Les marchés
Les quartiers commerçants d'Alger à l'époque turque

par Marcel EMERIT

Algeria et l'Afrique du nord illustrée, revue mensuelle, février 1952, n°25.Édition de l'Office Algérien d'Action Économique et Touristique (OFALAC), 26 bd Carnot ou 40-42, rue d'Isly, Alger

 

mise sur site le 18-9-2005
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----------LE touriste qui débarque à Alger ne manque pas d'aller visiter le quartier arabe appelé improprement la casbah (voir le dossier) et convient sans peine que c'est l'un des plus pittoresques échantillons de la vie orientale qu'on puisse trouver en Afrique du Nord. Mais, s'il est quelque peu au courant de la vie des musulmans méditerranéens, il s'étonne de ne pas traverser les souks de type traditionnel dans cette ville que sa position vouait à un rôle maritime et commercial de premier plan. On lui offre une explication : Alger, ville de corsaires, n'était
pas un centre de commerce et d'industrie avant l'établissement du régime français. Vue sommaire, dont on se contente trop aisément.
----------En réalité le produit de la piraterie, quoique très considérable à certaines époques, n'a jamais été qu'une fraction des revenus de la Régence turque et cette ressource, devenue très faible au XVIIIè siècle, était nulle depuis 1816. Quoique pauvre et mal cultivé, le pays pouvait exporter des céréales, de la cire et de la laine, parce que sa population, très clairsemée, disposait de grands espaces exploitables avec des procédés primitifs. Les beyliks d'Oran et de Constantine vivaient de l'exportation du blé. Alger, débouché de la Mitidja et de la province du Titteri, régions plus peuplées, n'avait pas trop de denrées, mais elle tirait des revenus du commerce de la laine et des peaux. Le développement de son industrie était gêné par la concurrence des produits manufacturés que lui apportaient les bateaux chrétiens, ou même les caravanes venues de Tlemcen ou du Maroc, mais elle conservait la possibilité de fabriquer de petits objets à bon marché à l'usage des tribus peu éloignées. Cette activité entretenait un monde de petits bourgeois maures et d'artisans que l'administration militaire, au début de l'occupation française, n'a pas su retenir.
----------Pour nos généraux, l'Alger de 1830 parut une agglomération effrayante. Comme toutes les cités musulmanes, elle constituait un enchevêtrement de petites rues où les hommes et les animaux porteurs se frayaient difficilement un passage. Les caravanes campaient sur de vastes places aux portes de la ville. Rien de plus étranger à notre conception du centre urbain, où les rues servent à la circulation des voitures, où les marchandises venues de l'extérieur sont portées directement au détaillant ou au consommateur. L'Alger turc, aux ruelles obscures et aux multiples cachettes, semblait un coupe-gorge où une armée d'occupation ne pouvait s'installer sans danger.
----------Un Lyautey eût fondé une ville européenne à côté de la ville turque, et la place ne manquait pas au delà des remparts, surtout au sud-est de la porte Bab-Azoun où des quartiers modernes se sont bâtis sous le Second Empire. Mais les Français du temps de Louis-Philippe n'avaient qu'un respect modéré pour les villes orientales et croyaient bien faire en les soumettant aux règles de l'urbanisme qui leur étaient familières.
----------L'Autorité militaire n'entama pas trop la partie supérieure, El Djebel (la Montagne), qui a conservé ses maisons et sa population maure, de plus en plus remplacée aujourd'hui par des immigrants kabyles ; mais elle se hâta de transformer la ville basse, El Oulha (la Plaine) pour en faire une zone de circulation facile, avec une place propice aux revues de troupes, destinées à faire grande impression sur les indigènes.
----------Le Génie fut chargé des travaux et les fit avec une telle précipitation qu'il négligea de lever le plan détaillé des quartiers qu'il détruisait. En 1837 on ne savait déjà plus où passaient les rues de la basse ville avant notre débarqueraient, et il fallut faire une enquête auprès des indigènes pour savoir quel était leur tracé et en quoi consistait l'activité de leurs habitants. J'ai eu le bonheur de retrouver aux Archives nationales (F 80/1675) cette enquête effectuée par l'interprète Eusèbe de Salles. Elle me permet de retracer approximativement la topographie des souks remplacés en 1830 par la place du Gouvernement et du quartier des riches résidences, dit " quartier de la Marine " (voir ce quartier) , qui, déjà profondément modifié à cette époque, vient d'être rasé pour faire place à des immeubles modernes.

