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 RUE BARBEROUSSE
 
         
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 Note du Déjanté : « J'ai pris l'initiative 
                d'inclure un plan pour situer la rue Barberousse.» En jaune, 
                le parcours : départ, arrivée. Entre les deux, "et 
                après je ne sais plus combien de ruelles tortueuses, grimpantes, 
                descendantes et remontantes, j'atteignais enfin la rue Barberousse,». 
                En autres couleurs, des rues nommées dans le texte. Je 
                n' ai pas les situer toutes.
 |  CE nom de pirate, qui évoque des visions de galères, 
        d'enlèvements et de razzias, de vaisseaux qui brûlent et 
        de villes incendiées, ce nom de Barberousse convenait fort bien 
        à cette Suburre(note du site 
        : voie et quartier de la Rome ancienne...habité par des mimes,des 
        gladiateurs,des voleurs,des gens de moeurs suspectes.- Larousse en 2 volumes, 
        1923.) africaine toujours envahie par les matelots et la soldatesque 
        et qui, certains soirs, s'emplissait d'un tumulte de combat. Les rixes 
        sanglantes n'y étaient pas rares, en ce temps-là : quelquefois 
        de véritables batailles rangées. Il fallait des patrouilles 
        de zouaves ou de tirailleurs, l'arme en bandoulière, pour maintenir 
        un peu d'ordre dans ce quartier effervescent.
 On y rencontrait un assemblage hétéroclite de créatures 
        venues de tous les ports de la Méditerranée et même 
        de toutes les parties du monde : des Mauresques, des Juives, des Espagnoles, 
        des Italiennes, des Maltaises, des Françaises, des Allemandes, 
        des Russes, voire des Japonaises et des Annamites. Le plus célèbre 
        établissement de cette chaude région étalait une 
        enseigne prometteuse et même poétique : Aux étoiles 
        andalouses. C'était une contrefaçon des maisons de danses 
        sévillanes : contrefaçon assez médiocre, qui suppléait 
        au style et aux traditions par la couleur, le mouvement, la brutalité 
        du cadre et du milieu, et une foule d'agréments supplémentaires. 
        " Faire danser les Espagnoles " était une débauche 
        et, pour nous, un luxe coûteux.
 
 Je me rappelle y avoir vu un prince de la science, accompagné de 
        son épouse et mème un prince de la finance mondiale, suivi 
        d'une petite cour où se confondaient tous les mondes et tous les 
        sexes...
 
 La plupart de ces établissements étaient installés 
        dans de vieilles maisons mauresques aux jolis patios, dont quelques- uns 
        entourés de sveltes colonnes en marbre de Carrare. On pouvait y 
        admirer aussi des restes de boiseries anciennes sculptées et découpées 
        à jour. Un jet d'eau, des plantes vertes, quelquefois même 
        un palmier en occupaient le centre. Le plus drôle était de 
        trouver, dans ce décor oriental, des Européennes et surtout 
        des Françaises. Il y en avait quelques-unes, et je me souviens 
        que certaines d'entre elles se donnaient, dans ces endroits-là, 
        des airs de princesses en exil. Elles le prenaient de haut avec l'ordinaire 
        clientèle de ces lieux de plaisir.
 
 Et néanmoins nombre d'indigènes, dédaignés 
        et rabroués par elles, s'en montraient extrêmement fanatiques. 
        Ces Africains faisaient à leur façon de la couleur locale 
        : ils étaient curieux de connaître l'amour étranger.
 
 Parmi ces créatures, tristes épaves de la métropole, 
        il y avait notamment une grosse et grande fille, à la chevelure 
        brune et au nez aquilin, dont les façons impériales et grotesques 
        m'avaient frappé et amusé. Outre un ton de voix renchéri 
        et des discours généralement prétentieux, elle avait 
        pour caractéristique des stigmates un peu canailles qui démentaient 
        la pompe de ses attitudes : une lèvre fendue et une estafilade 
        le long de la joue. Ce qui m'amusait surtout, c'est qu'on l'appelait " 
        Louis XIV " et, ma foi, il y avait un peu de cela dans le port et 
        le maintien de cette grosse fille : elle faisait songer à je ne 
        sais quelle Montespan tombée dans la débine et sombrée 
        dans la graisse. Une camarade, interrogée par moi, me révéla 
        qu'on l'avait surnommée ainsi parce qu'elle avait sans cesse à 
        la bouche " le siècle de Louis XIV ", C'était 
        une savante, munie de son brevet. A table, elle censurait les fautes de 
        français de ses compagnes et même de la patronne. Et, à 
        tout propos, elle citait Mme de Sévigné. ,'appris enfin 
        que " Louis XIV " avait eu un amant de coeur et que les stigmates 
        qu'elle portait, c'était la vengeance de cet homme. Bientôt, 
        je sus toute l'histoire...
 
