Louis BERTRAND
de l'Académie française

NUITS D'ALGER
IV
DU REMPART MÉDÉE
A LA RUE BARBEROUSSE

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mise sur site le 13-5-2011

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IV
DU REMPART MÉDÉE
A LA RUE BARBEROUSSE

CETTE promenade nocturne, à travers le labyrinthe de la haute ville, je l'ai faite périodiquement, pendant des années, et tel était pour moi le charme réellement inépuisable de ces petites rues indigènes que, chaque fois, j'y goûtais le plaisir de la découverte.

Vers dix heures du soir, j'escaladais les marches de la rue Médée et, par des chemins très compliqués, après avoir coupé la rue de la Porte-Neuve, par la rue Kléber et je ne sais plus combien de ruelles tortueuses, grimpantes, descendantes et remontantes, j'atteignais enfin la rue Barberousse, terme lointain de cette expédition. J'étais seul, afin de mieux savourer mes émotions. La nuit propice, le silence se prêtaient merveilleusement à toute espèce d'évocations, favorisaient même la méditation. J'allongeais ma route à dessein, espérant à chaque pas de l'imprévu ou de l'inconnu, quelque chose de nouveau, qui amusât ma fantaisie, quelque chose qui émergeât brusquement des ténèbres, qui me donnât un petit frisson de crainte avec le plaisir de l'étrangeté. Et cette longue flânerie à travers les ruelles mystérieuses, encore chaudes de l'ardeur diurne et chargées de mille effluves d'animalité, irritait l'appétit de mes sens. Comme le chamelier, comme le marchand de moutons, ou le roulier qui revient du Sud, je m'en allais, en quête de l'apaisement, vers le commun abreuvoir d'amour. Je méprisais de plus en plus la misérable débauche, la petite corruption, la petite dépravation de l'Occidental. Je voulais que ma luxure fût un besoin profond, qui trouvât en lui-même son excuse et sa joie, un instinct primitif et fort, comme celui de l'homme rude qui a longtemps peiné sous le soleil....

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Note du Déjanté : « J'ai pris l'initiative d'inclure un plan pour situer les lieux.» En jaune, le parcours : départ, arrivée. Entre les deux, "et après je ne sais plus combien de ruelles tortueuses, grimpantes, descendantes et remontantes, j'atteignais enfin la rue Barberousse,». En autres couleurs, des rues nommées dans le texte. Je n' ai pas les situer toutes.



Et pourtant, si tyrannique que fût le commandement de ma chair, je ne pouvais faire taire mon cerveau, qui n'était tout de même pas celui du chamelier ou du roulier du Sud. J'éprouvais une sorte d'ivresse très complexe faite d'excitation et de plénitude physique : sentiment d'équilibre et de bien- être éminemment instables, qui aspiraient à une rupture violente et délicieuse. Mais il s'y mêlait toute espèce d'ingrédients intellectuels. D'abord une jouissance d'exotisme, Je passais pour ainsi dire sans transition de la ville européenne à la ville indigène. Je sortais d'un bar, ou d'un hôtel cosmopolite, où, sous les lampes électriques, j'avais laissé des dîneurs en toilette de soirée, - et je tombais brusquement parmi des loqueteux en burnous. D'un saut j'avais franchi des siècles. Je m'offrais la délectation de passer ainsi à volonté d'une civilisation à l'autre. Je me plongeais joyeusement dans la barbarie, non par un raffinement de corruption, mais avec la certitude obscure que, là, étaient la force et la joie... la santé, le salut !...

Et puis bien autre chose encore : ces ruelles enchevêtrées de la Casbah, un véritable bouquet d'histoire et de légende. Leurs noms seuls enchantaient mon imagination... Quel est l'officier de bureau arabe, le rond-de-cuir désoeuvré et romantique, qui, au temps de la Conquête, inventa ces noms extraordinaires ? Il mériterait de donner le sien à quelque boulevard de l'Alger moderne.

Rue de la Mer rouge, rue des Pyramides, rue de la Girafe, rue du Palmier, rue de la Grenade !... C'est l'Afrique du " Tour du monde " et des livres d'images - oasis, caravanes, chameaux et chameliers, explorateurs et tueurs de lions. Là- bas, rue des Lotophages, me voici en pleine antiquité homérique... Les Syrtes de Libye fument derrière la ligne des sables. Ulysse et ses compagnons débarquent sur l'inhospitalière côte africaine... Rue Hannibal ! On songe à Carthage, on voit Salammbô qui danse, sur sa terrasse, au clair de lune, devant le golfe endormi... Rue Micipsa, rue Jugurtha, rue Caton, rue Salluste : histoire numide et romaine ! Sophonisbe réfugiée dans le harem, à la pointe du rocher de Cirta, boit la coupe de poison envoyée par son amant. Le conquérant latin, le sénateur ou le proconsul se prélasse, à l'heure de la sieste, dans le xyste ou sur le belvédère de sa villa... Rue des Abdérames, rue des Maugrebins, rue Barberousse ! Voici le flot de l'Islam envahisseur, l'Afrique des Croisades, des corsaires, des esclaves et aussi des Mille et une Nuits. Et maintenant, dans ce couloir obscur, aux demi-ténèbres douteuses, sous 1:enchevêtrement des rondins de thuya qui soutiennent les étages en surplomb, c'est la rue Médée ou, plus sinistre encore, la rue du Diable, - l'Afrique des sorcières et des Djinns, des vendeuses de philtres, des incantations et des maléfices.

