-----IIl y
faisait si froid que, venu pour une semaine en hiver, je la quittai trois
jours après mon arrivée. Le climat printanier l'a métamorphosée.
En retard pour voir les cerisiers en fleurs, j'ai eu la chance de trouver
arbres de Judée et glycines en plein épanouissement.Celles-ci
se révélèrent dès avant Miliana, à
un tournant de la belle route à travers les vergers où la
façade d'une maison était pavoisée de leurs grappes
mauves et blanches. Mais la mauve, à mon goût est plus belle
: elle est pour moi la vraie glycine. L'autre, la blême, je l'appelle
acacia !
-----ISa parure
vernale lui restituant son vrai visage, Miliana est charmante. Et de nouveau
mon coeur s'échauffe en la voyant.
Zuccabar coloria Augusta
-----ILa similitude
de l'orthographe aidant, on a longtemps pensé que Miliana occupait
l'emplacement de la romaine Malliana. Avec le développement des
études de géographie comparée et les découvertes
archéologiques, on admet aujourd'hui que Malliana occupait l'emplacement
d'Affreville et Zuccabar celui de notre Miliana.
-----IDe Zuccabar,
par déformation serait sorti Zaccar, nom du massif forestier qui
commande le pays. Bien que j'ai lu, dans une étude sur la toponymie
algérienne, que Zaccar serait le terme berbère arabisé
Azeliaker, qui signifie point culminant. Si bien qu'à trop apprendre
on n'est plus sûr de rien !
-----IDisons
comme le sage : louange à Dieu seul, qui est le seul savant ! Zuccabar,
que Pline nomme Colonia Augusta, aurait été créée
vers l'An I de notre ère. Quant à Malliana-Affreville, détruite
au long des siècles et oubliée, elle perdit jusqu'à
son nom, qui fut donné à Zuccabar, sa voisine. Morte elle-même
après la chute de Rome et de Byzance, cette dernière renaquit
à l'époque de Bologuine-Ben-Ziri, en même temps qu'Alger
et Médéa, au r siècle de jésusChrist, Ne de
Mohammed.
Avatars historiques
-----IAmmien Marcelin
rapporte que dans sa lutte contre Firmus, prince berbère insurgé
contre Rome, le comte Théodose, futur empereur de Byzance (379-395)
qui avait débarqué en 378 sur la plage de Djidjelli, évacua
Césarée-Cherchell et vint occuper la petite ville de "Sugabaris"
laquelle serait Zuccabar-Miliana.
-----IQuant
au "Mons Transcelleus" au versant duquel le même Ammien
situe Sugabaris, ce serait notre djebel Zaccar. "Monti ad cliva"
précise l'historien latin, ce qui répond parfaitement à
la position de Miliana, "à mi-côte" de la plaine
du Chélif et du djebel Zaccar, dont la croupe dénudée,
si imposante d'Hammam-Rirha atteint 1580 mètres soit 980 mètres
de plus que le plateau où s'arc-boute la cité des platanes,
qui n'est qu'à 720 mètres.
-----IIci
comme partout, les ruines laissées par Rome étaient sans
doute nombreuses. Mais comme partout, ces ruines furent dispersées,
utilisées, détruites par les occupants successifs. Ce qui
reste intangible et semble indestructible, ce sont les vestiges des remparts
vers les sud, édifiés par ordre de l'empereur Hadrien, sur
lesquels les Berbères superposèrent les leurs et nous les
nôtres après eux.
-----IMiliana
fut-elle un évêché ? Dans une lettre à son
collègue, l'évêque de Césarée -Cherchell,
à propos d'un diacre manichéen, Saint
Augustin fait mention de Malliana-Affreville. Il ne dit rien
de Zuccabar.
-----IAu cours
des convulsions qui suivirent l'effondrement de l'autorité de Rome,
arabes envahisseurs et berbères indigènes se disputèrent
Miliana qui devint une proie offerte à toutes les convoitises.
Imbroglio sanglant et beaucoup trop confus pour permettre à quiconque
d'écrire à ce propos sans méprise.