 Cet amant de coeur était un marchand de coquillages de la Pêcherie, 
        un Kabyle nommé Tayeb, dont l'éventaire passait pour être 
        des mieux achalandés. En tout cas, Tayeb, avec l'esprit industrieux 
        de sa race, son économie et son avidité au gain, s'amassait 
        sou à sou une petite fortune. En vendant à des prix dérisoires 
        ses clovisses, ses praires et ses oursins, il gagnait, disait-on, beaucoup 
        d'argent. Et tout ce qu'il gagnait passait dans la tirelire de " 
        Louis XIV ". Pour elle il se serait mis sur la paille. Avait-il seulement 
        un galetas ? On ne lui connaissait aucun logis. Peut- être couchait-il 
        dans les cafés maures. Habituellement, sa mise était des 
        plus sordides. Mais, quand il venait voir sa bien- aimée, il apparaissait 
        nippé comme un caïd : veste de drap fin ou de velours, sou- 
        tachée de soie, pantalon bouffant, bottes de maroquin rouge brodées 
        d'or, ceinture de cachemire, de l'orangé le plus vif ou du vert 
        le plus tendre. Il est vrai qu'il avait besoin de tous ces ornements pour 
        faire oublier la disgrâce de son physique : une figure de pleine 
        lune couturée de petite vérole, un nez épaté 
        et un oeil brouillé d'une tache blanchâtre. Mais c'était 
        un gaillard, doué d'une force redoutable.
 
 Comment cet homme rapace, qui vivait d'une vie misérable, qui se 
        refusait à lui- même le nécessaire, prenait-il soudain 
        des goûts de luxe et de faste. - et comment se laissait-il aller 
        à de telles prodigalités ? Quel charme l'enchaînait 
        à cette créature effondrée, sans beauté ni 
        agrément d'aucune sorte, et qui, pour comble, le méprisait 
        ? Mais plus elle se montrait hautaine et distante, plus il s'enrageait 
        à la conquérir. C'était une passion, une folie, qui 
        avait quelque chose de fatal comme une force de la nature... On s'étonnait 
        cependant qu'étant si épris de la majestueuse " Louis 
        XIV " il la laissât croupir dans un bouge, exposée, 
        à toute heure, aux entreprises du passant. Comment pouvait-il admettre 
        ce partage, cette promiscuité ? C'est que " Louis XIV ", 
        personne magnificente, était criblée de dettes. Si gagneur 
        d'argent que fût le marchand de coquillages, il n'en gagnait pas 
        assez pour payer d'un coup une pareille somme. Car le tenancier, désireux 
        de s'attacher une pensionnaire aussi avantageuse que " Louis XIV 
        ", l'avait endettée tant qu'il pouvait. Comme cela il la tenait 
        à sa discrétion : c'est assez la façon de ces tristes 
        commerçants. Sans doute que Tayeb épouvanté par certaines 
        dettes se résignait au partage, comme à une nécessité 
        de la condition de cette créature quasi royale. Peut-être 
        se disait-il que, petit à petit, il finirait bien par les payer 
        et par tirer de là son idole. Mais celle-ci ne semblait nullement 
        pressée de changer ses habitudes. Et, d'ailleurs, elle mangeait 
        au malheureux Tayeb tout que celui-ci pouvait gagner à vendre ses 
        coquillages.
 
 Car " Louis XIV ", elle aussi, nourrissait secrètement 
        une passion éperdue. Cette grosse fille, presque quadragénaire, 
        s'était toquée d'un guitariste espagnol, un gamin de dix-huit 
        ans, qui n'avait même pas la beauté du diable : chétif 
        et assez mal bâti avec des traces évidentes d'avarie. " 
        Louis XIV ", maternelle, le protégeait. Et, de même 
        qu'elle prenait tout de Tayeb, le jouvenceau, à son tour, la dépouillait 
        avec férocité.
 
