-----Nous avions,
en avril 1994, parlé de la Mémoire d'un Peuple et de ce
qui est le but essentiel du CEPN, le récit de vie, qui constitue
la base de notre mémoire, la mémoire de ce qui fut l'Algérie
Française, qui ne peut uniquement se bâtir sur des documents
ou des historiens officiels.
-----Mais cette mémoire est indissociablement
liée à nos racines. On entend beaucoup parler aujourd'hui
de patrimoine et de racines ; tout le monde veut sauver son patrimoine
culturel, tout le monde fait référence à ses racines...
Et à chaque fois, j'ai envie de crier : Et moi, et moi, et moi
?"
-----Lorsque la Charente a été
frappée par des inondations, il y a deux ou trois ans, j'avais
entendu Madeleine Chapsal dire : "C'est
un traumatisme... ça détruit votre foyer, vos habitudes,
vous n'êtes plus chez vous..." De même, lorsque
des pluies diluviennes se sont abattues sur notre région, en Novembre
1994, j'avais entendu une dame dire en pleurant : "Je
n'ai plus de maison, j'ai perdu mes racines" Eh oui, on
perd ses racines quand on perd sa maison. Mais que dire quand on perd
son village ou sa ville, quand on est obligé d'abandonner ses morts
en se demandant s'ils vont pouvoir continuer à dormir en paix,
quand on laisse tout d'un coup son enfance, sa jeunesse, sa vie.
-----Oui, nous aussi nous sommes des déracinés,
mais nous sommes également des descendants de déracinés.
Certes, le premier déracinement ne s'était pas fait dans
les mêmes conditions qu'en 1962.
-----En 1830, ils étaient partis vers
un pays neuf, pleins d'espoir, avec l'énergie que donne l'envie
de bâtir quelque chose. En 1962, cette oeuvre a été
balayée d'un trait de plume et le désespoir a remplacé
cette belle énergie, les premières racines ont été
les premiers morts enterrés dans cette terre qu'il fallait apprivoiser.
En 130 ans, ces racines se sont fortifiées et se sont accrochées
profondément à cette même terre. Lorsqu'on nous a
expliqué, récemment, avec quel luxe de précautions
les arbres qui entourent la Très Grande Bibliothèque ont
été transportés et transplantés, quels moyens
considérables avaient été déployés
pour que ces arbres puissent survivre loin de leur forêt d'origine,
j'ai pensé qu'en 1962 c'était un arbre de 130 ans qu'on
avait arraché, sans préparation, sans précautions,
sans soins.
-----Comment voulez-vous alors que l'amertume,
la rage ne nous aient pas envahis ? Lorsque des incendies ont à
nouveau ravagé la Corse, l'été dernier, j'ai entendu
une dame crier son indignation devant les flammes qui détruisaient
son village ; elle disait : "Ceux qui ont
fait ça, on devrait les jeter au milieu" Ah, madame,
comme je vous comprends ! Moi aussi, en ce jour terrible de juin 1962,
avec mes parents et mon frère, et des centaines de mes compatriotes
entassés sur ce bateau qui nous arrachait à nos racines,
sur cette mer qui allait nous séparer pour toujours de notre pays
natal, moi aussi je me disais, la rage au coeur : "On
devrait les jeter au milieu, ceux qui nous ont fait ça !"
-----A une époque où le mot
traumatisme est employé pour un oui, pour un non, je crois que
l'on peut parler d'un traumatisme collectif et individuel. Beaucoup de
psychiâtres se souviennent certainement des cas spécifiques
qu'ils ont dû traiter : cauchemars, dépressions ; et les
suicides ont été nombreux. Quel est le chef d'Etat courageux
qui reconnaîtra, enfin, la responsabilité du gouvernement
de l'époque dans ce drame humain ? Faudrait-il que nous occupions
une église ? Et pourtant cette responsabilité est indéniable,
notamment dans le drame des Harkis. C'est le même gouvernement qui
les avait armés pour se battre pour la présence française
et c'est le même gouvernement qui les a désarmés,
en sachant quel sort leur serait réservé. On s'est empressé
de tourner le plus rapidement possible cette page peu glorieuse, mais
gouverner c'est être responsable, c'est courir le risque de commettre
des erreurs ou des fautes. Il faut avoir le courage minimum de le reconnaître.
