.
Il allait y faire profiter ses concitoyens de l'inestimable bagage qu'il
rapportait avec lui.
Sa vie, coupée probablement par de nouvelles randonnées
- car on présume qu'il avait pris sur les routes le goût
des voyages - fut consacrée à l'enseignement des sciences
religieuses et à des exercices de dévotion. Sa réputation
s'étendait. C'était celle d'un très grand savant
et d'un ascète pénétré de ferveur, en communion
permanente avec le divin. Un de ses livres porte le titre significatif
de " Visions ". On connaît les titres de trente de ses
ouvrages. Beaucoup sont perdus, mais certains subsistei:t en manuscrits,
notamment à la Bibliothèque Nationale d'Alger. Deux ont
été publiés et comptent chacun deux volumes. C'est
un grand commentaire du Coran et un recueil de traditions et de méditations
édifiantes sur l'Autre Monde. Il composa ce dernier, qui est à
sa manière un livre de consolation, dans un âge très
avancé. La tradition veut qu'il ait alors habité dans le
quartier de la Marine, qu'il ait eu son oratoire privé et sa demeure
dans la rue qui devint, après 1830, la rue de la Charte, sur l'emplacement
occupé plus tard par l'hôtel du Secrétaire général
du Gouvernement. C'est là qu'il mourut en 147o, âgé
de près de 90 ans; c'est de là que sa dépouille mortelle
fut conduite hors de la porte de la Vallée (Bâb-el-Oued),
à mi-hauteur de la pente qui dominait cette entrée d'Alger
et d'où elle semblait encore protéger sa bonne ville, empêcher,
au moins de ce côté, le malheur d'y pénétrer.
On ne sait ce qu'il aurait pensé de l'arrivée des Turcs,
qui se produisit en 1516, quarante-six ans après sa mort. On présume
qu'il ne l'aurait pas vue sans quelque mélancolie, car il appartenait
à un autre âge. 'Abd er-Raâman eth-Tha'àlibi
est encore un de ces hommes de religion chez qui la plus haute culture
se concilie avec la foi passionnée du mystique, qui réalisent
cette union apparemment paradoxale, maistrès normale dans l'Islâm,
du complet détachement des choses de ce monde et d'une connaissance
approfondie des partages successoraux, qui savent tout ce qu'on sait de
leur temps et qui s'oublient eux-mêmes pour se perdre dans Dieu.
Le respect et l'amour dont il est entouré aux derniers jours de
sa vie, il les doit à son savoir inépuisable autant qu'à
sa vie exemplaire et à la bénédiction que sa présence
attire sur la cité.
Cependant les générations nouvelles vont quelque peu modifier
son effigie et trouver d'autres raisons d'honorer sa mémoire. L'imagination
populaire va travailler sur le souvenir qu'on garde de lui.
Un saint a nécessairement des miracles à son actif. On en
attribuera plusieurs à Sidi 'Abd er-Rahmân. L'un d'eux concerne
le châtiment terrible dont il accabla les Beni Salah, les Kabyles
grossiers de l'Atlas blidéen, qui l'avaient forcé de danser
avec eux. La terre s'entr'ouvrit à son commandement et engloutit
ses insulteurs. Un autre miracle, plus pittoresque, établit son
incontestable supériorité sur un de ses émules en
sainteté, le fameux Mohammed ben 'Aouda. On sait que ce santon
d'Oranie avait pour spécialité d'apprivoiser les lions.