 Par qui l'autre avait-il su cette infidélité? Et comment 
        sa jalousie s'était-elle exaspérée subitement jusqu'au 
        délire ? Il permettait le monde entier à " Louis XIV 
        ", parce que cela ne tirait pas à conséquence. Mais 
        interdiction absolue d'avoir les moindres rapports avec le guitariste... 
        Celle-ci n'en tint aucun compte, tant et si bien que Tayeb fut averti 
        par une lettre anonyme... Oui, ce devait être par une lettre anonyme, 
        car le Kabyle n'adressait la parole à aucune de ces dames. Quand 
        il venait, il ne s'attablait pas, comme les ordinaires clients, dans la 
        salle commune : il montait tout de suite s'enfermer avec son trésor. 
        D'ailleurs, pour éviter des concurrences fâcheuses, il avait 
        son jour attitré. Instruit par la lettre scélérate, 
        il arriva à l'improviste. Il trouva " Louis XIV " dans 
        les bras du guitariste, et ce fut le drame... Armé du petit couteau 
        qui lui servait pour ouvrir ses coquillages, il éventra le jeune 
        Espagnol, et se retournant contre l'infidèle, il eut le temps de 
        l'endommager sérieusement avant qu'on pût le désarmer...
 
 Une véritable catastrophe pour le pauvre amoureux ! Sa petite fortune 
        dévorée, tout ce qu'il avait mis de côté après 
        des années de labeur et de privations !... L'avocat fit valoir 
        pour lui les circonstances atténuantes. Il fut condamné 
        aux travaux forcés à perpétuité : Nouméa, 
        ou la Guyane... Toute une existence à vau-l'eau ! Il avait tout 
        détruit dans un coup de passion...
 
 Cette violence m'a toujours stupéfié chez les Africains. 
        Chez les plus humbles d'entre eux, elle excite même mon admiration. 
        J'ai vu des portefaix, des âniers, des matelots, les derniers des 
        manoeuvres manger en une nuit leur petit magot, une somme imposante qui 
        représentait des mois du plus dur travail et toute une vie de misère 
        et de famine. Ils dissipaient cela avec des filles qui ne leur donnaient 
        même pas, en échange, un loyal plaisir. Mais, pendant vingt-quatre 
        heures, ils avaient vécu de la vie des riches et des puissants. 
        Le va-nu- pieds s'était prélassé sur les coussins 
        d'une voiture, il avait foulé des tapis de laine épaisse, 
        il avait eu à son tour des serviteurs empressés autour de 
        lui, il avait tenu dans ses bras une créature couverte de bijoux 
        et d'étoffes précieuses. Après cela, il était 
        prêt à redescendre, le coeur joyeux, dans toutes les chiourmes 
        et dans toutes les sentines. Ces hommes, dans leur abjection, ont le sentiment 
        de la gloire. Perpétuellement ils sont prêts à recommencer 
        l'escalade et à retomber - sans une plainte. Cela leur est égal 
        1 Mais, s'ils ont le sens de la gloire, ils n'ont à aucun degré 
        celui de l'épargne, de la prévision, de la stabilité, 
        de toutes ces vertus médiocres qui sont les supports de nos civilisations. 
        Ces existences de prolétaires sont catastrophiques comme celle 
        des Empires africains. La chute suit immédiatement l'ascension 
        rapide. C'est le perpétuel chaos et le perpétuel recommencement 
        de la Berbérie.
 
 Rien ne me passionnait comme d'étudier ces natures d'Africains 
        dans les répits du plaisir. J'avais sous les yeux des Arabes et 
        des Maures, des nègres, des Juifs, des Maltais, des Mahonnais, 
        des Espagnols du Sud, qui sont aussi des Africains. Dans la ménagerie 
        de ces âmes rudes, les bêtes repues vaguaient en liberté. 
        Les instincts contenus affleuraient sur les visages. J'entrevoyais les 
        noires profondeurs sémitiques,
 
