VI
RUE SIDI RAMDAN
Rue Sidi Ramdan - en orange
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UNE longue petite rue toute blanche de chaux.
Les matins de printemps, à la pointe de l'aube, je la trouvais
délicieuse à traverser, d'une gaîté enfantine
sous l'éclatante I umière. Cette rue des servantes d'amour,
l'aube lui refaisait comme une virginité. Tout était blanc
et bleu : de grands pans de ciel bleu, d'un invraisemblable azur, découpés
par des murs tout blancs, - des murs borgnes ou aveugles, où s'ouvre
seulement, cà et là, une petite porte basse, une étroite
fenêtre grillée. Sur le bord de la fenêtre, derrière
le grillage, un pot de basilic ou de réséda, l'unique touche
de couleur au milieu de toutes ces blancheurs radieuses !
J'ai toujours aimé la rue Sidi Ramdan, parce que, ces matins-là,
elle m'était une vivante symphonie en blanc majeur et aussi parce
qu'elle me semblait, derrière ses murs silencieux, toute pleine
de mystère et enfin parce que mon imagination, alors éprise
des héros de Loti, y avait installé les Trois Dames de la
Casbah. Je l'aimais aussi, parce qu'elle est religieuse, et, à
de certains moments, embaumée d'encens et de benjoin. Par les arcades
ouvertes de la mosquée, je voyais de pieux musulmans agenouillés
sur des nattes, je distinguais, entre les colonnes à demi gainées
d'alfa, les lampes de verre colorié qui achevaient de s'éteindre
sur les branches des lustres. Un peu plus loin, l'odeur fade et tiède
d'un hammam, le halètement du masseur, le claquement des paumes
sur les chairs nues. Et, jusqu'au fond de la petite rue, qui se perd sous
des voûtes obscures, toutes ces petites maisons blanches, repaires
de luxure et d'amour...
Le soir, elle est mal éclairée. Elle donne l'impression
d'un coupe-gorge. Les portes basses sont ouvertes, découvrant d'inquiétants
réduits, où l'on voit bouger des ombres et d'où sortent
de rauques appels, des cris de dispute et des injures. C'est le refuge
de la plus sordide prostitution, celle des soldats indigènes, des
zouaves, des tirailleurs, des nègres. Il s'y rencontre aussi quelques
logis secrets, défendus par de lourds vantaux, aux serrures massives
et compliquées et où l'on accède par des couloirs
coudés, étranges comme des trous de souricière :
là siègent quelques hautes dames, soustraites aux regards
profanes par la misère extérieure de ces sombres réduits
et par l'anonymat de leur entourage, - de hautes dames que fréquentent
seulement des connaisseurs ou des initiés.
Une nuit, je me laissai entraîner chez l'une d'elles, - et alors
je vis ce que je n'ai retrouvé, depuis, que dans le Sud, dans les
régions sahariennes, - à Bou
Saada, à Laghouat, à Biskra : la grande courtisane
dans tous ses atours et, à ses pieds, une petite cour de suppliants
-- à peu de chose près la scène que Dinet a peinte
dans une toile criante de vérité et hallucinante comme un
cauchemar...
La femme, menue et fragile comme une poupée d'ivoire, son front
bas écrasé par un étrange diadème, une couronne
qu'on dirait faite avec des plaques de sel gemme, sorte de bandeau royal
auquel sont accrochées des roues d'argent, des pendeloques et des
roses en filigrane. Sur les étoffes pailletées de la jupe,
un déroulement de colliers, un foisonnement d'agrafes et de broches,
un écroulement de choses lourdes et somptueuses. Et, de cet amas
de splenleurs barbares, rien n'émerge de vivant qu'une petite main
simiesque aux doigts teints de henné, une petite tête triangulaire,
comme celle de la lefaâ, la vipère des sables, une petite
figure à la bouche mince et cruelle, aux yeux perçants,
à l'expression impitoyable. Autour d'elle, les soupirants vautrés
sur des nattes, l'air extatique ou abruti, les lèvres pendantes,
les yeux égarés par la démence... Lentement, l'idole
fait un geste : les plis nombreux de son haïck se dérangent,
- et elle découvre, blotti contre elle, dans la chaleur de son
corps, un affreux nègre aux narines palpitantes, à la lippe
épanouie par un sourire de fatuité et de jouissance : le
favori I... ignoble, repoussant de laideur et de bestialité, la
noirceur de sa face plus noire dans la blancheur immaculée du burnous...
Les fumées du kif achèvent de stupéfier les cervelles,
tout en surexcitant l'ivresse amoureuse. En vain les soupirants essaient
d'attendrir l'idole inflexible.
L'un dit :
- " Mes membres ont fondu, mes prunelles se sont liquéfiées
après avoir épuisé leurs larmes. Je meurs déchiré
par les épines de l'amour.
Un autre dit :
- O coupeuse de routes, toi qui dépouilles les passants de leurs
esprits, qui renverses à terre les cavaliers, tu m'as vaincu !...
Mon coeur est à toi, je te le livre. Mais j'ai peur que tu ne veuilles
aussi me prendre mes yeux. Et alors, comment pourrai-je vivre, ne pouvant
plus te voir?...
Et ce troisième :
- je voudrais avoir deux coeurs. Je t'abandonnerais l'un d'eux et, avec
l'autre, je chercherais à vivre tranquille. Par malheur, je n'en
possède qu'un seul, et encore, il n'est plus dans ma poitrine,
il est entre tes mains, semblable à un pauvre oiseau dans les mains
d'un enfant.
Et la femme de répondre :
- Vous avez menti ! Car vos os sont encore abondamment revêtus de
chair. 11 n'y a d'amoureux sincère que celui dont la peau s'est
collée sur ses os et dont la bouche est devenue muette. Je ne vous
croirai que lorsque j'aurai vu cette preuve certaine de votre amour. Mais
alors que ferai-je de vous ? Quel plaisir retirerai-je de vos chairs desséchées
?... Non, c'est la chair solide du bouc noir, qui seule peut me rassasier
! "
Et, de ses bras nus où sonnent les anneaux d'argent, elle étreint
l'horrible nègre, tandis que les soupirants s'inclinent, frappant
la terre de leurs fronts : " Nous sommes la chair, et toi le couteau
!... "
L'atroce dialogue d'amour que voilà ! J'en emprunte les paroles
au poétique commentaire dont Si Sliman ben Ibrahim a accompagné
la puissante et réaliste composition de Dinet (Tableaux
de la vie arabe, par Étienne Dinet et Sliman ben Ibrahim) . Ce
commentaire est peut-être un peu littéraire. Mais il exprime
à merveille un des instincts les plus tragiques de l'âme
africaine : la fureur du désir poussée jusqu'à la
destruction de soi. Comment ce peuple mâle, qui a un tel mépris
de la femme, en arrive-t-il parfois à s'avilir et à s'anéantir
devant elle ? Ces cas de totale déchéance sont sans doute
assez rares. Ils n'en sont que plus inexplicables... Je songe à
ces étranges soupirants espagnols du xvne siècle, à
ces flagellants platoniques qu'on appelait les embebecidos: "
les rassottis d'amour ". Est-ce là une survivance mauresque
? Les deux peuples sont également passionnés et sensuels.
Faut-il croire que chez eux la volupté amoureuse ne trouve son
paroxysme que dans la frénésie de l'humiliation, de la souffrance
et du suicide?...
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