Aujourd'hui encore, presque 35 ans après, nous attendons que la
trahison dont les Harkis ont été victimes soit reconnue
officiellement. Si seulement l'abbé Pierre voulait bien penser
à eux... Et ce ne sont pas des timbres édités en
grande discrétion qui peuvent effacer un drame humain d'une telle
ampleur.
-----Alors, cette transplantation dans un
sol qui n'était pas préparé, qui était même
hostile, nous a incités à nous tourner vers ce qui nous
apparaissait comme un paradis perdu, pour essayer de conserver la petite
flamme du souvenir. Au cours de cet hiver 62-63, où il avait même
neigé sur la Promenade des Anglais, notre seul réconfort
c'était de nous retrouver et de parler de notre soleil, de notre
mer, de nos odeurs, de nos couleurs. Ce sont toutes ces associations et
amicales qui ont surgi, regroupant les gens d'une même région,
d'un même village, quelquefois d'un même quartier, ces associations
que certains appellent avec condescendance, quand ce n'est pas avec mépris,
les associations "couscous/merguez".
C'est drôle, je n'ai jamais entendu parler d'associations "bouillabaisse/pastis"
ou "camembert/calva"...
Et pourtant, même si c'est autour d'un couscous ou de brochettes,
notre enfance, notre jeunesse refont surface : avouez que c'est meilleur
qu'une petite madeleine trempée dans de la tisane...
-----Il y a toute une mémoire sensorielle
qui n'a pas été effacée : "l'odeur
des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru...
l'odeur volumineuse des plants aromatiques... le soupir odorant et âcre
de la terre d'été en Algérie... les bougainvillées
rosat, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses
thé épaisses comme de la crème et de délicates
bordures de longs iris bleus." C'est Camus, bien sûr,
qui, dans Noces, nous fait partager cet attachement charnel pour cette
terre.
-----On peut penser que la mer, le ciel bleu,
les fleurs peuvent se retrouver ailleurs. Oui, mais il y manque quelque
chose. Il y a cette certitude que rien ne sera plus jamais comme avant,
il y a le sentiment d'une terrible injustice que personne ne veut reconnaître.
Que nous ayons réussi à nous intégrer, c'est probable,
c'est même certain pour la majorité d'entre nous. Ce fut,
la plupart du temps, à la force du poignet, avec cette rage de
vaincre que nous ont léguée nos grands-parents et arrière-grandsparents...
Je me demande si l'esprit pionnier n'est pas héréditaire.
-----Après avoir perdu leurs racines,
ils avaient réussi à en trouver d'autres. Avons-nous pu
en faire autant ? Nous pourrons peut-être répondre à
cette question à l'issue de ce colloque. Une chose est sûre,
nos racines, même si nous ne les avons pas emportées à
la semelle de nos souliers, nous les avons conservées dans la tête
et dans le coeur. Et là, personne ne peut les arracher. Il nous
reste à essayer de les enfoncer dans l'histoire, et c'est l'objet
du CEPN et de manifestations comme celle-ci.
Josseline Revel-Mouroz
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-----"Déraciner"
veut dire : arracher avec ses racines. Dans la nature, c'est un terme
brutal. La tempête, le torrent en crue déracinent les arbres.
La nature détruit.
-----Le jardinier déracine parfois,
mais avec l'intention de replanter ailleurs, il transplante, geste adouci
par les précautions qu'il implique envers le sujet pour que reprenne
sa vie, un moment suspendue.
-----Les hommes "déracinés"
sont ceux qui ont été contraints par la misère, la
guerre ou une volonté politique, à quitter leur milieu d'origine,
leur pays, leur patrie. Notre siècle en fournit maints exemples,
nommés "personnes déplacées". Déplacé,
renferme l'éventualité d'un retour, ce qui empêche
d'appliquer ce terme aux Français d'Algérie. Forcés
de quitter leur milieu d'origine, leur pays, ils ne peuvent plus y revenir.
