La mort du Para
-----La fusillade
avait éclaté très tôt en ce début d'après-midi
écrasé par la chaleur de l'été.
Suffisamment proche pour que je bondisse à ma fenêtre, curiosité
à vif. Au Coin de la ruelle où j'habitais un para. collé
contre le mur risquait un oeil prudent vers l'endroit doù partaient
les coups de feu. La MAT 49 à la main, tenue comme un pistolet,
le bras le long du corps, il passait de temps à autre un canon
circonspect pour tirer de courtes rafales - 2 ou 3 cartouches, pas plus,
selon la technique des commandos - au jugé.
-----A chacune
de ses interventions les tirs redoublaient et le para se rejetait alors
prudemment le dos contre le mur, accomplissant ainsi un ballet cocasse
et inquiétant qui s'apparentait aux figures de l'escrime et de
la corrida. Les yeux au ciel, semblant implorer d'une prière muette
et pathétique une protection divine contre les trajectoires mortelles
des projectiles, il attendait que la fièvre retombe avant de se
risquer à nouveau. C'est ainsi qu'il m'aperçut, figé
à mon balcon dans mon inconscience d'enfant, comme à la
parade. abasourdi par le tumulte furieux des armes. Ses préoccupations
personnelles se métamorphosèrent en irritation muette devant
mon imprudence, de la main, il me fit signe de me baisser, dissipant ainsi
l'espèce de fascination qui me maintenait à découvert.
-----Redevenu
lucide, je me jetai à terre et, rampant sur les coudes, me mis
en position idéale pour continuer à observer la scène.
Malgré mes efforts, la configuration des lieux ne me permettait
qu'une vue très partielle de la bataille constituée par
ce para isolé qui assurait à lui seul l'essentiel de la
distribution.
D'un clin d'il, le pouce levé en l'air, il approuva mon mouvement
et j'en ressentis une vague et incompréhensible fierté,
comme si par cette connivence, de spectateur je devenais acteur. Le para
avait reporté maintenant toute son attention vers la ligne de feu.
-----Nouvelle
rafale, riposte fournie et toujours invisible et même retour précipité
le long du mur, comme une main que l'on retire vivement d'un objet brûlant.
-----J'enrageais
de ne voir qu'une partie du spectacle qui se prolongeait depuis plusieurs
minutes déjà. Le para s'était éloigné
un peu de la zone de tir pour manipuler son arme. De la cartouchière
qu'il portait à la ceinture, contre les reins, il sortit un nouveau
chargeur et remplaça celui qu'il venait de vider. Un coup sec pour
l'enclencher, le mouvement de ressort nerveux et élastique pour
armer et il reprit sa position de combat. Il me tournait maintenant le
dos et je pouvais voir, accrochées à son ceinturon, deux
grenades défensives, petits fruits méchants et belliqueux
couleur de sable à la plénitude menaçante, ainsi
que la légendaire dague courte, instrument de mort phallique qui
hantait notre univers d'enfants de la guerre et avait pris une dimension
quasi mythique dans la saga des parachutistes que nous vénérions.
Les coups de feu avaient cessé depuis quelques minutes, l'excitation
première du combat étant tombée. Après tant
de bruit sans résultat apparent, les tireurs de part et d'autre,
commençaient à compter les munitions afin de préserver
leur autonomie de feu. La situation était bloquée et il
fallait bien, d'une façon ou d'une autre en sortir. Le para, sans
doute intrigué et angoissé par l'étrange silence
régnant maintenant en un contraste choquant avec la frénésie
des instants précédents, se mit en mouvement doucement,
comme un alpiniste franchissant un passage dangereux, le corps collé
à la paroi qui surplombe le vide.
Prudemment, il quitta l'abri du mur, son extrême tension se traduisant
dans la lenteur de ses mouvements, donnant à sa démarche
un aspect irréel. Lorsqu'il fut complètement à découvert,
quelque chose en lui se détendit brutalement comme un ressort brusquement
libéré, réaction peut-être provoquée
par ce qu'il découvrit et que je ne pouvais voir de mon emplacement.
-----Il se
mit à tirer avec rage, le corps ramassé en boule autour
de son arme, agrippé à cet étrange instrument qui
tressautait avec violence et fracas contre lui, le faisant hoqueter comme
s'il était soudain pris de violents vomissements. Les longues rafales
solitaires se poursuivirent jusqu'à ce que la culasse claque à
vide. Ce son insolite du métal contre le métal parut le
surprendre après le vacarme déchirant des détonations.
Il eut un instant de flottement, regardant sa mitraillette avec incrédulité,
appuyant sans résultat sur la détente désormais bloquée.
Lorsque j'entendis à nouveau les coups de feu, je crus que son
arme s'était remise à tirer. Il fit un saut brusque en arrière
et revint s'appuyer le dos au mur, retrouvant la protection de l'angle
mort qu'il avait quitté un instant auparavant, pendant que d'autres
balles venaient écorner le trottoir à ses pieds...
-----Il regardait
à nouveau le ciel mais son expression avait changé. L'acuité
de la concentration que j'y avais lue s'était diluée en
un vide glacial et incertain. Il battit plusieurs fois des paupières
comme frappé d'un étonnement violent, puis passa une main
lasse sur son front ; d'où j'étais, j'eus l'impression qu'il
s'était mis à transpirer abondamment. Il glissa lentement
le long du mur, à genoux d'abord puis assis, comme un homme fourbu,
après une longue marche, se laisse couler au pied d'un arbre accueillant.
