IV
DU REMPART MÉDÉE
A LA RUE BARBEROUSSE
CETTE promenade nocturne, à travers le labyrinthe
de la haute ville, je l'ai faite périodiquement, pendant des années,
et tel était pour moi le charme réellement inépuisable
de ces petites rues indigènes que, chaque fois, j'y goûtais
le plaisir de la découverte.
Vers dix heures du soir, j'escaladais les marches de la rue Médée
et, par des chemins très compliqués, après avoir
coupé la rue de la Porte-Neuve, par la rue Kléber et je
ne sais plus combien de ruelles tortueuses, grimpantes, descendantes et
remontantes, j'atteignais enfin la rue Barberousse, terme lointain de
cette expédition. J'étais seul, afin de mieux savourer mes
émotions. La nuit propice, le silence se prêtaient merveilleusement
à toute espèce d'évocations, favorisaient même
la méditation. J'allongeais ma route à dessein, espérant
à chaque pas de l'imprévu ou de l'inconnu, quelque chose
de nouveau, qui amusât ma fantaisie, quelque chose qui émergeât
brusquement des ténèbres, qui me donnât un petit frisson
de crainte avec le plaisir de l'étrangeté. Et cette longue
flânerie à travers les ruelles mystérieuses, encore
chaudes de l'ardeur diurne et chargées de mille effluves d'animalité,
irritait l'appétit de mes sens. Comme le chamelier, comme le marchand
de moutons, ou le roulier qui revient du Sud, je m'en allais, en quête
de l'apaisement, vers le commun abreuvoir d'amour. Je méprisais
de plus en plus la misérable débauche, la petite corruption,
la petite dépravation de l'Occidental. Je voulais que ma luxure
fût un besoin profond, qui trouvât en lui-même son excuse
et sa joie, un instinct primitif et fort, comme celui de l'homme rude
qui a longtemps peiné sous le soleil....
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Note du Déjanté : « J'ai
pris l'initiative d'inclure un plan pour situer les lieux.»
En jaune, le parcours : départ, arrivée. Entre les
deux, "et après je ne sais plus combien de ruelles
tortueuses, grimpantes, descendantes et remontantes, j'atteignais
enfin la rue Barberousse,». En autres couleurs, des rues
nommées dans le texte. Je n' ai pas les situer toutes.
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Et pourtant, si tyrannique que fût le commandement de ma chair,
je ne pouvais faire taire mon cerveau, qui n'était tout de même
pas celui du chamelier ou du roulier du Sud. J'éprouvais une sorte
d'ivresse très complexe faite d'excitation et de plénitude
physique : sentiment d'équilibre et de bien- être éminemment
instables, qui aspiraient à une rupture violente et délicieuse.
Mais il s'y mêlait toute espèce d'ingrédients intellectuels.
D'abord une jouissance d'exotisme, Je passais pour ainsi dire sans transition
de la ville européenne à la ville indigène. Je sortais
d'un bar, ou d'un hôtel cosmopolite, où, sous les lampes
électriques, j'avais laissé des dîneurs en toilette
de soirée, - et je tombais brusquement parmi des loqueteux en burnous.
D'un saut j'avais franchi des siècles. Je m'offrais la délectation
de passer ainsi à volonté d'une civilisation à l'autre.
Je me plongeais joyeusement dans la barbarie, non par un raffinement de
corruption, mais avec la certitude obscure que, là, étaient
la force et la joie... la santé, le salut !...
Et puis bien autre chose encore : ces ruelles enchevêtrées
de la Casbah, un véritable bouquet d'histoire et de légende.
Leurs noms seuls enchantaient mon imagination... Quel est l'officier de
bureau arabe, le rond-de-cuir désoeuvré et romantique, qui,
au temps de la Conquête, inventa ces noms extraordinaires ? Il mériterait
de donner le sien à quelque boulevard de l'Alger moderne.
