Louis BERTRAND
de l'Académie française

NUITS D'ALGER
V
RUE BARBEROUSSE

url de la page : http://alger-roi.fr/Alger/litterature/nuits_alger/nuits_alger_bertrand.htm

mise sur site le 15-5-2011

80 Ko
retour
 
De nombreuses vues des rues de la casbah en cliquant sur le mot casbah : casbah


V
RUE BARBEROUSSE

En cliquant sur l'image ci-dessous, vous obtiendrez une image agrandie à promener sur votre écran, où bon vous semble, en la tirant par la barre de navigation.


Note du Déjanté : « J'ai pris l'initiative d'inclure un plan pour situer la rue Barberousse.» En jaune, le parcours : départ, arrivée. Entre les deux, "et après je ne sais plus combien de ruelles tortueuses, grimpantes, descendantes et remontantes, j'atteignais enfin la rue Barberousse,». En autres couleurs, des rues nommées dans le texte. Je n' ai pas les situer toutes.

CE nom de pirate, qui évoque des visions de galères, d'enlèvements et de razzias, de vaisseaux qui brûlent et de villes incendiées, ce nom de Barberousse convenait fort bien à cette Suburre(note du site : voie et quartier de la Rome ancienne...habité par des mimes,des gladiateurs,des voleurs,des gens de moeurs suspectes.- Larousse en 2 volumes, 1923.) africaine toujours envahie par les matelots et la soldatesque et qui, certains soirs, s'emplissait d'un tumulte de combat. Les rixes sanglantes n'y étaient pas rares, en ce temps-là : quelquefois de véritables batailles rangées. Il fallait des patrouilles de zouaves ou de tirailleurs, l'arme en bandoulière, pour maintenir un peu d'ordre dans ce quartier effervescent.

On y rencontrait un assemblage hétéroclite de créatures venues de tous les ports de la Méditerranée et même de toutes les parties du monde : des Mauresques, des Juives, des Espagnoles, des Italiennes, des Maltaises, des Françaises, des Allemandes, des Russes, voire des Japonaises et des Annamites. Le plus célèbre établissement de cette chaude région étalait une enseigne prometteuse et même poétique : Aux étoiles andalouses. C'était une contrefaçon des maisons de danses sévillanes : contrefaçon assez médiocre, qui suppléait au style et aux traditions par la couleur, le mouvement, la brutalité du cadre et du milieu, et une foule d'agréments supplémentaires. " Faire danser les Espagnoles " était une débauche et, pour nous, un luxe coûteux.

Je me rappelle y avoir vu un prince de la science, accompagné de son épouse et mème un prince de la finance mondiale, suivi d'une petite cour où se confondaient tous les mondes et tous les sexes...

La plupart de ces établissements étaient installés dans de vieilles maisons mauresques aux jolis patios, dont quelques- uns entourés de sveltes colonnes en marbre de Carrare. On pouvait y admirer aussi des restes de boiseries anciennes sculptées et découpées à jour. Un jet d'eau, des plantes vertes, quelquefois même un palmier en occupaient le centre. Le plus drôle était de trouver, dans ce décor oriental, des Européennes et surtout des Françaises. Il y en avait quelques-unes, et je me souviens que certaines d'entre elles se donnaient, dans ces endroits-là, des airs de princesses en exil. Elles le prenaient de haut avec l'ordinaire clientèle de ces lieux de plaisir.

Et néanmoins nombre d'indigènes, dédaignés et rabroués par elles, s'en montraient extrêmement fanatiques. Ces Africains faisaient à leur façon de la couleur locale : ils étaient curieux de connaître l'amour étranger.

