Henri BOURGEOIS, Maire de St-Bernard du Touvet (38)
------Marengo c'est avant tout, le symbole
de la colonisation de l'Ouest Mitidja. Les historiens lui préfèrent
Boufarik à, cause
de la légende mais Marengo c'est véritablement autre chose,
car bien plus de paramètres sociaux culturels participent à
sa croissance.
------Au début de 1848, la crise économique
en France, exsangue le pays, développe la misère, laisse
sur le pavé parisien un grand nombre d'ouvriers sans ressources,
dans le complet dénuement moral. Le gouvernement offre à
ces désoeuvrés de coloniser l'Algérie. Des terres
peuvent être mises à leur disposition afin de fonder des
colonies agricoles. Aucun d'eux ne connaissait le travail de la terre,
mais ils partent à13.500 pour se répartir en 42 centres
agricoles dont 12 dans la province d'Alger; Marengo sera l'un de ces centres.
------Chacun de ceux-ci est commandé par un officier, Marengo
a la chance d'avoir à sa tête un capitaine du Génie,
homme bon, courageux, dynamique, ayant foi dans sa mission et ses responsabilités:
De Malglaive.
------On avait promis à ces pauvres
diables de transporter gratuitement leur famille et leur mobilier au frais
de l'État. Le Génie militaire avait promis à De Malglaive
d'installer avant l'arrivée des colons, pour chacun d'eux, une
maison de deux pièces et un lot de 8 à 10 hectares de terre
à défricher et à assainir. Ils trouvèrent
des tentes et un immonde cloaque. Les colons cultivateurs s'étaient
engagés à nourrir les colons artisans et tous ne deviendraient
définitivement propriétaires de leur terre qu'au bout de
trois ans, quand tous les lots seraient complètement mis en valeur.
Jamais tromperie ne fût plus ignoble! Ils comprirent très
vite, ces pauvres malheureux, qu'on leur avait demandé l'impossible,
le dépassement de la nature humaine.
------À Paris, ils étaient
à peu près tous socialistes, à la Colonie de Marengo,
ils devenaient très vite ennemis de toute espéce de communauté,
de gestion commune, d'association ou de travail en commun. La pensée
même d'une minime solidarité dans la besogne aigrissait les
esprits et décourageait les bras: cela a suffit au début
de l'installation pour que des moissons séchassent sur pied ou
restassent éparses en favelles. Pauvres ouvriers, pauvres titis
parisiens, qu'un gouvernement hostile avait éloigné de la
capitale, gavroches en goguette, ils étaient devenus cultivateurs
dans une opérette dramatique. Ils avaient pourtant débarqué
l'esprit bourdonnant des harangues officielles ,et des cris de solidarité
ouvrière, gonflés d'espoir et de volonté. Dès
la sortie de la porte de Bab-el-Oued
ils avaient déjà découvert un pays sans route,
de telle sorte que leurs voitures s'en allaient sans direction précise
à travers la Mitidja, tantôt marécageuse, tantôt
barrée par d'épineuses broussailles, de palmiers nains,
de genêts, de jujubiers sauvages, d'acacias meurtriers, croisant
des groupes d'arabes au regard hostile, mais implorant une aumône
ou un peu de nourriture. Premières rencontres de pauvres des deux
rivages de la Méditerranée. Sur le seuil des gourbis, délabrés,
plantés çà et là, sur une 11e de marécage,
des fatmas en haillons sordides, entourées d'enfants miséreux,
sales et maladifs, déjà minés par le paludisme, braillaient
leur crainte, accompagnées par les meutes de chiens faméliques,
hargneux, dont les aboiements sinistres faisaient échos aux "
you-you haineux de leurs maîtresses. C'était avec ces gens-là
qu'il faudra bien un jour travailler, vivre et fraterniser. La foi encore
l'emportait sur les premiers désespoirs, se disaient-ils.