 Le Maltais surtout me frappait comme le type de la plus complexe, sinon 
        la plus ancienne humanité. Il y a de tout en lui : du Grec, de 
        l'Italien, du Turc, de l'Arabe, du Carthaginois. La marque punique est 
        la plus profonde. Certains de ces hommes noirs, aux barbes annelées 
        de prêtres assyriens, respiraient une luxure bestiale mêlée 
        de cruauté, la cruauté du vieux Moloch dévorateur 
        d'enfants. Et, dans leurs gros yeux sombres, voilés de lourdes 
        paupières, habite la ruse tortueuse. Ils ont l'instinct et le génie 
        de l'embûche, du piège longuement et savamment dressé. 
        La traîtrise et la mauvaise foi au service de la rapacité 
        et de l'avarice. Imprégnant tout cela, la crainte religieuse, la 
        superstition sinistre de l'antique serviteur des Baals. Sournoisement, 
        cela se trahissait à mes regards dans un geste brutal, une grimace 
        ou un tic involontaire, un clignement d'yeux, l'avidité d'une main 
        qui s'abattait sur une poignée de monnaie. l'élévation 
        soudaine de la voix dans une dispute, les conciliabules à voix 
        basse dans un coin de la salle, - le port plus ou moins ostensible d'amulettes 
        préservatrices.
 
 Mais, en même temps, je sentais la vigueur passionnelle de ces âmes 
        incultes et tout ce qui bouillonnait en elles d'énergies anciennes 
        et inépuisables. Ames incultes et pourtant très compliquées. 
        Rien n'est plus compliqué que le barbare. C'est le fouillis inextricable 
        d'un champ à l'abandon, - d'un champ qui a été cultivé 
        autrefois et qui continue à produire à l'état sauvage 
        des fruits de cultures inconnues. Car ils ont leurs rites, leurs protocoles, 
        leurs politesses et même leurs raffinements mêlés à 
        toutes sortes de rudesses. Ces natures me paraissaient si différentes 
        de celles que m'offrait la littérature d'alors, même des 
        grossiers héros du naturalisme qui ne sont que des forces brutes 
        et non point, comme ceux-ci, des individus passionnés et 
        agissants. Ces hommes me ramenaient à l'humanité des époques 
        classiques. Je songeais aux héros de Racine dont la politesse de 
        langage cache des instincts violents et des énergies intactes très 
        proches de la nature. On oublie trop que les mots de " fureur ", 
        de " rage ", de " transports ", de " barbare 
        ", de " monstre " et de " tigre " sont peut-être 
        les plus employés du vocabulaire racinien. Sous la rhétorique 
        savante, tel sursaut furibond de concupiscence ou de haine, qui se trahit 
        par une expression frisant la trivialité, me rappelle tel geste, 
        telle intonation d'Arabe ou de Maltais. Pyrrhus, Néron, Mithridate, 
        Hermione ou Roxane, c'est dans ces bouges d'Alger que je les ai le mieux 
        compris. La fougue de l'instinct, la réaction foudroyante de la 
        passion, se déployant en ordre de défense ou d'attaque, 
        je ne les ai jamais mieux senties que là ; enfin cette riche énergie 
        se débandant tout à coup comme un ressort neuf, et avec 
        cela, ce saisissant caractère d'originalité, ce signe individuel 
        qu'ils portent sur leur front et qui est la marque des races méditerranéennes. 
        ,. Dans les patios mauresques de la rue Barberousse, je prenais une leçon 
        de psychologie.
 
 Je confesse que ces spectacles n'allaient pas sans bien des laideurs et 
        des vulgarités, dont il fallait prendre son parti. Ce carnaval 
        des races, des costumes, des idées, vous laissait, au passage, 
        quelques éclaboussures.
 
 Quand je sortais, - comme pour me purifier, - je m'arrêtais, au 
        bas de la rue, sur cette espèce de terrasse qui domine les démolitions 
        de la vieille ville et d'où la vue s'étend jusqu'au port. 
        C'était pour moi une halte délicieuse, une brusque immersion 
        de poésie. A deux pas, dans ces ruelles tumul - tueuses, les vociférations, 
        les rixes, des hoquets d'ivrognes. Ici, le silence, la solitude, un ciel 
        constellé, et, à mes pieds, la ville endormie. Les terrasses 
        toutes blanches, dévalant vers la mer, et, sur ces terrasses, tout 
        près de moi, des gens qui dormaient, d'autres qui priaient, dressés 
        dans les plis de leur burnous et qui s'écroulaient soudain dans 
        une prosternation. Au loin, la rumeur sourde de la mer, le tremblement 
        des vagues sous la lune, et, dans ce calme, la lueur tournante d'un phare 
        qui, par intervalles, effleurait doucement les surfaces blanches des murs 
        comme une grande aile lumineuse,..
 
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