Parmi ces créatures, tristes épaves de la métropole, il y avait notamment une grosse et grande fille, à la chevelure brune et au nez aquilin, dont les façons impériales et grotesques m'avaient frappé et amusé. Outre un ton de voix renchéri et des discours généralement prétentieux, elle avait pour caractéristique des stigmates un peu canailles qui démentaient la pompe de ses attitudes : une lèvre fendue et une estafilade le long de la joue. Ce qui m'amusait surtout, c'est qu'on l'appelait " Louis XIV " et, ma foi, il y avait un peu de cela dans le port et le maintien de cette grosse fille : elle faisait songer à je ne sais quelle Montespan tombée dans la débine et sombrée dans la graisse. Une camarade, interrogée par moi, me révéla qu'on l'avait surnommée ainsi parce qu'elle avait sans cesse à la bouche " le siècle de Louis XIV ", C'était une savante, munie de son brevet. A table, elle censurait les fautes de français de ses compagnes et même de la patronne. Et, à tout propos, elle citait Mme de Sévigné. ,'appris enfin que " Louis XIV " avait eu un amant de coeur et que les stigmates qu'elle portait, c'était la vengeance de cet homme. Bientôt, je sus toute l'histoire...

Cet amant de coeur était un marchand de coquillages de la Pêcherie, un Kabyle nommé Tayeb, dont l'éventaire passait pour être des mieux achalandés. En tout cas, Tayeb, avec l'esprit industrieux de sa race, son économie et son avidité au gain, s'amassait sou à sou une petite fortune. En vendant à des prix dérisoires ses clovisses, ses praires et ses oursins, il gagnait, disait-on, beaucoup d'argent. Et tout ce qu'il gagnait passait dans la tirelire de " Louis XIV ". Pour elle il se serait mis sur la paille. Avait-il seulement un galetas ? On ne lui connaissait aucun logis. Peut- être couchait-il dans les cafés maures. Habituellement, sa mise était des plus sordides. Mais, quand il venait voir sa bien- aimée, il apparaissait nippé comme un caïd : veste de drap fin ou de velours, sou- tachée de soie, pantalon bouffant, bottes de maroquin rouge brodées d'or, ceinture de cachemire, de l'orangé le plus vif ou du vert le plus tendre. Il est vrai qu'il avait besoin de tous ces ornements pour faire oublier la disgrâce de son physique : une figure de pleine lune couturée de petite vérole, un nez épaté et un oeil brouillé d'une tache blanchâtre. Mais c'était un gaillard, doué d'une force redoutable.

Comment cet homme rapace, qui vivait d'une vie misérable, qui se refusait à lui- même le nécessaire, prenait-il soudain des goûts de luxe et de faste. - et comment se laissait-il aller à de telles prodigalités ? Quel charme l'enchaînait à cette créature effondrée, sans beauté ni agrément d'aucune sorte, et qui, pour comble, le méprisait ? Mais plus elle se montrait hautaine et distante, plus il s'enrageait à la conquérir. C'était une passion, une folie, qui avait quelque chose de fatal comme une force de la nature... On s'étonnait cependant qu'étant si épris de la majestueuse " Louis XIV " il la laissât croupir dans un bouge, exposée, à toute heure, aux entreprises du passant. Comment pouvait-il admettre ce partage, cette promiscuité ? C'est que " Louis XIV ", personne magnificente, était criblée de dettes. Si gagneur d'argent que fût le marchand de coquillages, il n'en gagnait pas assez pour payer d'un coup une pareille somme. Car le tenancier, désireux de s'attacher une pensionnaire aussi avantageuse que " Louis XIV ", l'avait endettée tant qu'il pouvait. Comme cela il la tenait à sa discrétion : c'est assez la façon de ces tristes commerçants. Sans doute que Tayeb épouvanté par certaines dettes se résignait au partage, comme à une nécessité de la condition de cette créature quasi royale. Peut-être se disait-il que, petit à petit, il finirait bien par les payer et par tirer de là son idole. Mais celle-ci ne semblait nullement pressée de changer ses habitudes. Et, d'ailleurs, elle mangeait au malheureux Tayeb tout que celui-ci pouvait gagner à vendre ses coquillages.

Car " Louis XIV ", elle aussi, nourrissait secrètement une passion éperdue. Cette grosse fille, presque quadragénaire, s'était toquée d'un guitariste espagnol, un gamin de dix-huit ans, qui n'avait même pas la beauté du diable : chétif et assez mal bâti avec des traces évidentes d'avarie. " Louis XIV ", maternelle, le protégeait. Et, de même qu'elle prenait tout de Tayeb, le jouvenceau, à son tour, la dépouillait avec férocité.