LA MARINE
Cliquer sur plan pour voir le plan de 1830

----------IMAGINONS une visite de la ville en arrivant de la mer, de ce petit port enclavé entre l'ancienne île du Peñon, la côte rocheuse et dentelée qui bordait l'actuelle Pêcherie et l'isthme
artificiel construit par les Turcs. Nous montons les degrés de l'ancien bâtiment de la Douane, que les Français ont transformé en entrepôt, et nous pénétrons dans la ville par la Porte de l'lle (Bah et Dzira). Par là passaient toutes les marchandises qui sortaient de la capitale barbaresque ou qui y entraient, à l'exception du produit de la pêche. Le fronton présentait un écusson où étaient figurés des drapeaux, des lions, des canons, des navires, sous une couronne surmontée d'un croissant. Au sommet pendaient des cloches espagnoles rapportées d'Oran. Cette porte a disparu en 1870, quand on construisit le boulevard Amiral Pierre, qui longe la mer.
----------Les premiers édifices qui se présentaient à l'entrée de la ville étaient deux casernes de janissaires, qui furent détruites peu après 1830, et, à droite en suivant la rue de la Marine, le fondouk ed Douanès. Ce fondouk était habité exclusivement par des Turcs célibataires, moyennant loyer. Les Français l'ont transformé en caserne à laquelle on donna, en 1837, le nom du colonel Lemercier, directeur du Génie, qui venait de mourir. Remplacée par des maisons à arcades, il n'en reste qu'un souvenir, le nom de la première ruelle qu'on rencontre à droite, en entrant dans la rue de la Marine.
----------Au temps des Turcs, cette rue de la Marine, qui portait le nom de Thriq bab el Dzira, était une étroite voie longeant la partie gauche de la percée actuelle, celle-ci fut faite avec une largeur énorme aux yeux des Algériens du temps, au début du règne de Louis-Philippe, et bordée de maisons à arcades qui ont échappé à la récente démolition. Le premier édifice à gauche était la Grande Mosquée (Djama et Kebir) aux murs nus avant la construction (en 1837) d'un péristyle dont les colonnes furent empruntées à la mosquée Seïda. En face était une zaouia, destinée au logeaient des personnages religieux et des étudiants..
----------Les Français la rasèrent et édifièrent sur son emplacement un établissement de bains.
----------Passée à gauche la rue de l'Arc, qui s'incurvait vers la Pêcherie, on trouvait le fondouk appelé Kbira, ou le Grand Café, que les Européens nommèrent " fondouk de la Bourse ". Le bas de l'édifice était garni de boutiques et les parties supérieures louées aux voyageurs musulmans. Après 1830, on vit s'y entasser des pêcheurs maltais et mahonnais. Ce fondouk tirait son nom d'un café situé tout près de là, le dernier et le plus important des sept situés le long de la partie droite de la rue.
----------A hauteur de la Djama Djedid (appelée aujourd'hui " Mosquée de la Pêcherie ") s'étendait, au nord, la place du Badistan autrefois marché aux esclaves. On trouvait là des tailleurs, des brodeurs d'habits, des fabricants de boutons de luxe.

LES SOUKS

----------L 'ACTUELLE place du Gouvernement (voir ce lieu)était un quartier grouillant, où retentissaient les cris des marchands et le bruit des marteaux des petits artisans, entassés dans les maisons basses. Réseau de rues très étroites, où l'on rte pouvait circuler qu'en jouant des coudes.