Or il arriva qu'un jour, il voulut rendre visite à Sidi 'Abd er-Rahmân;
il enfourcha un lion et vint, dans cet équipage, tout droit à
Alger. Arrivé à l'ermitage de son confrère, il le
salua et lui demanda où il pourrait mettre son lion pendant la
visite. 'Abd er-Rahmân, nullement impressionné, lui répondit:
" Mets-le avec ma vache! " Et Mohammed ben 'Aouda, confiant,
conduisit son fauve à l'étable. Revenant près de
son hôte, il le trouva entouré (le très jolies Algéroises
venues pour recueillir ses bons conseils, et il s'étonna quelque
peu de voir un ascète en si aimable compagnie. 'Abd er-Rahmân
apaisa ses scrupules en lui faisant remarquer que l'adoration de Dieu
se rencontre plutôt entre les pendants d'oreilles et les tresses
de cheveux qu'entre les pics des montagnes. (La réponse est plus
savoureuse en arabe " El-'abada bain et-khros wa 'l-dlâ'l machi
bain qarn ej-jbâl). Et Mohammed ben 'Aouda, qui descendait de ses
hauteurs sauvages, regretta dans son coeur de ne pas être un santon
citadin que visitent (le belles pénitentes. Il passa la soirée
et la nuit à s'entretenir avec Sid 'Abd er-Rahmân. Mais au
matin, quand il voulut reprendre son lion pout' se faire ramener chez
lui, il ne le trouva pas: la vache l'avait mangé.
Ces traits de Légende dorée. plus malicieux qu'édifiants,
et où je crois reconnaître une intention algéroise
de blasonner les étrangers, ne sont pas, cela va sans dire, articles
de foi. Ce qui l'est presque, ce qui est établi par un texte épigraphique
et ce qui ne me semble pas beaucôup plus acceptable, c'est la généalogie
de Sidi 'Abd er-Rahmân, qui le fait descendre d'Abou Tâleb,
oncle du Prophète. Elle a beau être inscrite sur une table
de bois appendue à son cénotaphe, je crois que, s'il pouvait
en sortir, il ferait lui-même des réserves. il savait qu'il
était de la tribu des Tha'âliba, groupe de la confédération
(les Arabes Ma'qil, qui n'ont rien à voir avec Abou Tâleb.
Mais on était au XVIP' siècle. Les chérifs sortaient
de la terre du Maghreb comme les iris aux premiers jours du printemps.
Comment imaginer qu'un saint protecteur de la ville pût devoir l'amitié
de Dieu à son seul mérite personnel de savant et d'ascète?
Le don des miracles, qu'on lui prêtait généreusement,
il l'avait apporté avec lui en naissant. L'inlfuence du Maroc,
qui devait se répandre si largement sur l'Algérie, se manifestait
par cette promotion chérifienne. L'examen du sanctuaire où
nous nous trouvons permet d'affirmer qu'elle se maniefstait également
par autre chose.
Nous ne savons rien du tombeau où son corps fut inhumé en
l'an 147o, ni si quelque construction fut immédiatement élevée
en cet endroit, qui était déjà probablement un cimétière.
Ce qui est certain c'est que, cent quarante-trois ans après, le
rayonnement de ses mérites n'ayant pas subi d'éclipse, mais
au contraire ayant pris plus d'éclat avec le recul du temps, on
décida d'abriter sa sépulture d'un mausolée plus
digne de sa mémoire.
C'était en 1020 de l'hégire, 1621 de l'ère chrétienne.
Que savons-nous de cet édifice?
Dans la chambre sépulcrale où se trouve son cénotaphe,
on remarque huit groupes de demi-colonnes engagées dans les quatre
murs. Chaque faisceau eomprend trois demi-colonnes avec leurs hases et
leurs chapiteaux taillés dans le même bloc de marbre blanc.
Sur ces piliers retombent les arcs des quatre
Faisceaux de colonnes et arc d'une trompe.
|
trompes qui enjambent les angles de la salle et font passer
du carré intérieur à l'octogone de la coupole. Il
n'est pas nécessaire d'être grand clerc en architecture pour
constater que ces arcs et ces piliers constituent une union rital-assortie,
que les piliers n'ont pas été conçus pour le rôle
de supports qu'on leur a fait jouer et qu'ils appartiennent à une
ordonnance très différente de celle à laquelle ils
sont maintenant incorporés. Nous pouvons affirmer que les colonnes
sont antérieures aux arcs et- qu'elles ont fait partie de l'édifice
de 1611.
Nous pouvons même avancer qu'elles ont été apportées
du Maroc ou qu'elles furent sculptées par des artistes marocains.
