sur site le 27-08-2003
- Divers textes sur Alger, l'Algérie, les Pieds-Noirs,...
Un extrait de : " Évolution de l'Algérie de 1830 à 1930 : chapitre 6"
Création des ports et capitales

Cahiers III du Centenaire de l'Algérie
par M.E.F. GAUTIER, professeur à la Faculté des Lettres d'Alger

collection personnelle.

n.b : tous ces textes ont été passés à l'OCR, je ne les pas vérifiés minutieusement. Veuillez pardonner les erreurs éventuelles, vous pouvez même me les signaler.Merci

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Une autre partie essentielle de l'outillage, ce sont les ports. En Algérie, l'étude de leur création ne peut pas être disjointe de celle des capitales.

-------On s'en aperçoit à une comparaison sommaire des trois chefs-lieux des trois départements algériens.
-------Alger est une ville de 215.000 habitants, dont 160,000 Européens et 55.000 Indigènes.
-------Oran a 150.000 habitants, dont 125.000 Européens et 25.000 Indigènes.
-------Ce sont des villes européennes.

-------On a le droit d'appeler Alger et Oran des villes monstres. Près de 300.000 Européens agglomérés dans ces deux villes seules, sur un total inférieur à 900.000 colons. Un tiers, c'est énorme. L'Algérie est au régime des villes monstres. Ainsi s'extériorise la constitution sociale du pays : une population rurale indigène encadrée par une bourgeoisie européenne.
Notez que la capitale du troisième département algé­rien, Constantine, reste loin en arrière. 93.000 habitants, dont la moitié Indigènes. La cause de ce retard est très évidente. Constantine est à 80 kilomètres de la mer. Ses ports vivent à part, Philippeville, et surtout Bône, la grande rivale de Constantine. Les villes monstres ont poussé au bord de la mer.

-------En Oranie, avant 1830, la vieille capitale était incontestablement Tlemcen, qu'Oran a facilement et énormément surclassé parce que Tlemcen n'était pas un port.

-------Je suppose que c'est normal. Dans les colonies et les anciennes colonies anglaises, les capitales sont des ports : New-York, Le Cap, Sydney et Melbourne. Ainsi reste marqué l'ombilic par lequel l'enfant se rattachait à la mère.

-------Aucune de ces capitales n'est une création de toutes pièces, non pas même Oran, qui était bien peu de chose en 1830, mais qui conserve dans ses vieilles fortifications, blasonnées aux armes d'Espagne, le souvenir d'un vieux passé.
-------Il est bien possible que nous nous soyons installés trop docilement sur les emplacements urbains antérieurs.
-------Le port d'Oran eût été bien mieux placé à Mers-el-Kébir. La bi-millénaire Constantine, juchée sur un rocher, étouffe aujourd'hui entre sa falaise et son canyon.-------Les Anglais, dans leurs colonies, avec leur mépris hautain des « natives », se dégagent bien plus radicalement que nous des suggestions du passé, lorsqu'ils jugent expédient de le faire.

-------Au Maroc, le maréchal Lyautey s'est bien gardé, dans sa sagesse, d'installer sa capitale nouvelle à Fez ou à Marrakech. Il est certain que sous les Turcs Alger était la capitale et qu'elle l'est restée.

-------Après tout, sur cette côte algérienne, uniformément très mauvaise, il n'y avait pas un seul port naturel au profit duquel nous aurions pu être tentés d'abandonner Alger.
-------Nous y sommes donc restés, et il est curieux de voir comment nous l'avons transformé.

-------Dans la ville actuelle, en 1930, sur le terrain, et mieux encore peut-être sur une photographie d'avion, l'Alger turc qui est toujours là, et l'Alger français, se distinguent immédiatement.
-------L'Alger turc, c'est ce petit tas indistinct et saillant de petites maisons blanches agglomérées en carapace.

-------Indistinct : parce que, à l'échelle de la photographie, on ne peut pas distinguer le lacis enchevêtré des étroites ruelles, venelles et impasses. Saillant : parce que tout ça monte à l'assaut d'un éperon montagneux à pentes très raides; dans les venelles en escaliers, les êtres humains ne circulent qu'à pied, et les fardeaux à dos de bourriquot. Au sommet de l'éperon encroûté de minuscules cubes de pierres, se dresse hautement une grande bâtisse quadrangulaire, c'est l'ancienne Kasbah des deys, le château-fort. L'usage a étendu son nom à l'ensemble de l'Alger turc qui était, en effet, tout entier une forteresse.-------Les limites de l'Alger turc restent admirablement nettes ce sont tout simplement les anciens fossés de l'Alger turc, à peine camouflés. Contre ces fossés-là est venu se briser l'armée de Charles-Quint.