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La Djama Seida, mosquée de la Dame, était le plus élégant des édifices religieux d'Alger
La Djama Seida, mosquée de la Dame, était le plus élégant des édifices religieux d'Alger

---------A la bordure nord se trouvait la rue Erressassia (Nous reproduisons phonétiquement les noms arabo-turcs tels que les hommes de 1830 les ont entendus) rue des ouvriers en cuivre et des plombiers. Puis, en allant toujours vers le sud, la rue el Ferraghia, rue des serruriers ; le hachmaqji, rue des cordonniers ; la zankat el Dhaouda, où travaillaient les fileurs d'or ; la zankat Essagha, où des juifs fabriquaient des bijoux d'or et d'argent ; la zankat el Nehas, où l'on ciselait des objets dle cuivre ; la rue El Mesaissa, où l'on confectionnait des bracelets de corne de boeufs ou de buffles, dont Alger faisait grand commerce avec l'intérieur et dont se paraient les femmes arabes et kabyles trop pauvres pour acheter des bijoux en métaux précieux. Elle était prolongée par la zankat Es Sebbaghin, rue des teinturiers. En face de la porte de la Mer (Bab el Bahr), s'ouvrait la Tchaqmaqjia, souk des fabricants ou réparateurs de fusils. Enfin, sur l'emplacement de l'actuelle galerie Duchassaing, le souk et Leuh, spécialisé dans les calottes de velours.

-------Les pêcheurs, après avoir fait leur prière à la Djama Errabta, en contrebas (qui a disparu), empruntaient un passage voûté sous la Djama Djedid pour se rendre au marché au poisson, situé devant cette mosquée. Tout le quartier était plus bas qu'aujourd'hui et mal nivelé.
----------La partie est de la place formait le quartier intellectuel. On y voyait flâner des étudiants devant les boutiques des libraires et des enlumineurs. Car c'était là que se trouvait l'école de la Kissaria, annexée à la petite mosquée du même nom. Dans l'angle nord-est, en face de l'actuel Hôtel de la Régence, se dressait la Djama Seïda (mosquée de la Dame). C'était le plus élégant des édifices religieux d'Alger. L'intérieur était recouvert, du haut en bas, de ces faïences émaillées qui donnent aux riches maisons mauresques un aspect si pittoresque. Grâceà cela, elle n'était pas soumise au blanchiment périodique auquel étaient astreints lotus les édifices de la ville : "La chaux n'y entrait jamais".
----------Dans son voisinage se trouvait une antre petite mosquée et le Beit et mal, service des Domaines s'occupant des héritages. A l'est c'était le quartier officiel, avec la Djenina, palais du dey, aujourd'hui démoli, dont l'entrée se trouvait rue Bab-el-Oued, la Monnaie, affermée à un juif, le beau palais du dey Mustapha, actuellement Bibliothèque nationale, le Dar Aziza, aujourd'hui archevêché, le Dar Hassan pacha, aujourd'hui Palais d'hiver, une prison, dans l'actuelle rue Saint-Vincent-de-Paul, enfin la mosquée Ketchaoua, qui fut transformée en cathédrale catholique.
----------En allant vers la mosquée de Sidi Ali Betchin (actuellement Notre-Dame-des-Victoires) on trouvait, le long de la rue Bab-el-Oued, une série de souks, particulièrement celui du cuir (El Bellardjia), où l'on allait acheter des harnachements, les babouches et des souliers de cuir jaune, portés par les personnages de distinction : ils venaient du " Gharb " et j'imagine qu'ils étaient apportés par la caravane de Salé, car il y avait dans la ville haute une " rite des Salésiens ".

LE QUARTIER BAB-AZOUN

----------Au sud, la longue rue Bah-Azoun était une succession de souks très animés '. Souk el Kebir, Souk Kherratin (tourneurs), Souk es Semmarin (maréchaux ferrants), enfin Souk er Rahba (marché aux grains) au débouché de la place où les marchands de l'extérieur stationnaient après avoir franchi les murailles de la ville.

