V
RUE BARBEROUSSE
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Note du Déjanté : « J'ai pris l'initiative
d'inclure un plan pour situer la rue Barberousse.» En jaune,
le parcours : départ, arrivée. Entre les deux, "et
après je ne sais plus combien de ruelles tortueuses, grimpantes,
descendantes et remontantes, j'atteignais enfin la rue Barberousse,».
En autres couleurs, des rues nommées dans le texte. Je
n' ai pas les situer toutes.
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CE nom de pirate, qui évoque des visions de galères,
d'enlèvements et de razzias, de vaisseaux qui brûlent et
de villes incendiées, ce nom de Barberousse convenait fort bien
à cette Suburre(note du site
: voie et quartier de la Rome ancienne...habité par des mimes,des
gladiateurs,des voleurs,des gens de moeurs suspectes.- Larousse en 2 volumes,
1923.) africaine toujours envahie par les matelots et la soldatesque
et qui, certains soirs, s'emplissait d'un tumulte de combat. Les rixes
sanglantes n'y étaient pas rares, en ce temps-là : quelquefois
de véritables batailles rangées. Il fallait des patrouilles
de zouaves ou de tirailleurs, l'arme en bandoulière, pour maintenir
un peu d'ordre dans ce quartier effervescent.
On y rencontrait un assemblage hétéroclite de créatures
venues de tous les ports de la Méditerranée et même
de toutes les parties du monde : des Mauresques, des Juives, des Espagnoles,
des Italiennes, des Maltaises, des Françaises, des Allemandes,
des Russes, voire des Japonaises et des Annamites. Le plus célèbre
établissement de cette chaude région étalait une
enseigne prometteuse et même poétique : Aux étoiles
andalouses. C'était une contrefaçon des maisons de danses
sévillanes : contrefaçon assez médiocre, qui suppléait
au style et aux traditions par la couleur, le mouvement, la brutalité
du cadre et du milieu, et une foule d'agréments supplémentaires.
" Faire danser les Espagnoles " était une débauche
et, pour nous, un luxe coûteux.
Je me rappelle y avoir vu un prince de la science, accompagné de
son épouse et mème un prince de la finance mondiale, suivi
d'une petite cour où se confondaient tous les mondes et tous les
sexes...
La plupart de ces établissements étaient installés
dans de vieilles maisons mauresques aux jolis patios, dont quelques- uns
entourés de sveltes colonnes en marbre de Carrare. On pouvait y
admirer aussi des restes de boiseries anciennes sculptées et découpées
à jour. Un jet d'eau, des plantes vertes, quelquefois même
un palmier en occupaient le centre. Le plus drôle était de
trouver, dans ce décor oriental, des Européennes et surtout
des Françaises. Il y en avait quelques-unes, et je me souviens
que certaines d'entre elles se donnaient, dans ces endroits-là,
des airs de princesses en exil. Elles le prenaient de haut avec l'ordinaire
clientèle de ces lieux de plaisir.
Et néanmoins nombre d'indigènes, dédaignés
et rabroués par elles, s'en montraient extrêmement fanatiques.
Ces Africains faisaient à leur façon de la couleur locale
: ils étaient curieux de connaître l'amour étranger.
Parmi ces créatures, tristes épaves de la métropole,
il y avait notamment une grosse et grande fille, à la chevelure
brune et au nez aquilin, dont les façons impériales et grotesques
m'avaient frappé et amusé. Outre un ton de voix renchéri
et des discours généralement prétentieux, elle avait
pour caractéristique des stigmates un peu canailles qui démentaient
la pompe de ses attitudes : une lèvre fendue et une estafilade
le long de la joue. Ce qui m'amusait surtout, c'est qu'on l'appelait "
Louis XIV " et, ma foi, il y avait un peu de cela dans le port et
le maintien de cette grosse fille : elle faisait songer à je ne
sais quelle Montespan tombée dans la débine et sombrée
dans la graisse. Une camarade, interrogée par moi, me révéla
qu'on l'avait surnommée ainsi parce qu'elle avait sans cesse à
la bouche " le siècle de Louis XIV ", C'était
une savante, munie de son brevet. A table, elle censurait les fautes de
français de ses compagnes et même de la patronne. Et, à
tout propos, elle citait Mme de Sévigné. ,'appris enfin
que " Louis XIV " avait eu un amant de coeur et que les stigmates
qu'elle portait, c'était la vengeance de cet homme. Bientôt,
je sus toute l'histoire...