Rue de la Mer rouge, rue des Pyramides, rue de la Girafe, rue du Palmier,
rue de la Grenade !... C'est l'Afrique du " Tour du monde "
et des livres d'images - oasis, caravanes, chameaux et chameliers, explorateurs
et tueurs de lions. Là- bas, rue des Lotophages, me voici en pleine
antiquité homérique... Les Syrtes de Libye fument derrière
la ligne des sables. Ulysse et ses compagnons débarquent sur l'inhospitalière
côte africaine... Rue Hannibal ! On songe à Carthage, on
voit Salammbô qui danse, sur sa terrasse, au clair de lune, devant
le golfe endormi... Rue Micipsa, rue Jugurtha, rue Caton, rue Salluste
: histoire numide et romaine ! Sophonisbe réfugiée dans
le harem, à la pointe du rocher de Cirta, boit la coupe de poison
envoyée par son amant. Le conquérant latin, le sénateur
ou le proconsul se prélasse, à l'heure de la sieste, dans
le xyste ou sur le belvédère de sa villa... Rue des Abdérames,
rue des Maugrebins, rue Barberousse ! Voici le flot de l'Islam envahisseur,
l'Afrique des Croisades, des corsaires, des esclaves et aussi des Mille
et une Nuits. Et maintenant, dans ce couloir obscur, aux demi-ténèbres
douteuses, sous 1:enchevêtrement des rondins de thuya qui soutiennent
les étages en surplomb, c'est la rue Médée ou, plus
sinistre encore, la rue du Diable, - l'Afrique des sorcières et
des Djinns, des vendeuses de philtres, des incantations et des maléfices.
Il y en avait une surtout qui m'émotionnait et dont la traversée
durait bien cinq minutes, -cinq minutes pendant lesquelles je n'étais
pas très rassuré, mais que je prolongeais le plus possible,
parce qu'elles me faisaient parcourir une gamme extraordinaire d'impressions.
Derrière un angle
saillant de muraille, la lueur parcimonieuse d'un
bec de gaz rendait plus opaque la noirceur nocturne. Je cheminais presque
à tâtons, dans ce désert, ce labyrinthe aux anfractuosités
de coupe-gorge, avec l'appréhension perpétuelle d'une mauvaise
rencontre, d'une agression soudaine. Mais rien ! - rien que mon ombre
devant moi et le bruit de mes pas dans cette tranchée sonore comme
un puits. J'ai oublié le nom de cette ruelle sinistre. Je me souviens
seulement qu'elle symbolisait pour moi le maximum de la sauvagerie.
Je l'avais traversée de jour et je savais que, des deux côtés,
il y avait des étalages de boucherie, des échoppes si rapprochées
qu'on frôlait, au passage, des choses innommables, des loques rouges
et violacées, au milieu de quelles odeurs ! C'était d'une
violence extraordinaire !... La nuit, toutes ces échoppes étaient
fermées, les auvents rabattus. Mais les relents des viandes et
du sang répandu vous poursuivaient. Cette odeur-là devait
flotter dans le voisinage des temples antiques, comme aujourd'hui encore
à Stamboul, autour de certaines mosquées... Je hâtais
le pas, avec le pressentiment que le cauchemar touchait à sa fin.
Et, en effet, je débouchais sur un étrange carrefour, que
je connaissais bien, une placette vaguement triangulaire, espace minuscule,
étranglé entre de hautes murailles qui, de jour, ne découvraient
qu'un petit coin de ciel, au sol inégal et au pavé glissant,
coupé d'escaliers capricieux se chevauchant les uns les autres.
Dans un angle, une fontaine, dont j'entendais le glouglou et, dépassant
une muraille, un arbre poussé là par miracle, un cyprès
ou peut-être un palmier, je ne sais plus, mais enfin un arbre, qui,
avec la fontaine, formait un ensemble charmant... Je m'arrêtais.
