-La mort du Para
Pieds-Noirs d'hier et d'aujourd'hui novembre 1999 n°106

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La mort du Para

-----La fusillade avait éclaté très tôt en ce début d'après-midi écrasé par la chaleur de l'été.
Suffisamment proche pour que je bondisse à ma fenêtre, curiosité à vif. Au Coin de la ruelle où j'habitais un para. collé contre le mur risquait un oeil prudent vers l'endroit doù partaient les coups de feu. La MAT 49 à la main, tenue comme un pistolet, le bras le long du corps, il passait de temps à autre un canon circonspect pour tirer de courtes rafales - 2 ou 3 cartouches, pas plus, selon la technique des commandos - au jugé.
-----A chacune de ses interventions les tirs redoublaient et le para se rejetait alors prudemment le dos contre le mur, accomplissant ainsi un ballet cocasse et inquiétant qui s'apparentait aux figures de l'escrime et de la corrida. Les yeux au ciel, semblant implorer d'une prière muette et pathétique une protection divine contre les trajectoires mortelles des projectiles, il attendait que la fièvre retombe avant de se risquer à nouveau. C'est ainsi qu'il m'aperçut, figé à mon balcon dans mon inconscience d'enfant, comme à la parade. abasourdi par le tumulte furieux des armes. Ses préoccupations personnelles se métamorphosèrent en irritation muette devant mon imprudence, de la main, il me fit signe de me baisser, dissipant ainsi l'espèce de fascination qui me maintenait à découvert.
-----Redevenu lucide, je me jetai à terre et, rampant sur les coudes, me mis en position idéale pour continuer à observer la scène. Malgré mes efforts, la configuration des lieux ne me permettait qu'une vue très partielle de la bataille constituée par ce para isolé qui assurait à lui seul l'essentiel de la distribution.
D'un clin d'œil, le pouce levé en l'air, il approuva mon mouvement et j'en ressentis une vague et incompréhensible fierté, comme si par cette connivence, de spectateur je devenais acteur. Le para avait reporté maintenant toute son attention vers la ligne de feu.
-----Nouvelle rafale, riposte fournie et toujours invisible et même retour précipité le long du mur, comme une main que l'on retire vivement d'un objet brûlant.
-----J'enrageais de ne voir qu'une partie du spectacle qui se prolongeait depuis plusieurs minutes déjà. Le para s'était éloigné un peu de la zone de tir pour manipuler son arme. De la cartouchière qu'il portait à la ceinture, contre les reins, il sortit un nouveau chargeur et remplaça celui qu'il venait de vider. Un coup sec pour l'enclencher, le mouvement de ressort nerveux et élastique pour armer et il reprit sa position de combat. Il me tournait maintenant le dos et je pouvais voir, accrochées à son ceinturon, deux grenades défensives, petits fruits méchants et belliqueux couleur de sable à la plénitude menaçante, ainsi que la légendaire dague courte, instrument de mort phallique qui hantait notre univers d'enfants de la guerre et avait pris une dimension quasi mythique dans la saga des parachutistes que nous vénérions.
Les coups de feu avaient cessé depuis quelques minutes, l'excitation première du combat étant tombée. Après tant de bruit sans résultat apparent, les tireurs de part et d'autre, commençaient à compter les munitions afin de préserver leur autonomie de feu. La situation était bloquée et il fallait bien, d'une façon ou d'une autre en sortir. Le para, sans doute intrigué et angoissé par l'étrange silence régnant maintenant en un contraste choquant avec la frénésie des instants précédents, se mit en mouvement doucement, comme un alpiniste franchissant un passage dangereux, le corps collé à la paroi qui surplombe le vide.
Prudemment, il quitta l'abri du mur, son extrême tension se traduisant dans la lenteur de ses mouvements, donnant à sa démarche un aspect irréel. Lorsqu'il fut complètement à découvert, quelque chose en lui se détendit brutalement comme un ressort brusquement libéré, réaction peut-être provoquée par ce qu'il découvrit et que je ne pouvais voir de mon emplacement.
-----Il se mit à tirer avec rage, le corps ramassé en boule autour de son arme, agrippé à cet étrange instrument qui tressautait avec violence et fracas contre lui, le faisant hoqueter comme s'il était soudain pris de violents vomissements. Les longues rafales solitaires se poursuivirent jusqu'à ce que la culasse claque à vide. Ce son insolite du métal contre le métal parut le surprendre après le vacarme déchirant des détonations. Il eut un instant de flottement, regardant sa mitraillette avec incrédulité, appuyant sans résultat sur la détente désormais bloquée. Lorsque j'entendis à nouveau les coups de feu, je crus que son arme s'était remise à tirer. Il fit un saut brusque en arrière et revint s'appuyer le dos au mur, retrouvant la protection de l'angle mort qu'il avait quitté un instant auparavant, pendant que d'autres balles venaient écorner le trottoir à ses pieds...
-----Il regardait à nouveau le ciel mais son expression avait changé. L'acuité de la concentration que j'y avais lue s'était diluée en un vide glacial et incertain. Il battit plusieurs fois des paupières comme frappé d'un étonnement violent, puis passa une main lasse sur son front ; d'où j'étais, j'eus l'impression qu'il s'était mis à transpirer abondamment. Il glissa lentement le long du mur, à genoux d'abord puis assis, comme un homme fourbu, après une longue marche, se laisse couler au pied d'un arbre accueillant.