Les siècles obscurs
-----IDe ces longs
siècles d'anarchie et de décomposition où l'aérienne
cité changea vingt fois de maîtres, où périrent
jusqu'aux ruines de la Zuccabar antique, je ne dirai que le siège,
consigné par Ibn Khaldoun, qu'en fit l'émirAbou-Hafs et
son allié espagnol, l'infant don Henri, frère du roi de
Castille Alphonse X, en 1261.
-----IAu cours
de l'assaut final, qui donna la place aux Hafsaïdes, le jeune Bou-Ali,
fils du jurisconsulte Aboul-Abbas-el-Miliani, qui s'était proclamé
seigneur de Miliana, n'échappa à la mort qu'en s'enfuyant
par un aqueduc romain dans la tribu voisine des Béni-Yacoub.
-----ITombée
au pouvoir des Turcs en 1516, Miliana fit partie du beylik du Tittéri,
dont Médéa était la capitale. En 1830, après
la chute d'Alger et la relégation du dey Hussein par la France,
le sultan du Maroc y déléguait un de ses lieutenants, dont
le séjour fut éphémère. Enfin, Abd-el-Kader
occupait Miliana en 1834 et la France en 1840 - une Miliana déserte
incendiée par les habitants qui avaient fui à notre approche.
Le blocus de Miliana
-----IBloquée
étroitement par les soldats d'Abdel-kader, en 1840-1841, Miliana
ne put communiquer avec Alger durant cette longue période qu'au
moyen de rares convois, escortés par de puissantes colonnes, et
encore ces ravitaillements ne se faisaient-ils jamais sans quelque engagement
sérieux.
-----IAu mois
d'octobre 1840, le général Changarnier venait se porter
au secours de Miliana, dont la garnison, décimée par la
nostalgie, la famine et la maladie, avait presque succombé sous
sa tâche. Des 1200 hommes commandés par le colonel d'Illens,
700 étaient morts de privations et de consomption, 400 étaient
à l'hôpital ; à peine si les survivants, devenus les
spectres d'eux-mêmes, avaient la force de tenir leurs fusils. Pour
peu que la relève eût tardé, la ville eût été
prise faute de défenseurs.
-----I"De
tous les points que nous avons occupés en Algérie, conclut
de Castellane, auquel j'emprunte ces précisions, Mdiana est peut
ëtre la ville où nos soldats ont eu à supporter les
plus rudes épreuves". Confirmant ces détails,
le maréchal de Saint-Arnaud, à cette époque colonel,
écrivait à son frère qu'afin de remplacer les factionnaires
aux remparts on devait habiller des mannequins en soldats. Les fumeurs
ne résistèrent pas à l'absence du tabac : tous moururent.
Parlant de cette hécatombe, une gazette écrivit sereinement
que la garnison était "éprouvée
par le climat". Le bourrage de crâne ne date pas
d'aujourd'hui !
-----IQuant
à l'héroïque colonel d'Illens, qui commandait la place,
il mourut six mois plus tard dans une rencontre de la colonne de Changarnier
avec les troupes d'Abd-el-Kader. Et je lis dans Saint-Arnaud "ll
fallut l'enterrer de nuit, dans le lit d'un torrent dont on détourna
le cours pendant quelques instants ; les indigènes profanaient
les tombes de nos morts".
-----IC'était
la guerre ! Et si elle est une école de vertus, elle est aussi
- chacun le sait - une libération de la bête invétérée
en l'homme. Sur cet épisode douloureux de l'histoire de Miliana,
s'inspirant du journal du colonel d'Illens, le poète Autran écrivit
un poème. on eût préféré que ce fût
Lamartine ou Victor Hugo, Mais ces cygnes insignes ignoraient l'Algérie
et les héros et les victimes qui tombaient pour sa conquête.
Ils préféraient la fiction à la réalité,
la Légende à l'Histoire. Au lieu de "s'engager, comme
on dit aujourd'hui, ils planaient séraphiqueutent "au-dessus
de la mêlée", comme on disait hier.