Cet amant de coeur était un marchand de coquillages de la Pêcherie,
un Kabyle nommé Tayeb, dont l'éventaire passait pour être
des mieux achalandés. En tout cas, Tayeb, avec l'esprit industrieux
de sa race, son économie et son avidité au gain, s'amassait
sou à sou une petite fortune. En vendant à des prix dérisoires
ses clovisses, ses praires et ses oursins, il gagnait, disait-on, beaucoup
d'argent. Et tout ce qu'il gagnait passait dans la tirelire de "
Louis XIV ". Pour elle il se serait mis sur la paille. Avait-il seulement
un galetas ? On ne lui connaissait aucun logis. Peut- être couchait-il
dans les cafés maures. Habituellement, sa mise était des
plus sordides. Mais, quand il venait voir sa bien- aimée, il apparaissait
nippé comme un caïd : veste de drap fin ou de velours, sou-
tachée de soie, pantalon bouffant, bottes de maroquin rouge brodées
d'or, ceinture de cachemire, de l'orangé le plus vif ou du vert
le plus tendre. Il est vrai qu'il avait besoin de tous ces ornements pour
faire oublier la disgrâce de son physique : une figure de pleine
lune couturée de petite vérole, un nez épaté
et un oeil brouillé d'une tache blanchâtre. Mais c'était
un gaillard, doué d'une force redoutable.
Comment cet homme rapace, qui vivait d'une vie misérable, qui se
refusait à lui- même le nécessaire, prenait-il soudain
des goûts de luxe et de faste. - et comment se laissait-il aller
à de telles prodigalités ? Quel charme l'enchaînait
à cette créature effondrée, sans beauté ni
agrément d'aucune sorte, et qui, pour comble, le méprisait
? Mais plus elle se montrait hautaine et distante, plus il s'enrageait
à la conquérir. C'était une passion, une folie, qui
avait quelque chose de fatal comme une force de la nature... On s'étonnait
cependant qu'étant si épris de la majestueuse " Louis
XIV " il la laissât croupir dans un bouge, exposée,
à toute heure, aux entreprises du passant. Comment pouvait-il admettre
ce partage, cette promiscuité ? C'est que " Louis XIV ",
personne magnificente, était criblée de dettes. Si gagneur
d'argent que fût le marchand de coquillages, il n'en gagnait pas
assez pour payer d'un coup une pareille somme. Car le tenancier, désireux
de s'attacher une pensionnaire aussi avantageuse que " Louis XIV
", l'avait endettée tant qu'il pouvait. Comme cela il la tenait
à sa discrétion : c'est assez la façon de ces tristes
commerçants. Sans doute que Tayeb épouvanté par certaines
dettes se résignait au partage, comme à une nécessité
de la condition de cette créature quasi royale. Peut-être
se disait-il que, petit à petit, il finirait bien par les payer
et par tirer de là son idole. Mais celle-ci ne semblait nullement
pressée de changer ses habitudes. Et, d'ailleurs, elle mangeait
au malheureux Tayeb tout que celui-ci pouvait gagner à vendre ses
coquillages.
Car " Louis XIV ", elle aussi, nourrissait secrètement
une passion éperdue. Cette grosse fille, presque quadragénaire,
s'était toquée d'un guitariste espagnol, un gamin de dix-huit
ans, qui n'avait même pas la beauté du diable : chétif
et assez mal bâti avec des traces évidentes d'avarie. "
Louis XIV ", maternelle, le protégeait. Et, de même
qu'elle prenait tout de Tayeb, le jouvenceau, à son tour, la dépouillait
avec férocité.