-------Tout l'ensemble est pratiquement intact.

-------Tout autour, dans les deux sens, s'étend l'Alger français à perte de vue, hors des limites de la photographie. On identifie au premier coup d'œil ce faisceau de quelques larges artères, très longues, réunies par de courtes et larges rues à angles droits.

-------Il est clair que ceci est une ville européenne. Il y a faisceau étroit, on pourrait presque dire artère unique, parce que les tramways ont le souci européen de ne pas perdre la côte et les collines trop élevées ne se sont pas prêtées aisément à l'établissement de funiculaires. L'Alger français, au rebours de la Kasbah, colle à la côte. Entre les cornes extrêmes du faisceau, il y a une douzaine de kilomètres.

-------Si le lecteur a eu la patience de suivre ce commentaire, avec les yeux fixés sur la photographie, il aura l'impression, J'imagine, d'un pauvre vieux petit cadavre, fossilisé et enkysté dans un grand organisme vivant.

-------Quelque chose d'analogue à ce que serait, dit-on, une perle industrielle japonaise; un petit corps étranger central, enrobé dans les cercles concentriques de nacre.
------
Si on descend de l'avion pour se promener dans les venelles de la Kasbah, en compagnie du guide excellent qu'est M. Lespès, auteur d'un beau livre sur Alger, on constatera un phénomène corrélatif.

-------En 1830, l'Alger turc était une ville bourgeoise peuplée de capitaines, d'officiers, de fonctionnaires turcs, d'immigrés andalous riches et cultivés. En 1930, on ne voit plus guère dans la Kasbah que des Kabyles ; « la Kasbah, dit un Andalou avec un sourire mélancolique, c'est Tizi-Ouzou » ; on sait que la sous-préfecture de Tizi-Ouzou est la capitale officielle de la Kabylie.

-------Ces Kabyles, en bloc, ne sont pas autre chose que la main-d'oeuvre ; l'Alger français a fait de la Kasbah sa cité ouvrière; il ne l'a pas seulement enkystée, il l'a digérée.

-------C'est un spectacle tragique : il y a là-dedans toute la férocité de la vie L'anéantissement complet serait plus miséricordieux. La vie apparaît plus féroce quand elle conserve les formes extérieures d'un passé dont elle a détruit l'âme.

-------En revanche, c'est un spectacle extrêmement intéressant. Il est curieux d'embrasser d'un coup d'œil toute une lutte d'un siècle, toute la colonisation française, concrétisée en moëllons.

-------La photographie ne donne pas seulement la ville; elle donne le port. On distingue très nettement le vieux port turc, celui des corsaires. Il est tout au fond, à l'abri des îlots rocheux, dont les petites falaises noires l'encadrent : ce groupe d'îlots a donné son nom à la ville : Alger est la déformation française d'El Diezair, qui signifie : les îlots. C'est bien ce point exact qui est à l'origine de tout.

 

 

-------À l'abri de l'îlot, on distingue très bien les limites précises de l'ancien port turc; on y pénètre entre deux petits musoirs blancs, qui vont à l'encontre l'un de l'autre. Le carré d'eau ainsi délimité est minuscule, deux cents mètres de côté peut-être. C'était ça le port turc, qui a fait trembler la chrétienté, qui a été bombardé vainement par les flottes de Duquesne et de Lord Exmouth. Comme c'est curieux. Comme çà donne l'échelle de grands événements historiques.

-------Aujourd'hui l'ancien port turc s'appelle la darse de l'Amirauté; c'est quelque chose comme le bassin particulier de l'amiral, réservé à ses vedettes. La vie générale s'y est éteinte. En dehors de ce carré d'eau morte, de deux cents mètres de côté, le port moderne, grouillant de vie, étend ses quais et ses môles sur des kilomètres, par delà les l'imites de la photographie.

-------Qu'il s'agisse du port ou de la ville la philosophie du spectacle est toujours la même; le passé, à peine vieux d'un siècle, encore bien reconnaissable dans ses cadres conservés, mais étouffé et digéré par l'épanouissement prodigieux de la vie moderne.

-------Le port d'Alger, comme celui d'Oran, comme tous les ports d'Algérie, petits ou grands, est entièrement construit de main d'homme. Ils sont aussi artificiels que les voies ferrées.

-------Eux aussi ont été établis avec la timidité française, on n'a pas vu grand, sous la poussée de nécessités ils sont en voie d'expansion continuelle.
Tels qu'ils sont pourtant, c'est une oeuvre fort honorable, ils suffisent à un gros trafic.