-----IDonc
à ces demi-dieux l'Algérie ne doit rien. Ce qui ne l'empêcha
pas - ce qui est chevaleresque - d'honorer l'un et l'autre. Seul parmi
la gent écrivassière de cette époque, Balzac manifesta
une sympathie soutenue pour ce qui - par nos soldats - s'édifiait
en Algérie. Lui seul eut la divination que pour nous 1830 avait
été plus et mieux que "la bataille d'Hernani"
le premier acte d'une épopée d'où devait naître
ce qu'il nomme si justement "la Seconde France".
-----IOr mesurons
l'ingratitude du destin Balzac est l'un des rares grands écrivains
français dont le nom n'a pas été donné à
un village d'Algérie. Nous avons Lamartine et Victor-Hugo, nous
n'avons pas Balzac. L'Algérie a dédaigné d'honorer
l'auteur de "La Comédie humaine" !
Les débuts d'une
ère nouvelle
-----IEn 1842, la
face des choses changea. Abd-el-Kader se réfugia dans la province
d'Oran. La contrée devint tranquille, et la route du Contas, ouverte
par l'armée au début de 1843, permit aux Européens
de circuler facilement entre Miliana et Blida.
Les constructions nouvelles et restaurées remplacèrent les
bâtisses délabrées ou détruites. On capta les
eaux et on les canalisa. On traça les rues. On planta des arbres
: une ère nouvelle commençait. Huit ans plus tard, le 4
novembre 1850, un Commissariat civil était créé,
auquel succedera bientôt une sous-préfecture. Puis Miliana
deviendra le siège d'une justice de paix et le chef-lieu d'une
subdivision militaire.
-----IEn 1873,
Miliana comptait 6 274 habitants, départagés ainsi :1 255
Français, 987 étrangers, 841 Juifs et 3 191 Musulmans. Au
dernier recensement la population globale s'élevait à 15
327 habitants. Vers 1930, M. Alexandre Michalet étant maire, un
mouvement de fièvre urbanistique anima la capitale du Zaccar, jusqu'à
ce jour alanguie dans un immobilisme oriental. On installa les égouts,
en renouvela les caniveaux et les trottoirs, on empierra et asphalta les
rues, on abattit un tronçon des remparts, on construisit ce qu'on
appelait encore des "H.B.M." (habitations à bon marché),
beaux immeubles de quatre étages, ce qui, pour Miliana, où
les platanes sont plus hauts que les toits, représentait des gratte-ciel...
Enfin on édifia un hôpital, un hôpital si bien situé
et si bien agencé que tous les gens de la plaine, l'apercevant
de loin audessus des vergers tombèrent malades pour la joie de
monter s'y faire soigner... J'oubliais : dans le même temps, un
Milianais entreprenant construisait un hôtel, un vrai "grand
hôtel", dont la façade lambrissée d'un marbre
miroitant, semblait devoir fasciner toutes les alouettes du tourisme.
-----IIl n'en
fut rien. En dépit de cet effort sincère de la municipalité
et des particuliers, Miliana n'est pas devenue le relais touristique privilégié
que sa situation l'autorise à vouloir être. La ville elle-même
se dépeuple et se dévitalise. J'ai connu à Miliana
une école normale d'institutrices, une subdivision militaire, une
école d'enfants de troupe. Tout cela l'a désertée
et la garnison actuelle ne dépasse pas 800 hommes. Et chacun de
répéter dans les années 50 que Miliana se meurt !
Un espace vital mal
réparti
-----IM. Ponnet,
professeur au collège et maire de Miliana,à l'époque
disait : "Avant tout je dois vous dire - et cela vous fera comprendre
beaucoup de choses - que si la garnison actuelle est peu importante (de
600 à 800 hommes), les terrains militaires représentent
une superficie égale à la moitié de celle de la ville,
occupée par 6 000 habitants environ. Pour insuffler à la
capitale du Zaccar un renouveau de vitalité, il faut donc - puisqu'il
est difficile d'augmenter la population civile déjà entassée
dans de vieilles maisons sans confort - augmenter la garnison, ce que
permet l'importance des casernes.