Par qui l'autre avait-il su cette infidélité? Et comment
sa jalousie s'était-elle exaspérée subitement jusqu'au
délire ? Il permettait le monde entier à " Louis XIV
", parce que cela ne tirait pas à conséquence. Mais
interdiction absolue d'avoir les moindres rapports avec le guitariste...
Celle-ci n'en tint aucun compte, tant et si bien que Tayeb fut averti
par une lettre anonyme... Oui, ce devait être par une lettre anonyme,
car le Kabyle n'adressait la parole à aucune de ces dames. Quand
il venait, il ne s'attablait pas, comme les ordinaires clients, dans la
salle commune : il montait tout de suite s'enfermer avec son trésor.
D'ailleurs, pour éviter des concurrences fâcheuses, il avait
son jour attitré. Instruit par la lettre scélérate,
il arriva à l'improviste. Il trouva " Louis XIV " dans
les bras du guitariste, et ce fut le drame... Armé du petit couteau
qui lui servait pour ouvrir ses coquillages, il éventra le jeune
Espagnol, et se retournant contre l'infidèle, il eut le temps de
l'endommager sérieusement avant qu'on pût le désarmer...
Une véritable catastrophe pour le pauvre amoureux ! Sa petite fortune
dévorée, tout ce qu'il avait mis de côté après
des années de labeur et de privations !... L'avocat fit valoir
pour lui les circonstances atténuantes. Il fut condamné
aux travaux forcés à perpétuité : Nouméa,
ou la Guyane... Toute une existence à vau-l'eau ! Il avait tout
détruit dans un coup de passion...
Cette violence m'a toujours stupéfié chez les Africains.
Chez les plus humbles d'entre eux, elle excite même mon admiration.
J'ai vu des portefaix, des âniers, des matelots, les derniers des
manoeuvres manger en une nuit leur petit magot, une somme imposante qui
représentait des mois du plus dur travail et toute une vie de misère
et de famine. Ils dissipaient cela avec des filles qui ne leur donnaient
même pas, en échange, un loyal plaisir. Mais, pendant vingt-quatre
heures, ils avaient vécu de la vie des riches et des puissants.
Le va-nu- pieds s'était prélassé sur les coussins
d'une voiture, il avait foulé des tapis de laine épaisse,
il avait eu à son tour des serviteurs empressés autour de
lui, il avait tenu dans ses bras une créature couverte de bijoux
et d'étoffes précieuses. Après cela, il était
prêt à redescendre, le coeur joyeux, dans toutes les chiourmes
et dans toutes les sentines. Ces hommes, dans leur abjection, ont le sentiment
de la gloire. Perpétuellement ils sont prêts à recommencer
l'escalade et à retomber - sans une plainte. Cela leur est égal
1 Mais, s'ils ont le sens de la gloire, ils n'ont à aucun degré
celui de l'épargne, de la prévision, de la stabilité,
de toutes ces vertus médiocres qui sont les supports de nos civilisations.
Ces existences de prolétaires sont catastrophiques comme celle
des Empires africains. La chute suit immédiatement l'ascension
rapide. C'est le perpétuel chaos et le perpétuel recommencement
de la Berbérie.
Rien ne me passionnait comme d'étudier ces natures d'Africains
dans les répits du plaisir. J'avais sous les yeux des Arabes et
des Maures, des nègres, des Juifs, des Maltais, des Mahonnais,
des Espagnols du Sud, qui sont aussi des Africains. Dans la ménagerie
de ces âmes rudes, les bêtes repues vaguaient en liberté.
Les instincts contenus affleuraient sur les visages. J'entrevoyais les
noires profondeurs sémitiques,
Le Maltais surtout me frappait comme le type de la plus complexe, sinon
la plus ancienne humanité. Il y a de tout en lui : du Grec, de
l'Italien, du Turc, de l'Arabe, du Carthaginois. La marque punique est
la plus profonde. Certains de ces hommes noirs, aux barbes annelées
de prêtres assyriens, respiraient une luxure bestiale mêlée
de cruauté, la cruauté du vieux Moloch dévorateur
d'enfants. Et, dans leurs gros yeux sombres, voilés de lourdes
paupières, habite la ruse tortueuse. Ils ont l'instinct et le génie
de l'embûche, du piège longuement et savamment dressé.
