sur site le 1/11/2002
-Les racines de la mémoire ..et... Déracinés
(Colloque organisé en avril 1996 par le CEPN de Nice 14, Av. Alfred de Vigny 06100 Nice)

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-----Nous avions, en avril 1994, parlé de la Mémoire d'un Peuple et de ce qui est le but essentiel du CEPN, le récit de vie, qui constitue la base de notre mémoire, la mémoire de ce qui fut l'Algérie Française, qui ne peut uniquement se bâtir sur des documents ou des historiens officiels.
-----Mais cette mémoire est indissociablement liée à nos racines. On entend beaucoup parler aujourd'hui de patrimoine et de racines ; tout le monde veut sauver son patrimoine culturel, tout le monde fait référence à ses racines... Et à chaque fois, j'ai envie de crier : Et moi, et moi, et moi ?"
-----Lorsque la Charente a été frappée par des inondations, il y a deux ou trois ans, j'avais entendu Madeleine Chapsal dire : "C'est un traumatisme... ça détruit votre foyer, vos habitudes, vous n'êtes plus chez vous..." De même, lorsque des pluies diluviennes se sont abattues sur notre région, en Novembre 1994, j'avais entendu une dame dire en pleurant : "Je n'ai plus de maison, j'ai perdu mes racines" Eh oui, on perd ses racines quand on perd sa maison. Mais que dire quand on perd son village ou sa ville, quand on est obligé d'abandonner ses morts en se demandant s'ils vont pouvoir continuer à dormir en paix, quand on laisse tout d'un coup son enfance, sa jeunesse, sa vie.
-----Oui, nous aussi nous sommes des déracinés, mais nous sommes également des descendants de déracinés. Certes, le premier déracinement ne s'était pas fait dans les mêmes conditions qu'en 1962.
-----En 1830, ils étaient partis vers un pays neuf, pleins d'espoir, avec l'énergie que donne l'envie de bâtir quelque chose. En 1962, cette oeuvre a été balayée d'un trait de plume et le désespoir a remplacé cette belle énergie, les premières racines ont été les premiers morts enterrés dans cette terre qu'il fallait apprivoiser. En 130 ans, ces racines se sont fortifiées et se sont accrochées profondément à cette même terre. Lorsqu'on nous a expliqué, récemment, avec quel luxe de précautions les arbres qui entourent la Très Grande Bibliothèque ont été transportés et transplantés, quels moyens considérables avaient été déployés pour que ces arbres puissent survivre loin de leur forêt d'origine, j'ai pensé qu'en 1962 c'était un arbre de 130 ans qu'on avait arraché, sans préparation, sans précautions, sans soins.
-----Comment voulez-vous alors que l'amertume, la rage ne nous aient pas envahis ? Lorsque des incendies ont à nouveau ravagé la Corse, l'été dernier, j'ai entendu une dame crier son indignation devant les flammes qui détruisaient son village ; elle disait : "Ceux qui ont fait ça, on devrait les jeter au milieu" Ah, madame, comme je vous comprends ! Moi aussi, en ce jour terrible de juin 1962, avec mes parents et mon frère, et des centaines de mes compatriotes entassés sur ce bateau qui nous arrachait à nos racines, sur cette mer qui allait nous séparer pour toujours de notre pays natal, moi aussi je me disais, la rage au coeur : "On devrait les jeter au milieu, ceux qui nous ont fait ça !"