Par qui l'autre avait-il su cette infidélité? Et comment sa jalousie s'était-elle exaspérée subitement jusqu'au délire ? Il permettait le monde entier à " Louis XIV ", parce que cela ne tirait pas à conséquence. Mais interdiction absolue d'avoir les moindres rapports avec le guitariste... Celle-ci n'en tint aucun compte, tant et si bien que Tayeb fut averti par une lettre anonyme... Oui, ce devait être par une lettre anonyme, car le Kabyle n'adressait la parole à aucune de ces dames. Quand il venait, il ne s'attablait pas, comme les ordinaires clients, dans la salle commune : il montait tout de suite s'enfermer avec son trésor. D'ailleurs, pour éviter des concurrences fâcheuses, il avait son jour attitré. Instruit par la lettre scélérate, il arriva à l'improviste. Il trouva " Louis XIV " dans les bras du guitariste, et ce fut le drame... Armé du petit couteau qui lui servait pour ouvrir ses coquillages, il éventra le jeune Espagnol, et se retournant contre l'infidèle, il eut le temps de l'endommager sérieusement avant qu'on pût le désarmer...

Une véritable catastrophe pour le pauvre amoureux ! Sa petite fortune dévorée, tout ce qu'il avait mis de côté après des années de labeur et de privations !... L'avocat fit valoir pour lui les circonstances atténuantes. Il fut condamné aux travaux forcés à perpétuité : Nouméa, ou la Guyane... Toute une existence à vau-l'eau ! Il avait tout détruit dans un coup de passion...

Cette violence m'a toujours stupéfié chez les Africains. Chez les plus humbles d'entre eux, elle excite même mon admiration. J'ai vu des portefaix, des âniers, des matelots, les derniers des manoeuvres manger en une nuit leur petit magot, une somme imposante qui représentait des mois du plus dur travail et toute une vie de misère et de famine. Ils dissipaient cela avec des filles qui ne leur donnaient même pas, en échange, un loyal plaisir. Mais, pendant vingt-quatre heures, ils avaient vécu de la vie des riches et des puissants. Le va-nu- pieds s'était prélassé sur les coussins d'une voiture, il avait foulé des tapis de laine épaisse, il avait eu à son tour des serviteurs empressés autour de lui, il avait tenu dans ses bras une créature couverte de bijoux et d'étoffes précieuses. Après cela, il était prêt à redescendre, le coeur joyeux, dans toutes les chiourmes et dans toutes les sentines. Ces hommes, dans leur abjection, ont le sentiment de la gloire. Perpétuellement ils sont prêts à recommencer l'escalade et à retomber - sans une plainte. Cela leur est égal 1 Mais, s'ils ont le sens de la gloire, ils n'ont à aucun degré celui de l'épargne, de la prévision, de la stabilité, de toutes ces vertus médiocres qui sont les supports de nos civilisations. Ces existences de prolétaires sont catastrophiques comme celle des Empires africains. La chute suit immédiatement l'ascension rapide. C'est le perpétuel chaos et le perpétuel recommencement de la Berbérie.

Rien ne me passionnait comme d'étudier ces natures d'Africains dans les répits du plaisir. J'avais sous les yeux des Arabes et des Maures, des nègres, des Juifs, des Maltais, des Mahonnais, des Espagnols du Sud, qui sont aussi des Africains. Dans la ménagerie de ces âmes rudes, les bêtes repues vaguaient en liberté. Les instincts contenus affleuraient sur les visages. J'entrevoyais les noires profondeurs sémitiques,

