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-Itinéraire pour une pêche aux clovisses.
Souvenirs de Yves Juan, secrétaire du R.C.M.C.
Aux Échos d'Alger, n°76, mars 2002

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-------Chaque fois c'est la même chose, je tourne et me retourne dans le lit, j'ai l'impression de ne pas avoir fermé l'oeil. Et ce fichu réveil dont mon père a réglé la sonnerie sur 4 heures, qu'attend-il pour sonner le lever?
-------La cause de cette excitation? tout simplement ce dimanche matin mon père nous emmène, mon frère et moi, pêcher les clovisses à la butte de tir, autrement dit chez les Pères.
-------Enfin debout, la toilette vite faite et le café prestement avalé, nous voici dehors. mon père avec " l'appareil " sur l'épaule et mon frère le panier de casse-croûte à la main en route pour l'embouchure depuis la Cité Altairac.
-------On est en juillet, l'air est doux, il sent bon le chèvrefeuille, la glycine, enfin il sent bon, on est bien et jamais je n'ai retrouvé, de ce côté-ci, ces sensations.
-------La masse haute et imposante du silo à crains du moulin Duroux et les bâtiments de la briqueterie Altairac d'où jaillit une immense cheminée, se découpent en silhouettes sombres sur le ciel qui commence à s'éclaircir vers le levant.
-------Nous longeons le stade Zevaco, un grand mur qui borde la route comme une espèce de rempart avec ses guichets qui semblent autant de meurtrières. Tout est calme mais je ne peux m'empêcher de penser en levant les yeux vers les gradins à la rumeur qui arrive chez nous les après-midi de match, rumeur qui éclate, énorme, en " il y est "scandés sur l'air des lampions lorsque le R.C.M.C. marque.
-------Voilà les barrières du passage à niveau puis la briqueterie Torelli avec l'inévitable chien kabyle qui vient prudemment nous renifler de loin et qui s'enhardit lorsque nous l'avons dépassé.
Plus loin, après le pont de l'Oued Smar, c'est la briqueterie Morales et l'ancienne distillerie (là même où pendant la guerre seront distribués les boulets pour le chauffage qui sera ensuite la cotonnière et enfin un centre de formation professionnelle), mais également, sur la droite, une grande bâtisse cubique qui a longtemps été pour moi une annexe de la mairie jusqu'à ce que j'apprenne que mes parents m'avaient fait un gentil mensonge, ne sachant pas comment m'en expliquer l'activité très accueillante et le caractère " tolérant " . Elle avait un nom cette maison, " Embarka " et, plus loin, il y avait sa concurrente, " L'Arc en ciel " .
-------Nous traversons ensuite le quartier des gitans (nous disions les gitanos), rien ne bouge sauf un chat qui jaillit d'une fenêtre de l'atelier du maréchalferrant, traverse la route devant nous pour aller se perdre dans les anciens entrepôts du petit chemin de fer qui faisait, mais je n'en suis pas certain, Maison Carrée/L'Arba.
Sur la place, tout est fermé encore, mais l'on entend déjà le bruit des voitures à cheval qui viennent approvisionner le marché.
-------A hauteur de la mosquée, c'est le marché à bestiaux (le Cours de France et les H.L.M. c'est pour plus tard) et nous sommes enveloppés de relents de suint et de litières.
-------Enfin la Comolive avec son éternel panache de vapeur qui embaume l'huile d'olivc et en face la Saquana où des tonnes de viande attendent dans le " froid sec " leur mise à la consommation.
-------A partir de là, la R.N. 5 franchie et la blanchisserie Reig dépassée, ce sont les coteaux de l'Harrach (à l'époque j'ignorais que j'allais y travailler pendant 7 ans), l'Harrach que nous longeons (il n'y a pas encore le stade Lavigerie) pour ensuite, après avoir bifurqué légèrement sur la droite, aboutir à la butte de tir, où, une dune franchie, nous découvrons la mer.
-------Ah quel spectacle! A droite (et oui à droite car de ce côté-ci c'est à gauche ou dans le dos), le soleil qui émerge à peine fait resplendir la mer de millions de petits feux rouges scintillants et le Cap Matifou noyé dans une légère brume bleutée.
 

------A gauche, majestueuse dans sa blancheur que le soleil qui joue avec les vitres paillette d'or, notre ALGER qui s'étire, en se mirant dans l'eau que rien ne trouble, du Caroubier à l'Amirauté.
-------Mon père ne s'attarde pas à la contemplation du panorama mais déjà il essaie de repérer le banc de sable où il fera la bonne pêche.
Le premier dans l'eau, il commence à racler le fond et régulièrement il relève l'appareil.

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A ses mimiques, nous savons s'il y en a ou s'il n'y en a pas, des clovisses, bien sûr.
-------Et sur le bord, encore habillés, nous le suivons jusqu'à ce qu'enfin il trouve le bon endroit.
-------Dans cette recherche, nous nous sommes souvent retrouvés au premier rocher, c'est-à-dire presque au Lido.
-------Dès le filon découvert, à l'eau mais, attention, là où il y a pied en ce qui me concerne et en fait, j'étais plus attiré par la recherche d'un éventuel trésor qui aurait pu être déposé dans la nuit par la mer.
Bien entendu, la quête se bornait invariablement aux morceaux de liège et aux coquillages.
-------A intervalles réguliers, moments attendus avec impatience, mon père sort, déverse le contenu de la poche en filet fixée à l'appareil, sur un torchon que nous avons étalé sur le sable.
-------J'entends encore le bruit, semblable à un sac de petits cailloux que l'on agiterait, que font les clovisses en s'éparpillant sur le torchon et je vois les crabes qui tentent désespérément de s'enfuir.
-------C'était une grande joie lorsque les clovisses étaient larges comme l'ongle du pouce et leur coque jaune-brun mais surtout lorsqu'il n'y avait pas beaucoup de gravier car le tri était alors rapide.
II arrivait souvent qu'avec les clovisses mon père ramène une trembleuse avec ses trois points bleus sur la tête et craignant la décharge électrique, je me gardais bien de la manipuler, laissant à mon frère le soin de la rejeter à la mer.
-------Vers 9 heures venait l'heure du casse-croûte, le plus souvent des sardines à l'huile, du pâté, ou la presqu'inévitable soubressade et puis c'était le retour.
-------Généralement, le même chemin en sens inverse mais quelquefois, lorsque nous nous trouvions à hauteur du premier rocher, nous traversions le polygone que mon père connaissait bien pour y avoir fait souvent des escapades alors qu'enfant il habitait les Cinq maisons, pour nous arrêter chez une tante à la ferme Coulbouet.
Evidemment, le retour s'effectuait sous un soleil de plomb qui nous rendait moins loquaces qu'à l'aller. L'appareil se faisait plus lourd sur l'épaule de mon père et mon frère ahanait avec, au bout des bras, le poids de la pêche.
-------A l'arrivée, j'avais pour mission de porter une ou plusieurs assiettes de clovisses à quelques voisins ainsi qu'à mes grands-parents qui habitaient à l'autre bout de la Cité, sur la colline (ceux de chez Altairac connaissent), ce que je faisais bien volontiers dans la mesure où l'on me promettait que l'après-midi, après la sieste, j'aurais droit à une glace ronde à deux sous de monsieur Ibanez.
-------Plaisir simple, plaisir vrai, ces parties de pêche aux clovisses étaient pour moi extraordinaires et J'en garde un souvenir ému.

Yves JUAN
secrétaire du R.C.M.C.