-----A une époque où le mot traumatisme est employé pour un oui, pour un non, je crois que l'on peut parler d'un traumatisme collectif et individuel. Beaucoup de psychiâtres se souviennent certainement des cas spécifiques qu'ils ont dû traiter : cauchemars, dépressions ; et les suicides ont été nombreux. Quel est le chef d'Etat courageux qui reconnaîtra, enfin, la responsabilité du gouvernement de l'époque dans ce drame humain ? Faudrait-il que nous occupions une église ? Et pourtant cette responsabilité est indéniable, notamment dans le drame des Harkis. C'est le même gouvernement qui les avait armés pour se battre pour la présence française et c'est le même gouvernement qui les a désarmés, en sachant quel sort leur serait réservé. On s'est empressé de tourner le plus rapidement possible cette page peu glorieuse, mais gouverner c'est être responsable, c'est courir le risque de commettre des erreurs ou des fautes. Il faut avoir le courage minimum de le reconnaître. Aujourd'hui encore, presque 35 ans après, nous attendons que la trahison dont les Harkis ont été victimes soit reconnue officiellement. Si seulement l'abbé Pierre voulait bien penser à eux... Et ce ne sont pas des timbres édités en grande discrétion qui peuvent effacer un drame humain d'une telle ampleur.
-----Alors, cette transplantation dans un sol qui n'était pas préparé, qui était même hostile, nous a incités à nous tourner vers ce qui nous apparaissait comme un paradis perdu, pour essayer de conserver la petite flamme du souvenir. Au cours de cet hiver 62-63, où il avait même neigé sur la Promenade des Anglais, notre seul réconfort c'était de nous retrouver et de parler de notre soleil, de notre mer, de nos odeurs, de nos couleurs. Ce sont toutes ces associations et amicales qui ont surgi, regroupant les gens d'une même région, d'un même village, quelquefois d'un même quartier, ces associations que certains appellent avec condescendance, quand ce n'est pas avec mépris, les associations "couscous/merguez". C'est drôle, je n'ai jamais entendu parler d'associations "bouillabaisse/pastis" ou "camembert/calva"...
Et pourtant, même si c'est autour d'un couscous ou de brochettes, notre enfance, notre jeunesse refont surface : avouez que c'est meilleur qu'une petite madeleine trempée dans de la tisane...
-----Il y a toute une mémoire sensorielle qui n'a pas été effacée : "l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru... l'odeur volumineuse des plants aromatiques... le soupir odorant et âcre de la terre d'été en Algérie... les bougainvillées rosat, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses thé épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus." C'est Camus, bien sûr, qui, dans Noces, nous fait partager cet attachement charnel pour cette terre.
-----On peut penser que la mer, le ciel bleu, les fleurs peuvent se retrouver ailleurs. Oui, mais il y manque quelque chose. Il y a cette certitude que rien ne sera plus jamais comme avant, il y a le sentiment d'une terrible injustice que personne ne veut reconnaître. Que nous ayons réussi à nous intégrer, c'est probable, c'est même certain pour la majorité d'entre nous. Ce fut, la plupart du temps, à la force du poignet, avec cette rage de vaincre que nous ont léguée nos grands-parents et arrière-grandsparents... Je me demande si l'esprit pionnier n'est pas héréditaire.
-----Après avoir perdu leurs racines, ils avaient réussi à en trouver d'autres. Avons-nous pu en faire autant ? Nous pourrons peut-être répondre à cette question à l'issue de ce colloque. Une chose est sûre, nos racines, même si nous ne les avons pas emportées à la semelle de nos souliers, nous les avons conservées dans la tête et dans le coeur. Et là, personne ne peut les arracher. Il nous reste à essayer de les enfoncer dans l'histoire, et c'est l'objet du CEPN et de manifestations comme celle-ci.

Josseline Revel-Mouroz

-----"Déraciner" veut dire : arracher avec ses racines. Dans la nature, c'est un terme brutal. La tempête, le torrent en crue déracinent les arbres. La nature détruit.
-----Le jardinier déracine parfois, mais avec l'intention de replanter ailleurs, il transplante, geste adouci par les précautions qu'il implique envers le sujet pour que reprenne sa vie, un moment suspendue.
-----Les hommes "déracinés" sont ceux qui ont été contraints par la misère, la guerre ou une volonté politique, à quitter leur milieu d'origine, leur pays, leur patrie. Notre siècle en fournit maints exemples, nommés "personnes déplacées". Déplacé, renferme l'éventualité d'un retour, ce qui empêche d'appliquer ce terme aux Français d'Algérie. Forcés de quitter leur milieu d'origine, leur pays, ils ne peuvent plus y revenir. D'ailleurs leur pays n'existe plus, même si les paysages sont cruellement imperturbables.