La traîtrise et la mauvaise foi au service de la rapacité
et de l'avarice. Imprégnant tout cela, la crainte religieuse, la
superstition sinistre de l'antique serviteur des Baals. Sournoisement,
cela se trahissait à mes regards dans un geste brutal, une grimace
ou un tic involontaire, un clignement d'yeux, l'avidité d'une main
qui s'abattait sur une poignée de monnaie. l'élévation
soudaine de la voix dans une dispute, les conciliabules à voix
basse dans un coin de la salle, - le port plus ou moins ostensible d'amulettes
préservatrices.
Mais, en même temps, je sentais la vigueur passionnelle de ces âmes
incultes et tout ce qui bouillonnait en elles d'énergies anciennes
et inépuisables. Ames incultes et pourtant très compliquées.
Rien n'est plus compliqué que le barbare. C'est le fouillis inextricable
d'un champ à l'abandon, - d'un champ qui a été cultivé
autrefois et qui continue à produire à l'état sauvage
des fruits de cultures inconnues. Car ils ont leurs rites, leurs protocoles,
leurs politesses et même leurs raffinements mêlés à
toutes sortes de rudesses. Ces natures me paraissaient si différentes
de celles que m'offrait la littérature d'alors, même des
grossiers héros du naturalisme qui ne sont que des forces brutes
et non point, comme ceux-ci, des individus passionnés et
agissants. Ces hommes me ramenaient à l'humanité des époques
classiques. Je songeais aux héros de Racine dont la politesse de
langage cache des instincts violents et des énergies intactes très
proches de la nature. On oublie trop que les mots de " fureur ",
de " rage ", de " transports ", de " barbare
", de " monstre " et de " tigre " sont peut-être
les plus employés du vocabulaire racinien. Sous la rhétorique
savante, tel sursaut furibond de concupiscence ou de haine, qui se trahit
par une expression frisant la trivialité, me rappelle tel geste,
telle intonation d'Arabe ou de Maltais. Pyrrhus, Néron, Mithridate,
Hermione ou Roxane, c'est dans ces bouges d'Alger que je les ai le mieux
compris. La fougue de l'instinct, la réaction foudroyante de la
passion, se déployant en ordre de défense ou d'attaque,
je ne les ai jamais mieux senties que là ; enfin cette riche énergie
se débandant tout à coup comme un ressort neuf, et avec
cela, ce saisissant caractère d'originalité, ce signe individuel
qu'ils portent sur leur front et qui est la marque des races méditerranéennes.
,. Dans les patios mauresques de la rue Barberousse, je prenais une leçon
de psychologie.
Je confesse que ces spectacles n'allaient pas sans bien des laideurs et
des vulgarités, dont il fallait prendre son parti. Ce carnaval
des races, des costumes, des idées, vous laissait, au passage,
quelques éclaboussures.
Quand je sortais, - comme pour me purifier, - je m'arrêtais, au
bas de la rue, sur cette espèce de terrasse qui domine les démolitions
de la vieille ville et d'où la vue s'étend jusqu'au port.
C'était pour moi une halte délicieuse, une brusque immersion
de poésie. A deux pas, dans ces ruelles tumul - tueuses, les vociférations,
les rixes, des hoquets d'ivrognes. Ici, le silence, la solitude, un ciel
constellé, et, à mes pieds, la ville endormie. Les terrasses
toutes blanches, dévalant vers la mer, et, sur ces terrasses, tout
près de moi, des gens qui dormaient, d'autres qui priaient, dressés
dans les plis de leur burnous et qui s'écroulaient soudain dans
une prosternation. Au loin, la rumeur sourde de la mer, le tremblement
des vagues sous la lune, et, dans ce calme, la lueur tournante d'un phare
qui, par intervalles, effleurait doucement les surfaces blanches des murs
comme une grande aile lumineuse,..
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