II
NUIT DE TEMPÊTE
TOUT au début de mon séjour à Alger...
Après une période de siroco, si accablante que j'en fus
comme anesthésié, la pluie s'était mise à
tomber, douchant mes premiers enthousiasmes. Que ces pays méridionaux
sont donc laids sous la pluie ! Jamais je n'ai eu plus fortement la nostalgie
du Nord que certains jours pluvieux, lorsque, sur les Tournants
Rovigo, je contemplais, de ma fenêtre, les vieux remparts
démantelés de la Casbah : des tas de boue qui se diluaient
sous l'averse... Le lendemain, je les voyais resplendir sur le ciel clair,
comme des plaques d'or incrustées d'émaux. Ce soir-là,
je ne réagissais point contre une impression de tristesse et d'humidité
glaciale qui me pénétrait jusqu'aux moelles. Ces brumes
africaines me désenchantaient. Par une sorte d'inStinct de conservation,
je me retournais vers ma vie antérieure, dont je me sentais déjà
coupé. Il me semblait que je ne tenais plus à rien, mes
désirs et mes rêves ayant perdu leur pâture accoutumée.
Je m'en revenais chez moi par la bruyante rue
Bab-el-Oued, parmi les heurts et les criailleries d'une foule
populaire, poursuivi par d'âcres senteurs de saumure et de poivre
rouge. Mes semelles glissaient sur le pavé gras des arcades, sali
par toute espèce de détritus. Je touchais à un de
ces moments où, sans bien savoir pourquoi, on vomit l'existence.
Sous l'ondée qui commençait à tomber en larges gouttes,
je gagnai enfin mon logis. J'habitais alors Rampe Valée, près
du Jardin
Marengo, une pauvre chambre garnie, au sommaire mobilier colonial,
mais d'où l'on avait une vue très belle sur la pleine mer.
A cet endroit-là s'étendait une esplanade, plutôt
un grand terrain vague, où nulle bâtisse n'arrêtait
le regard. Je passais de longs moments devant mes vitres à contempler
le mouvant paysage marin. Mais, par ce soir pluvieux, toutes persiennes
closes, je ne songeais qu'à me protéger contre le froid.
La pluie se mettait à tomber en déluge, j'entendais l'eau
ruisseler sur le balcon. Pas de feu. Pas même la possibilité
d'en allumer dans une cheminée de pacotille qui ne devait jamais
servir.
Alors pour me réchauffer, j'allumai ma lampe, et, pour dissiper
ma mélancolie, j'essayai de lire et même de travailler. Je
m'assis à ma petite table, encombrée de paperasses et de
livres qui se répandaient sur tous les meubles et gagnaient jusqu'aux
deux coins de la cheminée. Il y avait là les livres alors
admirés et aussi ce qu'on appelle " les dernières nouveautés
" : les Poèmes de Leconte de Lisle, L'Avenir de
la science de Renan, Le monde comme volonté et représentation,
de Schopenhauer dont j'avais traduit moi-même quelques chapitres,
enfin L'homme libre de Barrès et Le Jardin de Bérénice.
C'était le beau temps du criticisme, du pessimisme et de la culture
du moi. On réagissait contre la vulgarité naturaliste, à
quoi l'on substituait des élégances intellectuelles et sentimentales
et tout un esthétisme plus ou moins pédant. J'étais
pessimiste et renaniste autant qu'on peut l'être. Et je m'excitais
à l'admiration pour cette petite littérature factice et
brillante qui cachait sa stérilité sous un étalage
de formules scolastiques et de vaines subtilités psychologiques.
Moi aussi j'écrivais des pages d'analyse, avec la prétention
d'en tirer je ne sais quel vague roman. N'ayant pas encore vécu
et n'ayant alors que très peu de vie intérieure, je n'avais
rien à dire. Et je n'avais pas non plus cette connaissance des
recettes et cette virtuosité du style, enfin cette habileté
de bijoutier littéraire, qui jette les snobs dans le ravissement,
parce qu'ils y voient une marque de raffinement, - et qui vous permet
de vous faire illusion à vous-même sur la vacuité
de votre art et de votre pensée. Je me rappelle que, cette nuit-là,
après avoir recouru en vain aux excitants littéraires les
plus violents, je me battais les flancs sur les pages commencées.
Mon impuissance à rien extraire de ce qui était, en effet,
un pur néant, me désespérait. De guerre lasse, vers
minuit, je me couchai, la mort dans l'âme.
Il me fut impossible de m'endormir. Une véritable tempête
se ruait sur les toits, faisait siffler et se tordre les panaches des
palmiers, fracassait les branches des bellombras dans le jardin voisin
: une musique furibonde et comme satanique. Et, dominant tous les bruits,
le tumulte de la mer' à l'assaut des roches, à croire qu'elle
accourait sur la ville, qu'elle allait tout recouvrir et tout dévaster.
Des craquements sinistres scandaient le ruissellement de la pluie sur
les terrasses et le hoquet des égouts engorgés. Puis, de
minute en minute, des explosions sourdes et prolongées comme des
coups de mine : l'écrasement des vagues contre les murailles des
vieux forts barbaresques. Mes nerfs tendus à l'excès vibraient
au moindre frôlement du dehors. Une extraordinaire lucidité
exaspérait mon insomnie.