-----"Déracinés" s'applique dont parfaitement aux Français d'Algérie. Ils ont été arrachés à leur milieu avec brutalité, sans aucune des précautions qui assurent la survie.
-----Il y a trente-quatre ans, ils formaient une population, tous âges et toutes situations sociales confondus, accablée par huit années d'angoisses et d'espoirs déçus, en proie à la colère et au désespoir.
Désespoir pour leurs vies disloquées, leurs liens rompus, leurs morts abandonnés. Colère d'avoir supporté tant de crimes et de peurs pour que vive l'espérance de mai 1958, "espérance trahie" (J. Soustelle), sombrant dans le mensonge et dans le sang. Colère et désespoir d'une population meurtrie dans sa chair, dans son esprit, et angoissée - toutes racines rompues - d'être jetée sur un sol, inconnu de la plupart de ses membres.
-----Pour reprendre l'image jardinière, les Français d'Algérie n'étaient certainement pas dans l'état le plus propice à la réussite de leur transplantation. Et le terrain ? En ce début ensoleillé des vacances de 1962, la métropole, soulagée par la fin d'une guerre qui avait tué quelques-uns de ses fils, et dont on l'avait convaincue qu'elle lui coûtait trop cher, mise en condition par la propagande officielle, ne s'est pas sentie solidaire de ces malheurs qui déferlaient. Comme accueil, les déracinés ont découvert le réconfort de merveilleux élans individuels, parfois de la haine, mais, le plus souvent, une écrasante indifférence. Mauvais état du sujet, terrain peu favorable, que s'est-il passé depuis plus de trente ans ?
-----Le malheur a pesé sur tous, sans discrimination. Un grand nombre d'entre-eux sont morts des insurmontables difficultés matérielles et du chagrin consécutifs au déracinement. Les suicides, les séjours, souvent très longs, dans des établissements spécialisés furent nombreux.
-----Les plus forts ont survécu. Survivre est un mot tout simple, pourtant il faut une grande force pour le supporter.
-----Survivre, ce fut d'abord recréer un foyer sans objets familiers et sans racines, dans une région à découvrir ; retrouver un travail qui n'avait parfois aucun rapport avec le métier exercé auparavant, ou impliquait un déclassement. Survivre, ce fut surtout faire la paix
avec "avant", l'incorporer à soi sans qu'il écrase, le supporter sans qu'il rende le présent insupportable. Survivre, ce furent des tombes trop fraîches où ils pleuraient, avec l'enseveli du présent, tous les anciens, désormais sans soins, en terre étrangère. Survivre, ce fut une longue, pénible, parfois incertaine convalescence. Guériton jamais d'une amputation ?
-----Survivre, c'est accepter les défaillances de la mémoire au fil des années, l'apaisement d'un peu d'oubli, et qu'enfants et petitsenfants naissent avec d'autres racines. Pour les déracinés, survivre, c'est apprendre à vivre avec son chagrin.
-----Survivre, ce fut enfin, pour les adultes, l'impérieuse nécessité de témoigner de l'existence d'une autre vie, des injustices et des souffrances entraînées par sa perte. Existe-t-il une population qui ait ressenti l'obligation de "prouver" plus que les Français d'Algérie ??
-----Prouver la valeur de leur oeuvre poursuivie pendant 132 ans, prouver celle de leurs aspirations passées, prouver enfin, pendant et après le drame, qu'ils furent victimes d'une politique désastreuse. Très vite, une littérature est apparue, portée par des lecteurs qui s'y retrouvaient avec émotion.
-----Trente-quatre ans après la disparition de l'Algérie Française, nous pouvons affirmer que, pour les déracinés, survivre c'est devenir mémoire contre les mensonges et l'oubli, pour contribuer à rétablir la vérité historique sur ce point noir de l'histoire de France, afin que leurs descendants découvrent leurs véritables racines, avec ferté.

F Dessaigne