------Ces premiers Marengoins en dépit
de tous les malheurs qui les accablent vont tenir pour pouvoir accueillir
les communards de 71, les Alsaciens Lorrains refusant la botte allemande,
les Italiens, les Siciliens, les Maltais, les carriers espagnols fuyant
la misère. Ils les intégreront à la communauté
fraternelle qui s'est formée. Beaucoup plus tard, ils ouvrirent
les bras aux Espagnols fuyant Franco et aux Italiens fuyant Mussolini,
aux Kabyles et aux Mozabites fuyant la misère.
------Puis du haut des collines du Sahel,
qui avaient facilité leur cheminement, ils découvrirent
ce qui allait être pour beaucoup, leur tombeau. La plaine s'étalait
à leurs pieds en une luxuriante mer de verdure. En réalité
c'était, à la découverte, un immonde marais pestilentiel,
tigré de forêts de joncs impénétrables. Des
mares, des flaques croupissantes brillaient sinistrement, reflétant
un ciel de feu, comme pour mettre en lumière des maquis de lianes,
de ronces, de jujubiers, d'acacias et de lauriers roses, seul ton de timide
poésie au milieu de cet enfer: immense bouilloire infecte d'où
s'élevaient des volutes fétides.
------Imaginons le maquis Corse planté
dans la Camargue avec des odeurs de FOS et nous aurions à peine
l'image édulcorée de ce cloaque. Les colons circulaient
dans de profondes ornières boueuses qui franchissaient les marais
sur des ponts de branchages très vite pourris, moisis, engloutis
par l'humidité suffocante de la plaine à midi. Des nuées
de moustiques et insectes en tout genre, transformaient le marécage
en un lieu hors du monde. Le général Berthezène n'avait-il
pas déclaré: " La Mitidja
sera le tombeau de tous ceux qui oseront l'exploiter"?
------Pourtant en janvier 1849,
828 ouvriers parisiens osèrent mais déchantèrent
très vite; ils s'installèrent dans des gourbis ou sous la
tente car la construction des maisons promises par le Génie n'avait
même pas débuté. Déjà l'État
trompait les Pieds Noirs. Le paludisme commence alors à tuer sauvagement.
Dès juin, "le service sanitaire militaire ", du moins
le service qui a planté cette étiquette à la porte
d'un gourbi crasseux, mis courageusement en place par De Malglaive, essaie
de traiter sur place le maximum de cas. Les grands malades et les mourants
sont évacués sur Cherchell ou sur Blida. Les premiers décès
découragent 41 colons qui quittent ce lieu maudit de Dieu et des
hommes, dès le mois de juillet. En août, de nouveaux décès
engagent 37 nouveaux départs. Le colonel Soumain, patron de De
Malglaive qui vient inspecter la colonie rassure le gouvernement en évitant
de conter le pire. " La colonie de Marengo
est en bonne voie, rapporte-t-il, les colons travaillent plus qu'ailleurs.
Ils semblent heureux et ne peuvent manquer de prospérer, s'ils
ne se laissent pas abattre par les premières fièvres ".
Jamais le verbe sembler n'a soulevé autant d'amertume qu'à
Marengo; septembre est noir, des familles entières meurent faute
d'avoir un seul membre valide pour soigner les autres. Il reste 736 âmes
et une consolation: toutes les maisons sont maintenant construites.
------Mais dès octobre, comble
de l'adversité un nouveau malheur s'abat sur ces malheureux terrifiés,
trop éprouvés par le paludisme: le choléra, terrible
fléau, fait son apparition. Ceux qui servent de médecins,
d'infirmiers, les valides déprimés, secoués, anéantis
par le paludisme, s'attaquent résolument à l'épidémie.
