Louis BERTRAND
de l'Académie française

NUITS D'ALGER
VI
RUE SIDI RAMDAN



mise sur site le 15-5-2011

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VI
RUE SIDI RAMDAN

Rue Sidi Ramdan - en orange
Rue Sidi Ramdan - en orange

UNE longue petite rue toute blanche de chaux.

Les matins de printemps, à la pointe de l'aube, je la trouvais délicieuse à traverser, d'une gaîté enfantine sous l'éclatante I umière. Cette rue des servantes d'amour, l'aube lui refaisait comme une virginité. Tout était blanc et bleu : de grands pans de ciel bleu, d'un invraisemblable azur, découpés par des murs tout blancs, - des murs borgnes ou aveugles, où s'ouvre seulement, cà et là, une petite porte basse, une étroite fenêtre grillée. Sur le bord de la fenêtre, derrière le grillage, un pot de basilic ou de réséda, l'unique touche de couleur au milieu de toutes ces blancheurs radieuses !

J'ai toujours aimé la rue Sidi Ramdan, parce que, ces matins-là, elle m'était une vivante symphonie en blanc majeur et aussi parce qu'elle me semblait, derrière ses murs silencieux, toute pleine de mystère et enfin parce que mon imagination, alors éprise des héros de Loti, y avait installé les Trois Dames de la Casbah. Je l'aimais aussi, parce qu'elle est religieuse, et, à de certains moments, embaumée d'encens et de benjoin. Par les arcades ouvertes de la mosquée, je voyais de pieux musulmans agenouillés sur des nattes, je distinguais, entre les colonnes à demi gainées d'alfa, les lampes de verre colorié qui achevaient de s'éteindre sur les branches des lustres. Un peu plus loin, l'odeur fade et tiède d'un hammam, le halètement du masseur, le claquement des paumes sur les chairs nues. Et, jusqu'au fond de la petite rue, qui se perd sous des voûtes obscures, toutes ces petites maisons blanches, repaires de luxure et d'amour...

Le soir, elle est mal éclairée. Elle donne l'impression d'un coupe-gorge. Les portes basses sont ouvertes, découvrant d'inquiétants réduits, où l'on voit bouger des ombres et d'où sortent de rauques appels, des cris de dispute et des injures. C'est le refuge de la plus sordide prostitution, celle des soldats indigènes, des zouaves, des tirailleurs, des nègres. Il s'y rencontre aussi quelques logis secrets, défendus par de lourds vantaux, aux serrures massives et compliquées et où l'on accède par des couloirs coudés, étranges comme des trous de souricière : là siègent quelques hautes dames, soustraites aux regards profanes par la misère extérieure de ces sombres réduits et par l'anonymat de leur entourage, - de hautes dames que fréquentent seulement des connaisseurs ou des initiés.

Une nuit, je me laissai entraîner chez l'une d'elles, - et alors je vis ce que je n'ai retrouvé, depuis, que dans le Sud, dans les régions sahariennes, - à Bou Saada, à Laghouat, à Biskra : la grande courtisane dans tous ses atours et, à ses pieds, une petite cour de suppliants -- à peu de chose près la scène que Dinet a peinte dans une toile criante de vérité et hallucinante comme un cauchemar...

La femme, menue et fragile comme une poupée d'ivoire, son front bas écrasé par un étrange diadème, une couronne qu'on dirait faite avec des plaques de sel gemme, sorte de bandeau royal auquel sont accrochées des roues d'argent, des pendeloques et des roses en filigrane. Sur les étoffes pailletées de la jupe, un déroulement de colliers, un foisonnement d'agrafes et de broches, un écroulement de choses lourdes et somptueuses. Et, de cet amas de splenleurs barbares, rien n'émerge de vivant qu'une petite main simiesque aux doigts teints de henné, une petite tête triangulaire, comme celle de la lefaâ, la vipère des sables, une petite figure à la bouche mince et cruelle, aux yeux perçants, à l'expression impitoyable. Autour d'elle, les soupirants vautrés sur des nattes, l'air extatique ou abruti, les lèvres pendantes, les yeux égarés par la démence... Lentement, l'idole fait un geste : les plis nombreux de son haïck se dérangent, - et elle découvre, blotti contre elle, dans la chaleur de son corps, un affreux nègre aux narines palpitantes, à la lippe épanouie par un sourire de fatuité et de jouissance : le favori I... ignoble, repoussant de laideur et de bestialité, la noirceur de sa face plus noire dans la blancheur immaculée du burnous...

Les fumées du kif achèvent de stupéfier les cervelles, tout en surexcitant l'ivresse amoureuse. En vain les soupirants essaient d'attendrir l'idole inflexible.

L'un dit :
- " Mes membres ont fondu, mes prunelles se sont liquéfiées après avoir épuisé leurs larmes. Je meurs déchiré par les épines de l'amour.

Un autre dit :
- O coupeuse de routes, toi qui dépouilles les passants de leurs esprits, qui renverses à terre les cavaliers, tu m'as vaincu !... Mon coeur est à toi, je te le livre. Mais j'ai peur que tu ne veuilles aussi me prendre mes yeux. Et alors, comment pourrai-je vivre, ne pouvant plus te voir?...

Et ce troisième :
- je voudrais avoir deux coeurs. Je t'abandonnerais l'un d'eux et, avec l'autre, je chercherais à vivre tranquille. Par malheur, je n'en possède qu'un seul, et encore, il n'est plus dans ma poitrine, il est entre tes mains, semblable à un pauvre oiseau dans les mains d'un enfant.

Et la femme de répondre :
- Vous avez menti ! Car vos os sont encore abondamment revêtus de chair. 11 n'y a d'amoureux sincère que celui dont la peau s'est collée sur ses os et dont la bouche est devenue muette. Je ne vous croirai que lorsque j'aurai vu cette preuve certaine de votre amour. Mais alors que ferai-je de vous ? Quel plaisir retirerai-je de vos chairs desséchées ?... Non, c'est la chair solide du bouc noir, qui seule peut me rassasier ! "

Et, de ses bras nus où sonnent les anneaux d'argent, elle étreint l'horrible nègre, tandis que les soupirants s'inclinent, frappant la terre de leurs fronts : " Nous sommes la chair, et toi le couteau !... "

L'atroce dialogue d'amour que voilà ! J'en emprunte les paroles au poétique commentaire dont Si Sliman ben Ibrahim a accompagné la puissante et réaliste composition de Dinet (Tableaux de la vie arabe, par Étienne Dinet et Sliman ben Ibrahim) . Ce commentaire est peut-être un peu littéraire. Mais il exprime à merveille un des instincts les plus tragiques de l'âme africaine : la fureur du désir poussée jusqu'à la destruction de soi. Comment ce peuple mâle, qui a un tel mépris de la femme, en arrive-t-il parfois à s'avilir et à s'anéantir devant elle ? Ces cas de totale déchéance sont sans doute assez rares. Ils n'en sont que plus inexplicables... Je songe à ces étranges soupirants espagnols du xvne siècle, à ces flagellants platoniques qu'on appelait les embebecidos: " les rassottis d'amour ". Est-ce là une survivance mauresque ? Les deux peuples sont également passionnés et sensuels. Faut-il croire que chez eux la volupté amoureuse ne trouve son paroxysme que dans la frénésie de l'humiliation, de la souffrance et du suicide?...