----------Les
Éditions Baconnier viennent de rééditer le
livre truculent de Paul Achard : " SALAOUÈTCHES "
- dont la première édition, chaleureusement accueillie,
était épuisée depuis longtemps.
----------Les
types algériens de 1900 qu'il évoque, ces salaouètches
", Paul Achard les a parfaitement connus ; il a partagé
leur existence tumultueuse et revendique même l'honneur d'avoir
appartenu à ce monde hétéroclite qui vivait,
ou plutôt se laissait vivre, il y a un demi-siècle
- " à une époque unique, dans un pays unique
", écrit l'auteur, non sans mélancolie, au cours
de l'avant-propos de son livre.
----------Qu'étaient-ils
au juste, ces Salaouètches ? Paul Achard nous l'explique
: " Du mauvais garçon des bars de la Casbah avec
son visage tailladé de coups de rasoir, jusqu'au plus ,authentique
" fils de bonne famille ", tous les enfants de cette génération
ont été plus ou moins, une fois ou mille fois, des
salaouètches
----------On
retrouvera quelques-uns de ceux-ci, avec leur parler savoureux,
rabelaisien... et leurs gestes, dans les deux extraits que nous
publions ci-après.
----------Ce
livre Brouty seul pouvait l'illustrer. Il l'a fait magistralement,
ainsi qu'on en jugera par les deux dessins que nous avons également
extraits du livre et que nous reproduisons avec le texte dont ils
sont inséparables, qu'ils illustrent, au sens le meilleur
du terme.
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MARINES
----------TORDS-Y
la calotte ! " Ces mots sonnent comme un cri d'alerte. Ils annoncent
qu'un des hommes qui " font des moules " ou plongent pour cueillir
des oursins, est aux prises avec un poulpe. Le fait est assez fréquent,
mais l'attraction qu'il offre n'en est pas moins passionnante pour cela.
Et, cette fois, il s'agit d'un match entre deux personnalités également
décidées à ne pas se laisser faire.
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Qué papass de poulpe !
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Madona ! il est foutu, Ramonette !
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Penses-tu ! Régarre...
----------Sur
un roc isolé, le plongeur d'oursins, demi-nu, le buste enveloppé
par une pieuvre de grande taille, cherche la " calotte ", au
milieu du fouillis visqueux et grouillent des tentacules. La bête
a bien deux mètres d'envergure, mais l'homme, rompu aux secrets
de ce genre de bataille, a eu le temps de sortir de l'eau
et le poulpe ne peut s'accrocher au rocher. Ramonette lutte contre le
monstre, tel Héraclès contre l'Hydre, mais, ayant les bras
en partie paralysés par le huit serpents enroulés, il ne
parvient pas à retourner la " calotte ", hideux casque
de Minerve où luisent deux yeux bleus de noyé ; tordre ce
sac gris et nerveux malgré son apparence flasque, c'est tuer le
monstre et il y faut la force du colosse dont le corp s'épuise
sous les ventouses des longues pattes dont les suçons aspirent
son sang.
----------Le
plongeur halette en grinçant des dents.
----------La
lutte peut durer encore longtemps et Ramonette sait son adversaire infatigable.
S'il glisse sur les algues et rentre dans l'eau, il est perdu, le poulpe
gagne la bataille. En pareil cas, la résistance et le courage sont
inutiles. L'homme jette vers les pêcheurs les plus proches un regard
impérieux.