Très peu résistent et tombent à leur tour. Un rapport
du capitaine De Malglaive résume la situation: "
Elle est tellement critique que nous n'arrivons pas toujours à
trouver les hommes pour former les corvées qui doivent porter les
morts au cimetière -. Bientôt le nombre des morts dépassera
celui des vivants et De Maglaive, exceptionnellement résistant,
porte lui-même et seul des cadavres pour encourager les derniers
valides et remonter le tonus des découragés. N'y parvenant
que très difficilement, il fait appel aux Soeurs de la Charité
Chrétienne de Saint Vincent de Paul qui s'installeront définitivement
à Marengo et y vivent toujours actuellement Personne ne pourra
dire le courage de ces femmes admirables, leur héroïsme dans
cet enfer. Le bilan sera terrible, choléra et malaria ont tué
194 Marengoîns en huit mois De Maglaive le solide, le dur, l'indéracinable
est maintenant désespéré: "Le courage ne reste
plus qu'à 40 familles. Les autres, ou sont malades, ou attendent
un moment favorable pour rentrer en France. "
------Mais ces 40, tiendront. Descendants
de ces admirables pionniers, nous sommes fiers de ces hommes et de ces
femmes qui ont continué à assainir, à planter, à
lutter pour créer la vie. Ils associent quelques arabes à
leur lutte, fraternisent dans la misère. La commission d'inspection
gouvernementale, venue inspecter la colonie écrira: " Être
satisfaite de Marengo... la broussaille est plus abondante que le palmier
et offre moins de résistance aux outils ". Elle
ne peut plus voir les marigots déjà asséchés
et son optimisme nous paraît aujourd'hui outrancier, insultant et
vulgaire.
------Mais c'est en 1880 que les premiers pionniers verront leurs
efforts et leurs luttes récompensés: les guerriers hadjoutes
ont renoncé au combat. Ces soldats fanatiques de l'Islam acceptent
de se fixer à la terre au côté des Européens.
Alors que le phylloxéra ravage les vignes de Métropole,
les pionniers plantent le vignoble de la Mitidja. Ce devait être
la plus belle réussite agricole et humaine du siècle, car
en fixant la vigne, ils fixent définitivement les Hadjoutes au
travail agricole.
------Les petits colons vont enfin accéder à l'aisance
et les gros à la fortune. Le tas de boue, de marécages,
de maquis, de peur et de fièvre va devenir le magnifique verger
qui semblait un don du ciel pour se faire pardonner l'enfer de 1848.
------Et quand nous avons laissé dans notre âme, en
62, la dernière image de Marengo c'était cella de cette
végétation luxuriante qui donnait ces fruits merveilleux
et son ombre rafraîchissante. Beaucoup trop de Métropolitains
et de descendants des Hadjoutes avaient oublié que ce paradis terrestre
émergeait d'un charnier.
------Nul lieu que Marengo ne pouvait être mieux choisi pour
marquer la gloire de ces hommes et le vivant remords de ceux qui l'avaient
trop facilement oublié.
------Nous, les descendants de ces femmes et de ces hommes hors
du commun, nous voulons porter haut leur souvenir, crier notre fierté
d'être du sang de cette race de bâtisseurs exceptionnels.
Et si un jour, au moins, un descendant d'Hadjoute enfin sincère
et reconnaissant ose le faire à la face du monde pour marquer une
justice, demandons-lui la faveur d'écrire sur une stèle
à la gloire de' ces pionniers au centre de Marengo, ces deux vers
du Coran:
------Ici "Autrefois c'était
l'ENFER, des hommes..., brûlés au feu ardent, ils n'avaient
d'autre nourriture que les épines
------"Ils en firent le paradis où
il y a aujourd'hui des ruisseaux dont l'eau est incorruptible, des ruisseaux
de lait dont le goût ne change pas et des ruisseaux de vin, délices
de ceux qui boivent, et des ruisseau,x de miel limpide, il y a toutes
sortes de fruits et le pardon du Seigneur"
Henri BOURGEOIS,
Maire de St-Bernard du Touvet (38)
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