Les dernières années du XIV'" siècle et le début
du XVII'e furent au Maroc une époque de grande activité
architecturale et, dans une certaine mesure, de renaissance artistique.
Tous ceux qui ont passé à Merrâkech ne fut-ce que
quelques heures ont visité les tombeaux des Princes Sa'adiens et
en ont gardé un souvenir enchanté. Je n'aurai pas le mauvais
goût de chicaner rétrospectivement leur plaisir, de leur
dire que c'est là une oeuvre très séduisante, mais
une oeuvre de décadence, qu'il y a loin de là à la
beauté classique des médersas de Fès. Je conviendrai
avec eux que l'effet de ces salles à demi-éclairées,
avec leur plafond de cèdre frotté d'or, leurs arcs découpés,
leurs colonnes et leurs stèles funéraires, qui semblent
ciselées dans le vieil ivoire, apparaissent comme des choses infiniment
précieuses et d'un goût raffiné. Les Chérifs
sa'adiens étaient des monarques opulents et qui aimaient le luxe.
Le plus connu fut El-Mançour, à qui sa conquête du
Soudan valut son surnom de " Doré ". Il construisit à
Merrâkech de 1578 à 1593 le palais du Badi', dont la splendeur
était proverbiale, mais dont il ne subsiste presque rien. Quand
il mourut de la peste à Fès, en 1603, son fils Moula}, Zidân
ramena son corps à Merràkech, et ce fut vraisemblablement
lui qui construisit la salle à douze colonnes, dont la tombe d'El-Mançoûr
occupe le centre, et les deux salles contiguës. Or, clans l'oratoire
qui précède la salle aux -iouze colonnes, nous trouvons
des chapiteaux tout à fait analogues à ceux du tombeau de
Sidi 'Abd er-Rahmân. Le musée de Fès contient un arc
en marbre d'époque sa'adienne, provenant sans doute du palais du
Badi', dont les chapiteaux sont plus conformes encore au modèle
que nous trouvons ici. Ces oeuvres de la fin du XVI"1e ou du début
du XVIIme siècle sont des déformations du chapiteau hispano-moresque
du XIII-XIVme siècle, qui lui-même est une interprétation
musulmane du chapiteau corinthien
Est-il possible de reconstituer par la pensée l'ordonnance de la
salle où figuraient nos faisceaux de colonnes? Les constructions
de l'époque sa'adienne peuvent nous y aider. Si l'on admet - ce
qui parait très vraisemblable - que ces colonnes occupent bien
leur place primitive, on imagine sans peiné un plan inspiré
par le tombeau d'El-Mançoûr, mais cependant plus simple.
Les huit supports nous donnent quatre alignements d'arcs, qui retombent
sur quatre supports placés au croisement. Ainsi s'organise un carré
central de 3 M. 6o circonscrit par quatre grands arcs portant un plafond
surélevé ou une coupole à stalactite et encadré
de quatre galeries. Celles-ci sont enjambées par des arcs plus
petits. Le thème est classique au Maroc. L'arc haut et large flanqué
d'arcs étroits et plus bas se trouve, non seulement à Merrâkech,
mais à la Mosquée Qaraviin de Fès, dans les pavillons
d'époque sa'adienne (l'un d'eux est de 1613) qui ornent la cour.
J'ajouterai que l'existence d'arcs et de supports intérieurs n'est
pas une hypothèse gratuite. Nous savons que le tombeau avait d'autres
faisceaux de colonnes identiques, qui ont trouvé leur emploi ailleurs
- à la porte même du vestibule d'entrée.
Clic= image
agrandie
TRANSFORMATION
DE LA QOUBBA DE SIDI 'ABD ER-RAHMAN ETH-THA'ALIBI EN MOSQUEE
|
Ces éléments subsistant nous autorisent
à compléter l'édifice avec ses arcs, ses plafonds
et son couronnement. Le tombeau de Sidi 'Abd er-Rahman, tel qu'il fut
construit en 1611 au temps de la renaissance sa'adienne par des artistes
ayant travaillé dans les ateliers marocains, nous apparaît
comme ayant été conforme au type d'ailleurs traditionnel
de la goubba maghrihine: c'est-à-dire qu'il était couvert
par un toit de tuiles vertes à quatre pentes comme les tombeaux
du Maroc et de Tlemcen.