Le Maltais surtout me frappait comme le type de la plus complexe, sinon la plus ancienne humanité. Il y a de tout en lui : du Grec, de l'Italien, du Turc, de l'Arabe, du Carthaginois. La marque punique est la plus profonde. Certains de ces hommes noirs, aux barbes annelées de prêtres assyriens, respiraient une luxure bestiale mêlée de cruauté, la cruauté du vieux Moloch dévorateur d'enfants. Et, dans leurs gros yeux sombres, voilés de lourdes paupières, habite la ruse tortueuse. Ils ont l'instinct et le génie de l'embûche, du piège longuement et savamment dressé. La traîtrise et la mauvaise foi au service de la rapacité et de l'avarice. Imprégnant tout cela, la crainte religieuse, la superstition sinistre de l'antique serviteur des Baals. Sournoisement, cela se trahissait à mes regards dans un geste brutal, une grimace ou un tic involontaire, un clignement d'yeux, l'avidité d'une main qui s'abattait sur une poignée de monnaie. l'élévation soudaine de la voix dans une dispute, les conciliabules à voix basse dans un coin de la salle, - le port plus ou moins ostensible d'amulettes préservatrices.

Mais, en même temps, je sentais la vigueur passionnelle de ces âmes incultes et tout ce qui bouillonnait en elles d'énergies anciennes et inépuisables. Ames incultes et pourtant très compliquées. Rien n'est plus compliqué que le barbare. C'est le fouillis inextricable d'un champ à l'abandon, - d'un champ qui a été cultivé autrefois et qui continue à produire à l'état sauvage des fruits de cultures inconnues. Car ils ont leurs rites, leurs protocoles, leurs politesses et même leurs raffinements mêlés à toutes sortes de rudesses. Ces natures me paraissaient si différentes de celles que m'offrait la littérature d'alors, même des grossiers héros du naturalisme qui ne sont que des forces brutes et non point, comme ceux-ci, des individus passionnés et agissants. Ces hommes me ramenaient à l'humanité des époques classiques. Je songeais aux héros de Racine dont la politesse de langage cache des instincts violents et des énergies intactes très proches de la nature. On oublie trop que les mots de " fureur ", de " rage ", de " transports ", de " barbare ", de " monstre " et de " tigre " sont peut-être les plus employés du vocabulaire racinien. Sous la rhétorique savante, tel sursaut furibond de concupiscence ou de haine, qui se trahit par une expression frisant la trivialité, me rappelle tel geste, telle intonation d'Arabe ou de Maltais. Pyrrhus, Néron, Mithridate, Hermione ou Roxane, c'est dans ces bouges d'Alger que je les ai le mieux compris. La fougue de l'instinct, la réaction foudroyante de la passion, se déployant en ordre de défense ou d'attaque, je ne les ai jamais mieux senties que là ; enfin cette riche énergie se débandant tout à coup comme un ressort neuf, et avec cela, ce saisissant caractère d'originalité, ce signe individuel qu'ils portent sur leur front et qui est la marque des races méditerranéennes. ,. Dans les patios mauresques de la rue Barberousse, je prenais une leçon de psychologie.

Je confesse que ces spectacles n'allaient pas sans bien des laideurs et des vulgarités, dont il fallait prendre son parti. Ce carnaval des races, des costumes, des idées, vous laissait, au passage, quelques éclaboussures.

Quand je sortais, - comme pour me purifier, - je m'arrêtais, au bas de la rue, sur cette espèce de terrasse qui domine les démolitions de la vieille ville et d'où la vue s'étend jusqu'au port. C'était pour moi une halte délicieuse, une brusque immersion de poésie. A deux pas, dans ces ruelles tumul - tueuses, les vociférations, les rixes, des hoquets d'ivrognes. Ici, le silence, la solitude, un ciel constellé, et, à mes pieds, la ville endormie. Les terrasses toutes blanches, dévalant vers la mer, et, sur ces terrasses, tout près de moi, des gens qui dormaient, d'autres qui priaient, dressés dans les plis de leur burnous et qui s'écroulaient soudain dans une prosternation. Au loin, la rumeur sourde de la mer, le tremblement des vagues sous la lune, et, dans ce calme, la lueur tournante d'un phare qui, par intervalles, effleurait doucement les surfaces blanches des murs comme une grande aile lumineuse,..