Il y en avait une surtout qui m'émotionnait et dont la traversée durait bien cinq minutes, -cinq minutes pendant lesquelles je n'étais pas très rassuré, mais que je prolongeais le plus possible, parce qu'elles me faisaient parcourir une gamme extraordinaire d'impressions. Derrière un angle
saillant de muraille, la lueur parcimonieuse d'un bec de gaz rendait plus opaque la noirceur nocturne. Je cheminais presque à tâtons, dans ce désert, ce labyrinthe aux anfractuosités de coupe-gorge, avec l'appréhension perpétuelle d'une mauvaise rencontre, d'une agression soudaine. Mais rien ! - rien que mon ombre devant moi et le bruit de mes pas dans cette tranchée sonore comme un puits. J'ai oublié le nom de cette ruelle sinistre. Je me souviens seulement qu'elle symbolisait pour moi le maximum de la sauvagerie.

Je l'avais traversée de jour et je savais que, des deux côtés, il y avait des étalages de boucherie, des échoppes si rapprochées qu'on frôlait, au passage, des choses innommables, des loques rouges et violacées, au milieu de quelles odeurs ! C'était d'une violence extraordinaire !... La nuit, toutes ces échoppes étaient fermées, les auvents rabattus. Mais les relents des viandes et du sang répandu vous poursuivaient. Cette odeur-là devait flotter dans le voisinage des temples antiques, comme aujourd'hui encore à Stamboul, autour de certaines mosquées... Je hâtais le pas, avec le pressentiment que le cauchemar touchait à sa fin. Et, en effet, je débouchais sur un étrange carrefour, que je connaissais bien, une placette vaguement triangulaire, espace minuscule, étranglé entre de hautes murailles qui, de jour, ne découvraient qu'un petit coin de ciel, au sol inégal et au pavé glissant, coupé d'escaliers capricieux se chevauchant les uns les autres. Dans un angle, une fontaine, dont j'entendais le glouglou et, dépassant une muraille, un arbre poussé là par miracle, un cyprès ou peut-être un palmier, je ne sais plus, mais enfin un arbre, qui, avec la fontaine, formait un ensemble charmant... Je m'arrêtais. J'écoutais, l'oreille tendue à des bruits de pas. Personne ! J'étais seul. Je pouvais croire que ce décor oriental était planté pour moi seul, - et que j'étais le maître de la ville et de la nuit...

Et puis la griserie physique me reprenait, le besoin d'errer, de courir, comme ces chats efflanqués que je voyais filer le long des murs et s'engouffrer d'un bond sous les voûtes des impasses, en poussant des miaulements suraigus... Et j'arrivais à une longue rue montante et serpentante, dont j'ai aussi oublié le nom, mais dont chaque porte s'ouvrait sur une cellule sinistrement éclairée d'un lumignon, découvrant des choses pauvres et lamentables, un grabat, des guenilles sordides qui pendaient. Et, sur les seuils, des femmes accroupies, des couples qui chuchotaient ou s'injuriaient bruyamment. Pas d'éclats de rire, pas de plaisanteries joviales, mais des dents serrées, des figures contractées, des yeux hagards. Ce qui se traitait là était une affaire sérieuse : la tragique luxure africaine... Mais, si rude que fût ce milieu, si brutale cette humanité, nulle bassesse, nulle vulgarité ne s'y mêlaient pour moi. Tout cela se rattachait au souvenir de rites perdus et de civilisations lointaines. Par ces nuits brûlantes, l'ardeur de mes veines exaspérait encore l'ivresse de mon imagination. Je revivais tout un passé hallucinant, non plus comme l'autre fois, sur le quai de l'Amirauté, en des visions illusoires, mais en réalité. Ce n'était pas un vain déguisement, une figuration créée par ma fantaisie : ces femmes voilées jusqu'aux yeux, ces hommes long drapés, dont les pieds nus s'étalaient sur les dalles, ces cothurnes de cuir soufre, ces paquets de cierges bariolés, ces pains qui reproduisaient l'image mystique de Tanit, tout ce qui se montrait aux devantures des petites échoppes encore ouvertes, - tout cela m'introduisait dans des moeurs plusieurs fois millénaires.

A l'approche des lieux de plaisir, les ruelles s'animaient. Cela devenait une foule de plus en plus dense. J'observais les gestes humains, cette façon de s'aborder, de se saluer, les doigts au front et au coeur, de s'entre-baiser aux épaules. Et les nourritures étalées, les parfums, les effluves d'encens et de bois odoriférants, mêlés aux relents des urines et des immondices stagnantes. Au milieu de tout cela, les conteurs des cafés maures parmi les visages attentifs, le seuil d'une mosquée ou d'une maison de bains, où brûlait une lanterne : tout se tenait, se répondait, - les besoins, les usages, les vêtements, les croyances, les âmes. J'entrais dans un monde clos, un monde très vieux où la durée avait fini par s'abolir. La roue du Temps s'arrêtait. C'était la pure contemplation.

Et puis à ce paroxysme de mon cerveau répondait le paroxysme de mon corps. Subitement, au sortir de cette rue obscure
qu'habitaient les servantes de la Déesse, j'étais aveuglé comme par une lueur de brasier, dont le reflet dansait sur les murs blancs d'un carrefour : l'endroit où la rue Barberousse s'embranche sur la grande rue de la Casbah. Il y avait là une foule grouillante, des cafés violemment éclairés. On entendait un halètement perpétuel de tambourin, comme le ahannement de la peine d'amour et le rythme assourdissant du plaisir, - et par-dessus ce sourd grondement de la derbouka, la mélodie aiguë de la flûte libyque. Partout, saturant l'air, des odeurs de poivre et de saumure. Des bouffées d'air chaud qui vous soufflaient de la poussière au visage. Une atmosphère embrasée et démoniaque, un tumulte enragé. Je me jetais joyeusement dans la fournaise....