Cette parure (
voir dans le fichier PDF joint - 1700 ko) donnée
au tombeau de Sidi 'Abd er-Rahmân attestait le prestige dont sa
mémoire était auréolée et devait contribuer
à l'accroître encore. Cette sépulture devenait, non
seulement un but de visites pieuses pour les Algérois, mais le
rendez-vous de pèlerins étrangers. C'étaient notamment
des ruraux trop peu fortunés pour aller loger dans les fondouks
de la ville. Un acte daté de 1651 constitue en habous une boutique
sise près de la porte Bab-el-Oued, contiguë à la fontaine
qui s'y trouve et spécifie que les revenus en seront affectés
à l'hébergement des étrangers venus pour visiter
le tombeau. En 1662, un nouveau habous est destiné aux besoins
(les indigents qui s'y abritent pendant la nuit. D'autres fondations du
même genre enrichirent certainement ce lieu de dévotion.
Le mausolée formait le noyau d'organes indispensables à
un pèlerinage et qui constituaient autant d'oruvres pies, méritoires
pour leurs fondateurs: des salles servant d'asile aux pèlerins,
des cuisines pour préparer les aliments distribués aux pauvres,
un logement pour le gardien du sanctuaire, des lieux d'ablution et des
latrines publiques. Ainsi alentour (le la sépulture se critallisait
une zaouïa. Le mot, comme on le sait, désigne généralement,
dans l'Afrique du Nord, les maisons mères ou filiales des ordres
religieux. La zaouïa dont il s'agit n'est pas de même nature:
aucune confrérie hiérarchisée n'avait pour siège
le mausolée de Sidi 'Abd er-Rhamân. Cependant des séances
de prière - des hadra - s'y réunissaient, sous la direction
d'un chaïkh el-hadra. Sans doute y psalmodiait-on en commun ce poème
dont une inscription conservée au Musée Stéphane
Gsell nous donne le texte. Nous y lisons:
« Lorsque tu désireras obtenir ce
que tu sollicites, visite la sépulture de la couronne des Savants,
Eth-Tha'âlibi. Il est un asile, un éducateur, un refuge,
une direction, un imam, à qui Dieu a prodigué tous les dons
Par lui, Dieu a rendu Alger célèbre en Orient comme en Occident.
Sois donc, dans les épreuves, assidu auprès de sa tombe.»
Le gouvernement des deys ne pouvait pas se désintéresser
de celui " qui avait rendu Alger célèbre en Orient
comme en Occident ". Il était du reste conforme à la
politique des Turcs (le témoigner de la déférence
envers ceux que le peuple des villes et des campagnes reconnaissait pour
ses guides et ses patrons. II était habile de prendre leur culte
à la charge du beylik. Cc fut le dey El-Hajj Ahmed EI-Atchi - un
assez triste dey d'ailleurs - qui décida de transformer le tombeau
de Sidi 'Abd er-Rahmân en 1696, quatre-vingt-cinq ans après
la construction de la goubba de type maghrebin. Cette transformation procédait
d'une nouvelle conception religieuse et attestait l'introduction dans
le pays d'un nouveau type architectural.
La zaouia comporte nécessairement un oratoire, une salle où
les assistants dé la hadra peuvent faire la prière en commun
sous la direction de l'imam. C'est la chambre funéraire elle-même
qui deviendra cet oratoire, bien que le fait de prier dans un tombeau
puisse paraître une innovation suspecte aux yeux des Musulmans rigoristes,
condamnée par le Prophète lui-même, et bien que Sidi
'Abd er-Rahmân eut peut-être protesté contre l'usage
que l'on faisait de sa goubba. Au reste, le dey El-Hajj Ahmed pouvait
s'autoriser d'assez nombreux précédents nord-africains.