Rue Bab-Azoun et mosquée Mezzomorto
Rue Bab-Azoun et mosquée Mezzomorto

---------Dans cette partie de la cité dominaient les caftans noirs des marchands israélites. A vrai dire, les juifs d'Alger n'étaient pas rigoureusement parqués dans un quartier spécial, suivant la règle suivie dans les autres villes musulmanes ; on en trouvait encore à l'extrémité nord. du côté de la porte Bab-el-Oued, et, entre la rue Bab-Azoun et la côte, juifs et musulmans vivaient côte à côte. La caserne Bosa, à l'extrémité actuelle de la rue Palmyre, voisinait avec un marché à huile fréquenté par les Kabyles ; la rue suivante s'appelait El Ligournim, probablement parce qu'on y trouvait les bureaux des riches exportateurs juifs de Livourne, qui portaient le costume européen, vivaient dans le quartier des Hadars et avaient leurs maisons de campagne à Bouzaréa (voir cet endroit) . A chaque extrémité de cette rue (les Livournais se trouvait un édifice juif : un établissement de bains, à l'emplacement de notre vieille mairie, et la boucherie Dar et Lahm, ouvrant sur la rue Bab-Azoun. Mais on y voyait aussi deux mosquées, la Djama es Souk el Kebir et la Djama Fondouk Ezzit. Le long des rues situées au sud, on rencontrait des établissements essentiellement musulmans : sur la zankat el Haoua (rue de l'Impuissance, actuellement rue de l'Aigle) un hospice pour les Turcs impotents ; El-Meurstan (rue de la Flèche) était un asile de fous ; l'établissement de bains maures " Hammam Hamza Khodja " se trouvait sur l'emplacement de notre rue Laurier ; enfin, empiétant sur le square Bresson actuel, la Grande caserne (Eujicharia mtaa'l rahba).
----------De l'autre côté de la rue on voyait encore quelques bàtiments turcs d'importance, le bagne Tmatkin, d'où sortaient les rugissements et l'odeur violente des lions, une partie de ce lugubre dépôt d'esclaves étant occupée par la ménagerie du dey ; la caserne Kherratine, la mosquée Mezzomorto, à l'angle de la place, et les deux casernes de janissaires qui forment maintenant le Cercle militaire et qui dominaient un marché aux légumes.
----------L'actuel grand théâtre était alors un rocher, servant de tir à la cible, au pied duquel se tenait le marché au charbon.
----------La principale masse des maisons juives se trouvait dans le quartier el Konrakdjia (des fabricants (le crosses de fusils), où l'on perça la rue de Chartres, en démolissant la plus grande synagogue, et surtout dans le Kebatiya, devenu place de Chartres. Dans ce dernier quartier, des maisons sordides abritaient des fabricants de cabans.
----------La place assez importante que tiennent sur la carte ces quartiers commerçants prouve bien que l'Alger turc n'était pas seulement une capitale politique et ne vivait pas que de la course.
----------Au point de vue industriel, la ville n'avait certes pas la vieille réputation de Tlemcen. La camelote qu'on y fabriquait ne trouvait pas acheteurs à l'étranger ou aux confins de la Régence, mais elle se vendait bien dans la Mitidja et dans les tribus du Titteri. En outre, Alger était une ville de passage. Les caravanes venues du Maroc, de Tunisie ou du Sahara, et transportant soit des marchandises rares, soit des pèlerins de La Mecque (lesquels faisaient aussi du commerce en cours de route), sans pouvoir traverser cette ville d'étroits boyaux et d'escaliers, trouvaient des espaces de stationnement bien gardés en face des principales Portes et entretenaient un mouvement d'échanges assez actif.
----------Les Turcs, pour inspirer confiance au commerce, faisaient régner dans la ville une discipline sévère. Les coupeurs de bourse et les marchands à faux poids, dont les corps étaient pendus aux crocs de la place Bab-Azoun, montraient aux visiteurs ce qu'il en coûtait lorsqu'on ne respectait pas les lois.
----------Il faut dire aussi que les fonctionnaires et les janissaires chargés de l'exécution de ces lois abusaient souvent de leurs pouvoirs. C'est ce qui explique les vengeances qui furent assouvies lorsque la France brisa, en 1830, la domination de cette caste militaire.

Marcel EMERIT.