Ce qui causait mon tourment se précisait, s'exagérait peut-être
sous le regard impitoyable de mon esprit. Je me sentais très malheureux
parce que je ne pouvais pas écrire selon la formule à la
mode. Toute cette littérature de France qui chargeait ma table
de travail, que j'avais traînée avec moi d'une rive à
l'autre de la Méditerranée, il me semblait qu'elle m'écrasait,
comme les paquets de mer qui, là-bas, pulvérisaient les
roches... Et puis, peu à peu, au paroxysme de mes affres, par un
brusque retournement, dans une clarté plus vive de l'insomnie,
- cette littérature, voici que je la jugeais, - et que je la jugeais
comme un Africain. J'arrivais à peine sur cette terre tyrannique
et déjà je subissais son influence. Ce que j'avais vu au
grand jour, ces foules bariolées, ces êtres d'une autre espèce
que la mienne, ces hommes rudes coudoyés dans la rue, tout cela
avait commencé à changer ma vision et à me faire
réfléchir. Et voici que je soupçonnais le décevant
artifice de toutes ces écritures qui m'avaient ébloui. Je
devenais injuste avec exaltation, je saccageais à tort et à
travers mes admirations. J'étais atterré d'en découvrir
le vide et la frivolité. Cet implacable soleil d'Afrique m'avait
révélé un peuple jeune, pressé de vivre et
de jouir, de s'épanouir, des natures ardentes et robustes, qui
n'avaient pas besoin de se créer des passions factices et de pédantesques
raisons d'agir, des êtres très peu intellectuels, mais ayant
toutes les possibilités de le devenir, des instinctifs capables
de toutes les souffrances comme de toutes les voluptés, - enfin
de la vie exubérante et jaillissante, comme chez nous, du temps
des héros de Racine, lorsque les tragédies réelles
faisaient pâlir celles de la scène...
Par comparaison, quelle pauvreté d'âme chez ces psychologues
exténués ! Quelle manie obscène de s'exciter à
la passion. sans besoin, par pur dilettantisme ou simple snobisme ! Et
ces pessimistes, que leur désespoir me paraissait donc littéraire
devant des êtres naïfs, qui, par toute leur attitude, leur
visage, leurs yeux, affirmaient la volonté éperdue de vivre
et qu'il y a quelque chose par delà la souffrance ! Et c'est pourquoi
la souffrance doit être surmontée.. Et ces critiques dont
l'esprit fonctionnait à vide sur de creuses abstractions ! Et ces
naturalistes qui nous donnaient comme type de la véritable humanité
le sale peuple des pays d'usines, le prolétaire occidental abruti
d'alcool et d'idéologie révolutionnaire ! D'ailleurs presque
tous avaient le pouls débile. Le flux vital expire en eux comme
le flot fatigué qui se retire du bord. La littérature, l'art,
c'est le trop- plein de la vie, la surabondance de l'action. Les héros
de cette littérature de France me paraissaient moribonds, sans
élan ni spontanéité, mécaniques !... oui,
de petites mécaniques intellectuelles et sentimentales !...
Ces pensées qui commençaient à s'ébaucher
en moi me consolèrent de mon inhabileté à jouer ce
petit jeu élégant que j'allais mépriser de plus en
plus. Malgré les fureurs toujours déchaînées
de la tempête, je me rassérénai et je finis par sombrer
dans un lourd sommeil sans rêves.
Lorsque je me réveillai, il me sembla que l'atmosphère de
ma chambre était renouvelée. J'étais joyeux sans
savoir pourquoi, le corps dispos et les muscles tonifiés. Sur le
mur, en face de mon lit, je vis une lueur qui bougeait, un reflet vermeil
venu je ne savais d'où. C'était l'Aurore mythologique qui
passait ses doigts pourprins entre les lames de mes persiennes. Il me
sembla que la joie n'était pas seulement en moi, - qu'elle était
partout éparse... Je courus à mon balcon.
Un éblouissement ! Après cette tempête, le ciel purifié
n'avait pas un nuage. Un bleu pâle nuancé d'argent, suave
et chaud, un immense rayonnement, des profondeurs limpides à l'infini,
une douceur extrême de l'air... Et, dans cet air léger et
cristallin, les bruits matinaux avaient des résonances exquises,
presque musicales : clochette des chèvres maltaises qui frottaient
leur poil ras contre les maigres poivriers de l'avenue, grelots des petits
ânes aux couffes pleines de sable, qui trottaient sous la trique
de grands diables en gandouras. Dans un gémissement d'essieux,
un lourd chariot s'avançait, au pas lent et régulier de
son attelage, que guidait une petite mule de volée toute coquette
sous les pompons et les miroirs de son collier. Papillotement de couleurs,
mouvement de la rue, gaîté du réveil splendide. Je
percevais dans le lointain le murmure frais des eaux, et, derrière
les terrains pelés de l'Esplanade, je voyais luire l'immensité
bleue du golfe, et, tout au fond de l'horizon diaphane, les monts de Kabylie
divinement roses qui, peu à peu, émergeaient des vapeurs
marines..
Je ne pensais plus du tout à la littérature de là-bas,
- la littérature de l'autre côté de la mer. Là-bas,
ils pourraient bien faire tout ce qu'ils voudraient : cela ne m'intéressait
plus, - ou du moins je voulais le croire. Ce que j'avais sous les yeux,
c'était cela qu'il fallait regarder, - et non pas seulement le
petit spectacle que m'offrait mon balcon, mais cette terre tout entière.
Il fallait en jouir, vivre toute la vie africaine, pour m'en emparer plus
tard. Cette humanité que je découvrais me paraissait belle
et bonne, meilleure que celle de là-bas. Peut-être que le
bonheur n'était pas un mirage ! Je n'ai été sincèrement
optimiste qu'à ce moment de ma vie...
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