La salle qui contenait le cénotaphe fut donc pourvue d'un mihrâb,
flanqué de deux colonnettes de marbre et garni d'un somptueux plaquage
de faïences d'Asie Mineure. Elle fut débarrassée des
quatre faisceaux de colonnes qui rendaient difficile l'organisation rituelle
des rangs de fidèles derrière l'imam. Cela entraînait
un remaniement complet (le l'édifice et en particulier du mode
de couverture, pour lequel fut adopté le type des mosquées
importé à: Alger par les Turcs. On connaît cc type,
dont le plus ancien spécimen actuellement subsistant est l'église
Notre-Dame des Victoires, bâtie vers 1622 par 'Ali Bitchnîn,
et qui devait servir au XVIII"'siècle pour la Mosquée
de la Saiyda et la Mosquée IZetchâwa, au XIX"1e pour
la Mosquée de la Qaçha et pour Djama' Çafir. Ce type
de salle à grande coupole octogonale peu élevée sur
trompes angulaires, généralement encadrée de nefs
couvertes par des coupolettes juxtaposées, est vraisemblablement
inspiré par des modèles de Turquie d'Europe ou de l'Anatolie.
Tel fut - sans les nefs du pourtour - le tombeau de Sidi 'Abd er-Rahmân
eth-Tha'âlibi transformé en mosquée et accosté
d'un minaret pour l'appel à la prière. Les travaux avaient
été dirigés par le desservant du sanctuaire, l'oukil
'Abd el-Qâdir, ainsi que nous l'apprend une inscription. Ces aménagements
devaient être complétés en 1729, à l'époque
de 'Abdi Pacha, comme en fait foi une autre inscription poétique
encastrée extérieurement dans le mur de la salle funéraire.
Les travaux très importants et payés grâce aux revenus
de la zaouïa, paraissent devoir être surtout attribués
à l'initiative de l'oukil Mohammed ben Wadâh. L'ensemble
architectural atteignit sans doute alors son extension maximum, puisque
la sépulture d'Ibn Wadâh se trouve dans une petite salle
située à l'extrémité des bâtiments actuels.
D'autres oukils contribuèrent à la parure ou à l'accommodation
des édifices, notamment le très respectable Hajj Moûssa,
grand-père de l'oukil qui nous accueille aujourd'hui.
Ainsi chaque époque ajoutait à l'importance, sinon à
la beauté de la dernière demeure du savant ascète
Ami de Dieu. Mais ce qui devait mieux encore attester la vénération
dont il continuait à jouir, la contiance que l'on plaçait
en lui, c'était la venue incessante des visiteurs, des déshérités,
des affligés, des pauvres femmes cherchant auprès de lui
une aide contre les difficultés de la vie; c'était l'abondance
des présents dont on entourait son cénotaphe: pendules,
étendards de confréries, ufs d'autruches et inscriptions
calligraphiées; c'était surtout le désir que manifestaient
les gens pieux d'inhumer leurs morts près de son `ombeau, comme
en une terre bénie. 'Et de fait le mausolée de Sidi Abd
er-Rahmân eth-Tha'âlibi est devenu le centre d'une petite
nécropole, -!ù ceux qui, de leur vivant, ont joui de la
considération publique, viennent dormir du sommeil éternel.
Dans l'oratoire même, c'est le dey llustapha Pacha, qui gouverna
Alger de 1798 à 1805, et son fils Brâhim, mort en 1818; c'est
le dey 'Omar Pacha, qui occupa le pouvoir de 1815 à 1817. A l'extérieur
de l'édifice, dans un joli enclos, où il semble vouloir
se tenir désormais à l'abri des agitations du siècle,
c'est Ha;j Ahmed, le dernier bey de Constantine, entouré de quelques-uns
des siens, qui l'avaient suivi dans son exil. Mais le plus souvent ceux
dont on honore ic souvenir, en les conduisant ici, se recommandent moins
par leur puissance mondaine que par leur science et la dignité
de leur vie. Parmi ceux-là, je m'en voudrais de ne pas citer au
moins le très bon ami que fut pour moi Si Mohammed Ben Cheneb,
un des Musulmans les plus érudits, l'homme le plus droit et le
collègue le plus serviable que j'ai rencontré.