-----Seul indice de vie encore perceptible, la main toujours serrée sur la crosse de la mitraillette, posée à terre le long de sa jambe allongée. Réflexe inconscient de soldat - ne jamais lâcher son arme - enraciné par des mois et des mois de guérilla quotidienne dans les djebels ou les quartiers des grandes cités livrées au terrorisme aveugle. Un spasme violent l'agita brusquement et il rouvrit les yeux, m'infligeant le choc violent de ce regard désemparé que l'on retrouve toujours chez les victimes hallucinées, broyées par la fatalité. J'eus à ce moment-là, l'intuition précise qu'il allait mourir très vite... Il mourut dans la seconde qui suivit, ses yeux douloureux devenant insensiblement mornes, détachés, ajoutant une touche inattendue de dérision méprisante à l'ampleur dramatique de l'évènement dont il venait d'être le héros et la victime. Les doigts qui n'avaient cessé de tenir la crosse se relâchèrent doucement et la main s'ouvrit lentement, pétale par pétale, comme une fleur maladroite.
-----Alors seulement je remarquai les deux déchirures sanglantes presque symétriques qui maculaient son uniforme, à hauteur de la poitrine ; la couleur fauve de l'étoffe imbibée se mariant harmonieusement avec les teintes bariolées de la tenue camouflée. Deux décorations à titre posthume qui n'arrivaient pas à être macabres et ne déparaient pas, l'insigne de parachutiste et les galons dorés de sergent accrochés sur la pochette de sa vareuse.
-----J'avais, en ces temps de guerre, souvent rencontré cette matérialisation âpre de la mort : hommes, femmes et enfants, victimes hasardeuses des attentats cruels qui endeuillaient chaque jour la ville. Mais je venais de la vivre pour la première fois en direct, les yeux dans les yeux, branché en prise totale sur l'instant furtif du passage.
-----Longtemps, je restais là, allongé sur mon balcon, abasourdi ne pouvant me détacher de cette forme sur le trottoir désormais indifférente aux vacarmes des explosions et détonations qui se déchaînaient maintenant. La bataille entrait sans doute dans sa phase définitive. Des drummers fous semblaient frapper tous ensemble sur tous leurs instruments à la fois, batteries infernales, rythmant le thème délirant et éternel des affrontements humains.
-----Ce n'est que plus tard, bien plus tard, quand les fureurs se furent éteintes, ne laissant subsister que l'odeur âcre et piquante de la poudre brûlée, qu'une patrouille vint relever la pauvre chose informe que s'était peu à peu, me semblait-il, rétrécie, ratatinée, réduite. Vidée comme les langoustes à qui l'on brise une antenne et qui perdent par là toute leur substance. Le para mort avait maintenant la consistance d'un tas de vieux chiffons abandonné sur la voie publique. Un soldat prit son arme, un autre ramassa sa casquette tombée à terre deux autres le prirent, mains sous les aisselles et par les jambes et le transportèrent jusqu'à la plage arrière d'un GMC au fond duquel on distinguait d'autres formes allongées, en civil celles-là, probablement des fellaghas tués au cours de l'accrochage.
-----Beaucoup de douceur dans les gestes des hommes, beaucoup de prévenances pour le para mort que l'on allongea avec précaution en lui tenant la tête pour qu'elle ne cogne pas contre la ferraille du bahut.
-----Puis les soldats remontèrent dans les véhicules, s'éloignèrent dans le bruit caractéristique des équipées militaires grincement des vitesses, emballement des moteurs, gémissement des ridelles, miaulement des pneus.
-----Les voisins apeurés sortaient maintenant aux fenêtres, rassurés par l'issue de l'engagement. On commençait à échanger sur les trottoirs les commentaires et témoignages sur les péripéties de l'affaire.
Je me suis retrouvé, sans trop me rappeler être descendu de chez moi, au coin de la rue, à l'endroit exact où se tenait le para, dans la position qu'il occupait quelques instants auparavant, éprouvant des épaules la même rugosité du mur.
-----Je regardais en l'air vers mon balcon, à la place où j'étais allongé pendant la fusillade. Je fis machinalement le même mouvement que lui, observant la rue meurtrière, l'œil dépassant à peine l'arête du mur, puis revenant à la position initiale. A hauteur de ceinture, une balle avait creusé un trou, presque anodin dans le ciment qui continuait à s'effriter et s'écoulait doucement en rigole comme le sable fuit les doigts dolents, dans la gloire d'une plage d'été, sous le soleil de notre pays.
-----Longtemps après, quand eurent été chassés les miasmes résiduels de la violence qui avait empoisonné l'atmosphère du quartier, prisonnier de mon mur, les yeux levés au ciel, je sentis soudain monter en moi, à une vitesse vertigineuse, un irrépressible sanglot venu de je ne sais où, éclater en émergence brûlante sous mes paupières.
-----Alors seulement je réalisai que le para tué, ce soldat de France, mort au coin d'une rue sordide, était un arabe...

Pierre Maresca
Elu au Congrès
Président de la Commission Permanente
Conseiller de la Province Sud Adjoint au Maire de Nouméa
Péripétie de la Bataille d'Alger
(1957)