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Cuchillo ! réclame-t-il, et de peur que le mot castillan ne soit
pas compris des gamins, il réitère sa demande en mahonnais
: Oun ganivett ! "
----------Un
couteau, tout le monde a ça, mais comment approcher du rocher et
risquer d'être pris à partie par la pieuvre ou quelque autre
de ses congénères ? L'homme, voyant les garçons hésiter,
ouvre la bouche, montre une mâchoire formidable. Un long couteau
vole aussitôt dans les airs, lancé avec adresse par l'un
de ces vauriens, si habiles au jeu du " jeté " ; Ramone
le saisit entre ses dents et pousse la lame vers le tentacule le plus
proche de son cou. Le poulpe s'enroule autour de l'acier et Ramonette,
faisant pression à l'aide de son épaule, arrive à
tronçonner l'une des pattes gluantes et coriaces. En un clin d'oeil
son bras est couvert d'encre. La bête lâche son " noir
" ce qui indique que jusque là elle ne s'est pas sentie en
danger de mort. Un sursaut permet à l'homme de dégager sa
main droite, de saisir le couteau et de poursuivre sa rude besogne de
boucher : la lame n'entame pas facilement la chair, semblable à
du caoutchouc ; la pieuvre commence à desserrer son étreinte,
à descendre vers le ventre et les cuisses du plongeur. Ramonette
redouble d'ardeur ; deux tentacules suivent la première et un jet
d'encre gicle sur le visage du plongeur.
----------C'est
la défaite et la bête glisse en masse sur le rocher. Telle
une monstrueuse araignée elle ondule, se hâte vers l'eau
libératrice. Maintenant le poulpe glisse entre les doigts de l'homme,
il échappe déjà, lorsque Ramon le fixe d'un violent
coup de couteau en pleine viande. Aussitôt, plongeant ses larges
mains à intérieur de la calotte, il la retourne, d'un seul
coup. La bête à l'agonie n'est plus qu'une chose informe.
----------Ramon,
triomphant, la traîne jusque sur les pieres du môle où
elle s'aplatit comme un gros tas de gélatine.
----------Tandis
qu'on admirait, qu'on touchait et qu'on estimait la pièce, le plongeur
se lavait.
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Vingt kilos elle fait !
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Qu'est-ce que tu vas te tabasser, Ramonette,ça ? avec un riz à
l'espagnole, c'est mortel, les doigts tu te lèches !
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Tu sais comment il faut le faire cuire ? D'abord avec un roseau fendu,
tu le tapes, jusqu'à tant qu'il vient tendre... et après...
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Gare de là, bande de " bazouks " ! tranche le plongeur,
à vot'père vous voulez apprendre comment c'est qu'on fait
le " pourpe ! " D'abord aucun il a été
capabe à venir m'aider.
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N'empêche que si je t'avais pas jeté la " faca ",
là-bas encore tu serais, " engantché " avec cette
saloperie-là.
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Ça c'est vrai, Nanouss. Le courage ti as pas, mais louette ti es.
----------Le
danger passé, le Murcien avait lâché sa langue natale,
qui lui était remontée à la gorge à l'instant
critique ; et il reprenait le parler " pataouète ". II
rigolait maintenant en rangeant sa prise à côté des
oursins empilés dans sa corbeille. Généreux, il ajouta
:
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Tiens, " bouznik ", voilà des oursins et trois pattes
pour ta mère. " Battel " vous soupez !
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Et le couteau, dis ?
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J'oubliais, " rédéo " ! tiens le voilà.
----------Puis
il allume une cigarette, escalade les blocs du môle cassé,
amoncelés en chaos ; et, parvenu sur l'étroit chemin de
pierre qui continue la jetée, hors du port, jusqu'aux fortifications,
il part en sautillant pour enjamber les intervalles entre les pierres
géantes, et en chantant comme s'il n'avait pas failli succomber
dans un combat inégal et homérique. Le soleil, à
l'horizon, s'est encapuchonné de brume. Dans l'air encore limpide
et chaud, le soir s'apprête, radieux et triomphal. L'Olympe semble
se pencher sur la mer sacrée. Au loin un buccinator à bord
d'un " boeuf " à voile latine, souffle dans sa conque
marine.
ARTISSES
----------L'ARMEE
n'était pas exclue du grand mouvement
artistique dont s'honora Alger de 1890 à 1905.