Cependant deux inhumations en particulier devaient contribuer à
faire de ce nécropole un des lieux les plus vénérables
de l'Algérie.
En 1845, l'autorité française, ayant décidé
de démolir le rempart qui séparait les deux portes de Bâh
'Azzoûn, dut pourvoir à la translation des restes de Sidi
Mançoûr, dont le tombeau était accolé au rempart.
On connaît bien peu de chose sur Sidi Mançoûr ben Mohammed
ben Salim, qui mourut en 1644 (1054 de l'hégire). Il menait une
vie simple et pleine de dévotion clans une modeste boutique, que
sa première sépulture devait remplacer. On le disait favorisé
du don des miracles. La ,goubba actuelle de Sidi Mançoûr,
soigneusement entretenue par l'oukil, qui se glorifie d'être un
descendant authentique du saint, n'a pas cessé de recevoir des
visites pieuses.
II en va de même pour celle de Ouali Dada, qui fut construite dans
des circonstances analogues, mais dix-neuf ans plus tard. Celui-ci fut
également victime - ou bénéficiaire - d'un déménagement
posthume. Sa première sépulture, à laquelle étaient
adjointes une petite mosquée et une salle de refuge pour les mendiants
et les infirmes, ce qui constituait une zaouia, se trouvait dans une partie
de la rue du Divan qui fut démolie en 1864. Le refuge fut transféré
dans l'impasse du Palmier. Les restes du Ouali vinrent occuper la goubba
qu'on avait bâtie à cet effet au-dessus de celle de Sidi
'Abd er-Rahmân.
Clic=
image agrandie
L'enclos
du Bey Hadj Ahmed dans le cimetière de Sidi 'Abd er-Rahmân.
(Photo S. Rolando flls).
|
Le souvenir de Ouali Dada, saint homme d'origine turque
et que sa titulature funéraire nous donne pour un çoûfi,
est attaché à l'un des faits les plus marquants de l'histoire
d'Alger. Le 23 octobre 1541, Charles Quint, ayant débarqué
ses troupes sur la rive gauche de l'Harrach, s'était avancé
à travers la plaine et avait gravi la hauteur du Koudiat es-Saboun,
d'où il menaçait Alger. L'armée, qui comptait des
Espagnols, des Italiens, des Allemands et des Français, était
très forte. Les Algérois, dit-on, songeaient' à capituler.
C'est alors que Ouali Dada, ayant parcouru la ville pour relever les courages
défaillants, entra dans la mer jusqu'à la ceinture et, la
frappant du bâton qu'il tenait à la main, souleva la terrible
tempête...
On sait le reste. La pluie diluvienne et le vent glacé paralysèrent
les assiégeants, qui n'avaient pu être ravitaillés.
Les Algérois firent une sortie et culbutèrent ceux qui étaient
les plus voisins de la mer. C'étaient des Italiens, qui refluèrent
en désordre sur le gros de l'armée. Les Chevaliers de Malte,
Villegaignon, Savignac et les autres, rétablirent la situation.
Cependant il fallait battre en retraite, se rembarquer au milieu de la
tourmente, qui, après une accalmie, devenait d'heure en heure plus
furieuse. Une partie de la formidable armada, qui comptait plus de cinq
cents navires, se brisa sur la côte ou sombra au large. Evénement
considérable. Le désastre de Charles Quint allait, pendant
longtemps, décourager l'Europe. Alger, réputée invincible,
allait connaître une prospérité qu'elle n'aurait pas
osé espérer jusque-là. Ouali Dada put en voir les
premiers effets. Il mourut en 1554 et, pendant ces treize dernières
années de sa vie, on ne signale aucun trait notable. Mais cela
importe peu. Il avait eu son heure historique. Ce que le peuple d'Alger
rapportait de lui pouvait lui mériter la vénération
unanime, car, au moment des plus grandes épreuves, il avait, avec
son bâton, fixé le destin de la Cité.
GEORGES MARÇAIS.
|