Louis BERTRAND
|
127 Ko |
LA DANSEUSE LE VEILLEUR est couché sur la terrasse du Palais,
tout en haut de la ville. Il se soulève péniblement. La
toison qui lui sert de lit est trempée par les vapeurs nocturnes.
La sueur coule sur ses membres. Un indicible accablement pèse dans
l'air. Le veilleur se dresse sur son séant, passe ses mains sur
ses tempes brûlantes. Il parle tout haut, comme dans un cauchemar
: LE VEILLEUR comme en sursaut se lève précipitamment
et court vers le mur de la terrasse, du côté de la mer. Les
ténèbres sont toujours aussi épaisses. Mais des pas
retentissent dans la rue, des voix montent, amplifiées par la résonance
des murailles. LE VEILLEUR anxieux s'accoude sur le rebord de la terrasse
qui est tout humide de rosée. LA REINE, à l'esclave. Éteins ta lampe ! Déjà la Danseuse est derrière les monts. Ses doigts diaphanes vont modeler les formes et ranimer les couleurs.... Vois ! dans le court intervalle où j'ai prononcé ces paroles, sans que nos yeux aient pu suivre la rapide naissance, les montagnes et la mer ont émergé de la nuit. Mais l'air a pris une couleur de cendre et l'on doute si c'est le crépuscule du soir ou celui du matin. Est-ce le soleil, est-ce une lune d'or qui va s'épanouir, comme dans les nuits d'été ?... LE VEILLEUR O Reine, hâte-toi ! Regarde vers l'Est ! Déjà la Danseuse élève ses bras, et, baissant la tête, elle marque des yeux le cercle où va bondir sa danse. Regarde ! Tout l'Orient s'embrase. Le manteau qu'elle déploie est une pourpre sombre.... une pourpre qui s'avive, qui monte, qui grandit immensément.... LA REINE La mer embrasée crépite contre les écueils, pareille à la fonte liquide, lorsqu'elle jaillit, en pâlissant, dans le seau des fondeurs. De grandes nappes rouges ondulent sur le fond des algues marines jusqu'au sable étincelant des plages... LE VEILLEUR Et les voiles écarlates tourbillonnent à la cime des montagnes. Le mouvement de la Danseuse est si vertigineux qu'elle paraît immobile. Mais la pourpre s'enfle et déferle comme une vague, elle envahit tout l'horizon. Les bras émergent des plis mouvants, et la Danseuse, raidie ainsi qu'une bacchante extasiée, lance un trait d'or oblique vers le Sud. Les cimes se couronnent de flammes, des points d'or vibrent à travers l'étendue, le ciel entier est un calice magni - figue, d'où s'élance, en gerbes, un pollen de lumière. L'ESCLAVE Oh ! maîtresse !... On dirait qu'elle va s'évanouir ! La voilà qui s'arrête et qui s'immobilise. Son manteau est devenu pâle comme un suaire. Une lueur livide rend nos visages effrayants. LA REINE Hélas ! que va-t-il advenir ? La clarté s'est figée, plus morte que les ténèbres. La mer stérile a bu toute la lumière, miroir inerte où rien ne passe... O désolation infinie de la mer ! Mer sans couleur et sans amertume, les ombres des montagnes ne descendent plus dans vos profondeurs glauques. L'affreuse beauté de la mort est sur les choses... Oh ! pourquoi ont-elles commencé de vivre ? En cette minute qui s'évanouit, dans cette pâleur crépusculaire, une angoisse étreint mon coeur. Suspendu au bord de la vie, le vaste monde est dans l'attente. Il frémit, avec mon coeur, d'une angoisse insensée... Hélas ! hélas ! est-ce que la Danseuse va mourir ?... LE VEILLEUR Ne sens-tu pas la brise qui vient des eaux, soupir de la vie lointaine ? C'est la Danseuse, te dis-je ! Ses bras se sont dénoués. Toute la mer tressaille au vent de sa robe ! Les phares de la côte s'inclinent et rougeoient comme du sang. Avivés par les souffles, les feux du port se mettent à luire avec ardeur et s'efforcent de resplendir de l'éclat triomphal des pierreries. A travers les branches délicates, l'étoile du matin s'élargit dans un ciel de neige étincelante. Écoute, écoute dans les villas les chants des coqs qui se multiplient. Des chariots roulent sur les pavés, la mer est grise comme une perle, elle se déroule, laiteuse et douce jusqu'à la courbe des rivages. Des reflets d'or fauve glissent sur le poli des eaux... Oh ! cette minute qui passe est ineffable. C'est la vie, c'est la vie, ô Reine ! Comme aux premiers âges du monde, j'ai vu naître la Lumière. Un espoir délicieux fait bondir mon coeur... LA REINE Dans cette fraîcheur d'aurore, tout
mon être a refleuri. La joie monte en moi avec les flots de la Lumière.
La Danseuse s'avance par-dessus les monts, tenant entre ses doigts les
deux coins de son voile. Sur les cimes teintes d'un rose ineffable, ses
pieds sont une clarté qui marche. Voici qu'à son approche
les feux des phares se sont voilés. La planète matinale
n'est plus qu'un diamant imperceptible qui palpite. Derrière elle,
le soleil s'élance, la mer frissonne, des vaguelettes s'animent
çà et là. Les lames se creusent et se déploient
vers le large. Les barques immobiles ont tendu leurs voiles... Entre les
feux des môles, un grand navire s'avance, et le falot, qui tremble
au sommet du mât, agonise comme une étoile prise dans les
agrès... Écoutez les cris éperdus des oiseaux ! Les
plumes des hirondelles se hérissent de plaisir sur les petites
gorges blanches. Avec des claquements d'ailes sonores, elles prennent
leur vol, et, comme un grand cadre augural, elles envahissent l'immensité
du ciel. L'ESCLAVE Regarde, ô Reine, regarde grandir la Danseuse ! Sa tête est aussi haute que le soleil. Ses mains s'étendent, avec les rayons, par-dessus les promontoires. Ses voiles éblouissants montent, montent toujours. Ils se fondent dans la blancheur de l'aube comme une gaze à l'approche d'un brasier. Dans l'énorme clarté cristalline, sa robe s'est consumée. Il en reste à peine un fil lumineux qui serpente et se tord, comme un rapide éclair sur un ciel d'orage.
Le mystère est accompli !... Descendons
au Palais et formons des choeurs à notre tour, pour nous soumettre
à l'ordre du monde et pour imiter la lumière... |