D'ailleurs leur pays n'existe plus, même si les paysages sont cruellement
imperturbables.
-----"Déracinés"
s'applique dont parfaitement aux Français d'Algérie. Ils
ont été arrachés à leur milieu avec brutalité,
sans aucune des précautions qui assurent la survie.
-----Il y a trente-quatre ans, ils formaient
une population, tous âges et toutes situations sociales confondus,
accablée par huit années d'angoisses et d'espoirs déçus,
en proie à la colère et au désespoir.
Désespoir pour leurs vies disloquées, leurs liens rompus,
leurs morts abandonnés. Colère d'avoir supporté tant
de crimes et de peurs pour que vive l'espérance de mai 1958, "espérance
trahie" (J. Soustelle), sombrant dans le mensonge et dans le sang.
Colère et désespoir d'une population meurtrie dans sa chair,
dans son esprit, et angoissée - toutes racines rompues - d'être
jetée sur un sol, inconnu de la plupart de ses membres.
-----Pour reprendre l'image jardinière,
les Français d'Algérie n'étaient certainement pas
dans l'état le plus propice à la réussite de leur
transplantation. Et le terrain ? En ce début ensoleillé
des vacances de 1962, la métropole, soulagée par la fin
d'une guerre qui avait tué quelques-uns de ses fils, et dont on
l'avait convaincue qu'elle lui coûtait trop cher, mise en condition
par la propagande officielle, ne s'est pas sentie solidaire de ces malheurs
qui déferlaient. Comme accueil, les déracinés ont
découvert le réconfort de merveilleux élans individuels,
parfois de la haine, mais, le plus souvent, une écrasante indifférence.
Mauvais état du sujet, terrain peu favorable, que s'est-il passé
depuis plus de trente ans ?
-----Le malheur a pesé sur tous, sans
discrimination. Un grand nombre d'entre-eux sont morts des insurmontables
difficultés matérielles et du chagrin consécutifs
au déracinement. Les suicides, les séjours, souvent très
longs, dans des établissements spécialisés furent
nombreux.
-----Les plus forts ont survécu. Survivre
est un mot tout simple, pourtant il faut une grande force pour le supporter.
-----Survivre, ce fut d'abord recréer
un foyer sans objets familiers et sans racines, dans une région
à découvrir ; retrouver un travail qui n'avait parfois aucun
rapport avec le métier exercé auparavant, ou impliquait
un déclassement. Survivre, ce fut surtout faire la paix
avec "avant", l'incorporer à soi sans qu'il écrase,
le supporter sans qu'il rende le présent insupportable. Survivre,
ce furent des tombes trop fraîches où ils pleuraient, avec
l'enseveli du présent, tous les anciens, désormais sans
soins, en terre étrangère. Survivre, ce fut une longue,
pénible, parfois incertaine convalescence. Guériton jamais
d'une amputation ?
-----Survivre, c'est accepter les défaillances
de la mémoire au fil des années, l'apaisement d'un peu d'oubli,
et qu'enfants et petitsenfants naissent avec d'autres racines. Pour les
déracinés, survivre, c'est apprendre à vivre avec
son chagrin.
-----Survivre, ce fut enfin, pour les adultes,
l'impérieuse nécessité de témoigner de l'existence
d'une autre vie, des injustices et des souffrances entraînées
par sa perte. Existe-t-il une population qui ait ressenti l'obligation
de "prouver" plus que les Français d'Algérie ??
-----Prouver
la valeur de leur oeuvre poursuivie pendant 132 ans, prouver celle de
leurs aspirations passées, prouver enfin, pendant et après
le drame, qu'ils furent victimes d'une politique désastreuse. Très
vite, une littérature est apparue, portée par des lecteurs
qui s'y retrouvaient avec émotion.
-----Trente-quatre ans après la disparition
de l'Algérie Française, nous pouvons affirmer que, pour
les déracinés, survivre c'est devenir mémoire contre
les mensonges et l'oubli, pour contribuer à rétablir la
vérité historique sur ce point noir de l'histoire de France,
afin que leurs descendants découvrent leurs véritables racines,
avec ferté.
F Dessaigne
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