-----Seul
indice de vie encore perceptible, la main toujours serrée sur la
crosse de la mitraillette, posée à terre le long de sa jambe
allongée. Réflexe inconscient de soldat - ne jamais lâcher
son arme - enraciné par des mois et des mois de guérilla
quotidienne dans les djebels ou les quartiers des grandes cités
livrées au terrorisme aveugle. Un spasme violent l'agita brusquement
et il rouvrit les yeux, m'infligeant le choc violent de ce regard désemparé
que l'on retrouve toujours chez les victimes hallucinées, broyées
par la fatalité. J'eus à ce moment-là, l'intuition
précise qu'il allait mourir très vite... Il mourut dans
la seconde qui suivit, ses yeux douloureux devenant insensiblement mornes,
détachés, ajoutant une touche inattendue de dérision
méprisante à l'ampleur dramatique de l'évènement
dont il venait d'être le héros et la victime. Les doigts
qui n'avaient cessé de tenir la crosse se relâchèrent
doucement et la main s'ouvrit lentement, pétale par pétale,
comme une fleur maladroite.
-----Alors
seulement je remarquai les deux déchirures sanglantes presque symétriques
qui maculaient son uniforme, à hauteur de la poitrine ; la couleur
fauve de l'étoffe imbibée se mariant harmonieusement avec
les teintes bariolées de la tenue camouflée. Deux décorations
à titre posthume qui n'arrivaient pas à être macabres
et ne déparaient pas, l'insigne de parachutiste et les galons dorés
de sergent accrochés sur la pochette de sa vareuse.
-----J'avais,
en ces temps de guerre, souvent rencontré cette matérialisation
âpre de la mort : hommes, femmes et enfants, victimes hasardeuses
des attentats cruels qui endeuillaient chaque jour la ville. Mais je venais
de la vivre pour la première fois en direct, les yeux dans les
yeux, branché en prise totale sur l'instant furtif du passage.
-----Longtemps,
je restais là, allongé sur mon balcon, abasourdi ne pouvant
me détacher de cette forme sur le trottoir désormais indifférente
aux vacarmes des explosions et détonations qui se déchaînaient
maintenant. La bataille entrait sans doute dans sa phase définitive.
Des drummers fous semblaient frapper tous ensemble sur tous leurs instruments
à la fois, batteries infernales, rythmant le thème délirant
et éternel des affrontements humains.
-----Ce n'est
que plus tard, bien plus tard, quand les fureurs se furent éteintes,
ne laissant subsister que l'odeur âcre et piquante de la poudre
brûlée, qu'une patrouille vint relever la pauvre chose informe
que s'était peu à peu, me semblait-il, rétrécie,
ratatinée, réduite. Vidée comme les langoustes à
qui l'on brise une antenne et qui perdent par là toute leur substance.
Le para mort avait maintenant la consistance d'un tas de vieux chiffons
abandonné sur la voie publique. Un soldat prit son arme, un autre
ramassa sa casquette tombée à terre deux autres le prirent,
mains sous les aisselles et par les jambes et le transportèrent
jusqu'à la plage arrière d'un GMC au fond duquel on distinguait
d'autres formes allongées, en civil celles-là, probablement
des fellaghas tués au cours de l'accrochage.
-----Beaucoup
de douceur dans les gestes des hommes, beaucoup de prévenances
pour le para mort que l'on allongea avec précaution en lui tenant
la tête pour qu'elle ne cogne pas contre la ferraille du bahut.
-----Puis
les soldats remontèrent dans les véhicules, s'éloignèrent
dans le bruit caractéristique des équipées militaires
grincement des vitesses, emballement des moteurs, gémissement des
ridelles, miaulement des pneus.
-----Les voisins
apeurés sortaient maintenant aux fenêtres, rassurés
par l'issue de l'engagement. On commençait à échanger
sur les trottoirs les commentaires et témoignages sur les péripéties
de l'affaire.
Je me suis retrouvé, sans trop me rappeler être descendu
de chez moi, au coin de la rue, à l'endroit exact où se
tenait le para, dans la position qu'il occupait quelques instants auparavant,
éprouvant des épaules la même rugosité du mur.
-----Je regardais
en l'air vers mon balcon, à la place où j'étais allongé
pendant la fusillade. Je fis machinalement le même mouvement que
lui, observant la rue meurtrière, l'il dépassant à
peine l'arête du mur, puis revenant à la position initiale.
A hauteur de ceinture, une balle avait creusé un trou, presque
anodin dans le ciment qui continuait à s'effriter et s'écoulait
doucement en rigole comme le sable fuit les doigts dolents, dans la gloire
d'une plage d'été, sous le soleil de notre pays.
-----Longtemps
après, quand eurent été chassés les miasmes
résiduels de la violence qui avait empoisonné l'atmosphère
du quartier, prisonnier de mon mur, les yeux levés au ciel, je
sentis soudain monter en moi, à une vitesse vertigineuse, un irrépressible
sanglot venu de je ne sais où, éclater en émergence
brûlante sous mes paupières.
-----Alors
seulement je réalisai que le para tué, ce soldat de France,
mort au coin d'une rue sordide, était un arabe...
Pierre Maresca
Elu au Congrès
Président de la Commission Permanente
Conseiller de la Province Sud Adjoint au Maire de Nouméa
Péripétie de la Bataille d'Alger
(1957)
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