-----I"Mais
il faut loger les cadres, ce qui, actuellement, ne nous est guère
possible. C'est pourquoi on investira dans la réalisation d'un
groupe d'habitations à loyer modéré, dont les deux
cinquièmes des 96 logements seront réservés aux militaires.
"Notre programme d'habitat, poursuit M. Bonnet, comprend également
l'agrandissement de la Cité musulmane. Un immeuble de trois étages
comportant 27 logements, doit y être édifié prochainement,
ainsi qu'un immeuble en copropriété de 32 logements".
-----ISi le
commerce, qui fait les villes florissantes, somnole à Miliana,
elle semble renaître par tout un quartier de neuves et élégantes
villas.
-----IC'est
en dehors de la porte du Zaccar, en contre-haut de la route d'Affreville.
Tout un quartier résidentiel a poussé comme un champignon
là, et je suis heureux d'ajouter que la plupart de ces demeures
font honneur à leurs constructeurs, car bien rares sont celles
qui offensent le bon goût. Blanches et pimpantes, avec leurs pergolas
et leurs jardinets fleuris, elles donnent l'impression de la prospérité
et du plaisir de vivre. Et ce n'est pas un terme, c'est un commencement
: on continue à bâtir. Cette constatation me conduit à
cette conclusion : non, Miliana n'est pas une moribonde. Assoupie dans
son nid de verdure, son apparente torpeur est une incubation. Elle est
en crise de croissance, dont la sagesse de ses habitants et des pouvoirs
publics sauront la faire triompher.
-----ILes
platanes, parure majeure de Miliana
Ce qu'il faut conserver, ce sont les majestueux platanes des rues Saint-Paul
et Saint-Jean qui sont l'une des plus sûres parures de Miliana,
et qui érigent sur la chaussée une arche de feuillage, si
agréable l'été. A l'heure où j'écris
ces lignes, Blida remplace les siens, aussi beaux que ceux-ci, par des
bigaradiers. Cet oranger amer est un gracieux arbuste et j'ai admiré
et loué ceux qui ornent l'avenue de la Gare. Mais les généraliser
ne me paraît pas heureux, A Blida le soleil darde et les bigaradiers
ne dispensent pas beaucoup d'ombre : les Blidéens et leurs visiteurs
vont s'en apercevoir.
-----IPour
moi, je n'imagine pas Miliana, ni Tlemcen - ni la place d'Armes de Blida
- découronnées de ces beaux arbres.
-----ILors
de mes premiers séjours, des deux côtés de la rue
Saint-Paul, un ruisselet sussurait cette eau vive et claire, qui me rappelait
les euripes de la Rome patricienne, quelle était douce à
voir, agréable à entendre aux jours caniculaires Ce beau
temps n'est plus. Pour les besoins - je crois - de la mine du Zaccar,
on a détourné les eaux qui réjouissaient les yeux
et charmaient les oreilles en rafraîchissant l'air. C'est une beauté
de plus détruite par l'industrie.
-----IUn promontoire
dan une mer de verdure
Si comme toutes les villes musulmanes - Miliana était sans arbres
avant que Saint-Arnaud eut planté les platanes qui en sont les
ornements, les vergers qui l'entourent ont toujours existé, grâce
aux caux qui ruisselaient du flanc de la montagne, ce qui lui valut d'être
appelée "la Ville aux mille ruisseaux".
Shaw, voyageur anglais, qui visita Miliana, vers 1730, en porte témoignage
: "Miliana est surtout remarquable par ses
belles eaux, ses jardins et les vergers dont elle est entourée".
-----ISes
jardins sont toujours là, étagés jusqu'à la
vallée, et plus beaux que jamais. C'est du rempart sud, vers la
Pointe des Blagueurs, qu'il faut les admirer.
-----IOù
que les yeux se portent, on ne voit que des arbres. D'ici la ville est
un promontoire sur une mer de verdure.
Claude-Maurice Robert
Aujourd'hui, Miliana, dans
le triangle
de la douleur et de la souffrance des
attentats, meurt.
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