----------Chaque
soir, après la soupe, on pouvait voir un certain nombre de zouaves,
d'artilleurs et de tringlots " figurer " au Théâtre
municipal. Le cachet, primitivement fixé à un sou, fut porté
à dix centimes en 1900 et atteignit, sous certaines directions,
la somme de cinq sous. Mais la main-d'oeuvre militaire, excellente pour
défiler, se révélait insuffisante lorsque la figuration
devait faire preuve d'initiative. Dans ce cas, le Théâtre
faisait appel aux civils ; toute une bande de salaouètches, guettant
cette aubaine, se tenait dans les petits bars voisins de la Place Bresson,
où le régisseur était sûr de les trouver en
cas de besoin.
----------Les
vieux Algérois n'ont peut-être oublié ni ce gros chef
de claque qu'on surnommait " Piment doux " et qui s'appelait
Baldafarina le père, ni l'entrepreneur de figuration qui portait
le sobriquet de " Calaô ", parce qu'il avait les jambes
torses.
----------Les
hommes de Calaô étaient notamment appréciés
lorsqu'il fallait donner en scène l'illusion d'une bagarre ou simplement
d'un remous de foule.
----------Ainsi
en était-il dans " Lakmé " où les amis
de Nilakanta, on le sait, doivent, à un moment donné, entourer
le jeune Gérald. Ces gens, avait expliqué le second régisseur,
un nommé " Pi-ouitt ", doivent être menaçants.
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Vous comprenez qu'est-ce que c'est " menaçants " ? demandait
Calaô à sa troupe, après lui avoir rapporté
les explications de Pi-ouitt.
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Y alors, qu'on comprend, affirmait Tromba, ça veut dire qu'on lui
sort des ensultes et tout.
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Manco c'est ça, protestait le chef, il faut pas parler.
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Mais on peut li donner trois ou quatre coups de genoux dans le ventre,
une supposition !
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Non plus, écoutez ça que je vous dis moi, pour la mort de
vos os ! " Menaçants ", ça veut dire que ni tu
parles ni tu frappes.
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Alors quoi on fait ?
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On lui jette les yeux empoisonnés, avec la figure méchante
et tout, et les mains comme si tu vas le " casborer ", mais
pas plus : tenez, comme ça...
----------Et
Calaô prenait l'air d'un boeuf irrité en louchant effroyablement.
Une voix timide demanda :
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Cracher on peut ?
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Quoi, cracher ? ti es pas fou
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Si on peut ni l'ensulter, ni le frapper, peut-être on peut lui cracher
à la figure... aussinon, " oulla ", nous avons l'air
d'une bande de...
-----------Ay
ay ay ! Je vous dis : rien faire. Fair " skouza " seulement
de tout ça que vous voudriez faire, mais que vous pouvez pas, sinon
le Directeur il vous donne pas les cinq sous ; vous avez pas compris,
non Simulacre !
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Simulacre, simulacre, confirma la bande.
----------Le
soir, le ténor Flachat, au moment de l'agression, se vit soudain
environné de conjurés grimaçants gesticulants et
si redoutables quoique muets, qu'il fit un pas en arrière.
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Il a la " sousto " ! cria une voix au poulailler
----------Un
gros rire courut dons la salle. Enhardis par ce compliment, les figurants
entourèrent Gérald si étroitément que l'assassin
ne put parvenir à le frapper. Le ténor n'avait plus rien
à dire et attendait le coup mortel. Le chef d'orchestre, la baguette
en l'air, interrogeait du regard le brahmane. Celui-ci fit un signe au
plus proche des figurants, puis se voyant incompris, eut un geste que
l'autre interpréta mal car il s'élança sur l'officier
anglais tête baissée. On eut beaucoup de mal à le
tirer des mains de l'Hindou forcené qui s'appelait d'Orta et était
marchand de poisson à la Pêcherie.
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