-------Quand on se promène sur les quais du port à Alger ou à Oran, on voit de gros tas de charbon. C'est du charbon de Cardiff entreposé, ou peut-être du charbon allemand. Les paquebots qui traversent la Méditerranée, y compris les paquebots anglais, ont pris l'habitude régulière de relâcher à Oran ou à Alger et d'y faire le plein de leurs soutes. Ils pourraient aller à Gibraltar ou à Malte; mais Gibraltar et Malte sont des ports de guerre, le commerce n'aime pas les ports de guerre.

-------Cette clientèle étrangère de passage est d'un très gros rapport.

-------Mais ce sont naturellement les importations et les exportations du pays qui alimentent l'activité des ports. Elles sont fonction de la vie économique et générale. Barriques de vin, caissettes de primeurs, balles d'alfa, ballots de liège, peaux et moutons sur pied encombrent les quais, en compagnie des minerais.

-------Alger est un grand port de commerce, le second des ports français pour le tonnage de jauge (près de 20 millions de tonnes en 1914) ; le cinquième pour le tonnage métrique, derrière Rouen, Marseille, Le Havre et Bordeaux (3 millions 600.000 tonnes en 1914).

-------Il est rattaché à Port-Vendres et surtout à Marseille par un service quotidien de paquebots rapides, aménagés pour voyageurs.

-------Oran suivait Alger de près. Aux dernières statistiques il l'a nettement dépassé. Depuis la conquête du Maroc sa proximité de la frontière lui procure des avantages et aussi des excitations commerciales. Les Oranais semblent montrer aujourd'hui plus d'initiative que les Algérois.

-------Les derniers chiffres se rapportent au premier semestre 1929, et devraient être par conséquent approximativement doublés.

-------Dans ce premier semestre et dans l'ensemble de l'Algérie « le tonnage des marchandises embarquées et débarquées a été de 5 millions 825.000 tonnes en 1929, contre 5 millions 240.000 tonnes en 1928. Augmentation 585.000 tonnes.

-------« Le port d'Oran y est représenté, en 1929, par 1 million 848.000 tonnes et celui d'Alger par 1.629.000 tonnes. « La différence entre les deux ports est déjà sensible. Elle est écrasante au titre de la navigation de relâche et de ravitaillement. Oran, 1.374 navires d'un tonnage de 3.235.000 tonnes; Alger, 599 navires avec un tonnage de 1 million 513.000 tonnes. »

-------Dans la concurrence acharnée des deux grands ports, et par voie de conséquence des deux grandes villes, verrons-nous Oran détrôner Alger ?

-------Dans ce pays neuf, la vie évolue plus vite que chez nous. Pour comprendre que dans un pays comme l'Algérie, les ports ont une importance toute particulière, bien plus grande qu'ailleurs, il faut se rappeler ceci :"
-------Le Maghreb tout entier s'étire sous la même latitude, à la limite nord du Sahara. D'un bout à l'autre il a le même ciel et les mêmes ressources de pays plus ou moins sec. Réduit à lui-même il n'a pas à sa disposition la variété de produits qu'on trouve dans une province française et qui suffit à assurer la prospérité locale, sous cloche. En certaines matières, très limitées, il a, ou il est susceptible d'avoir, d'immenses ressources, bien supérieures à ses besoins; vin, huile, laine, liège, alfa. Il est condamné à des formes plus ou moins strictes de mono­culture pour l'exportation. Il dépend des marchés étrangers.

-------Ce grand fait économique a nécessairement un lien avec le grand fait politique qui domine toute l'histoire maugre­bine. Jamais depuis 2.000 ans, depuis toujours, le Maghreb ne s'est appartenu à soi-même un seul instant. S'il n'a jamais eu. l'indépendance politique, c'est peut-être, entre autres raisons, parce qu'il n'a jamais eu de quoi se la payer. Pour appuyer son autonomie politique il n'a pas la possibilité de l'autonomie économique.

-------Dans son passé historique il n'a connu de grande pros­périté que lorsqu'il s'est trouvé appartenir à un empire prospère, dont les marchés lui étaient ouverts, avec lequel il entretenait une circulation de richesses. Ça été le cas de l'Afrique Romaine.

-------Et c'est de nouveau le cas de l'Afrique Française. Dans un pays qui reste aussi étroitement sous la dépendance de l'étranger, le port est un organe aussi essentiel que le poumon dans l'organisme animal. Aussi devient-il une capitale.