J'écoutais, l'oreille tendue à des bruits de pas. Personne
! J'étais seul. Je pouvais croire que ce décor oriental
était planté pour moi seul, - et que j'étais le maître
de la ville et de la nuit...
Et puis la griserie physique me reprenait, le besoin d'errer, de courir,
comme ces chats efflanqués que je voyais filer le long des murs
et s'engouffrer d'un bond sous les voûtes des impasses, en poussant
des miaulements suraigus... Et j'arrivais à une longue rue montante
et serpentante, dont j'ai aussi oublié le nom, mais dont chaque
porte s'ouvrait sur une cellule sinistrement éclairée d'un
lumignon, découvrant des choses pauvres et lamentables, un grabat,
des guenilles sordides qui pendaient. Et, sur les seuils, des femmes accroupies,
des couples qui chuchotaient ou s'injuriaient bruyamment. Pas d'éclats
de rire, pas de plaisanteries joviales, mais des dents serrées,
des figures contractées, des yeux hagards. Ce qui se traitait là
était une affaire sérieuse : la tragique luxure africaine...
Mais, si rude que fût ce milieu, si brutale cette humanité,
nulle bassesse, nulle vulgarité ne s'y mêlaient pour moi.
Tout cela se rattachait au souvenir de rites perdus et de civilisations
lointaines. Par ces nuits brûlantes, l'ardeur de mes veines exaspérait
encore l'ivresse de mon imagination. Je revivais tout un passé
hallucinant, non plus comme l'autre fois, sur le quai de l'Amirauté,
en des visions illusoires, mais en réalité. Ce n'était
pas un vain déguisement, une figuration créée par
ma fantaisie : ces femmes voilées jusqu'aux yeux, ces hommes long
drapés, dont les pieds nus s'étalaient sur les dalles, ces
cothurnes de cuir soufre, ces paquets de cierges bariolés, ces
pains qui reproduisaient l'image mystique de Tanit, tout ce qui se montrait
aux devantures des petites échoppes encore ouvertes, - tout cela
m'introduisait dans des moeurs plusieurs fois millénaires.
A l'approche des lieux de plaisir, les ruelles s'animaient. Cela devenait
une foule de plus en plus dense. J'observais les gestes humains, cette
façon de s'aborder, de se saluer, les doigts au front et au coeur,
de s'entre-baiser aux épaules. Et les nourritures étalées,
les parfums, les effluves d'encens et de bois odoriférants, mêlés
aux relents des urines et des immondices stagnantes. Au milieu de tout
cela, les conteurs des cafés maures parmi les visages attentifs,
le seuil d'une mosquée ou d'une maison de bains, où brûlait
une lanterne : tout se tenait, se répondait, - les besoins, les
usages, les vêtements, les croyances, les âmes. J'entrais
dans un monde clos, un monde très vieux où la durée
avait fini par s'abolir. La roue du Temps s'arrêtait. C'était
la pure contemplation.
Et puis à ce paroxysme de mon cerveau répondait le paroxysme
de mon corps. Subitement, au sortir de cette rue obscure qu'habitaient
les servantes de la Déesse, j'étais aveuglé comme
par une lueur de brasier, dont le reflet dansait sur les murs blancs d'un
carrefour : l'endroit où la rue Barberousse s'embranche sur la
grande rue de la Casbah. Il y avait là une foule grouillante, des
cafés violemment éclairés. On entendait un halètement
perpétuel de tambourin, comme le ahannement de la peine d'amour
et le rythme assourdissant du plaisir, - et par-dessus ce sourd grondement
de la derbouka, la mélodie aiguë de la flûte libyque.
Partout, saturant l'air, des odeurs de poivre et de saumure. Des bouffées
d'air chaud qui vous soufflaient de la poussière au visage. Une
atmosphère embrasée et démoniaque, un tumulte enragé.
Je me jetais joyeusement dans la fournaise....
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