Louis BERTRAND
de l'Académie française

NUITS D'ALGER

II
NUIT DE TEMPÊTE


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mise sur site le
7-5-2011

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II
NUIT DE TEMPÊTE

TOUT au début de mon séjour à Alger...

Après une période de siroco, si accablante que j'en fus comme anesthésié, la pluie s'était mise à tomber, douchant mes premiers enthousiasmes. Que ces pays méridionaux sont donc laids sous la pluie ! Jamais je n'ai eu plus fortement la nostalgie du Nord que certains jours pluvieux, lorsque, sur les Tournants Rovigo, je contemplais, de ma fenêtre, les vieux remparts démantelés de la Casbah : des tas de boue qui se diluaient sous l'averse... Le lendemain, je les voyais resplendir sur le ciel clair, comme des plaques d'or incrustées d'émaux. Ce soir-là, je ne réagissais point contre une impression de tristesse et d'humidité glaciale qui me pénétrait jusqu'aux moelles. Ces brumes africaines me désenchantaient. Par une sorte d'inStinct de conservation, je me retournais vers ma vie antérieure, dont je me sentais déjà coupé. Il me semblait que je ne tenais plus à rien, mes désirs et mes rêves ayant perdu leur pâture accoutumée. Je m'en revenais chez moi par la bruyante rue Bab-el-Oued, parmi les heurts et les criailleries d'une foule populaire, poursuivi par d'âcres senteurs de saumure et de poivre rouge. Mes semelles glissaient sur le pavé gras des arcades, sali par toute espèce de détritus. Je touchais à un de ces moments où, sans bien savoir pourquoi, on vomit l'existence.

Sous l'ondée qui commençait à tomber en larges gouttes, je gagnai enfin mon logis. J'habitais alors Rampe Valée, près du Jardin Marengo, une pauvre chambre garnie, au sommaire mobilier colonial, mais d'où l'on avait une vue très belle sur la pleine mer. A cet endroit-là s'étendait une esplanade, plutôt un grand terrain vague, où nulle bâtisse n'arrêtait le regard. Je passais de longs moments devant mes vitres à contempler le mouvant paysage marin. Mais, par ce soir pluvieux, toutes persiennes closes, je ne songeais qu'à me protéger contre le froid. La pluie se mettait à tomber en déluge, j'entendais l'eau ruisseler sur le balcon. Pas de feu. Pas même la possibilité d'en allumer dans une cheminée de pacotille qui ne devait jamais servir.

Alors pour me réchauffer, j'allumai ma lampe, et, pour dissiper ma mélancolie, j'essayai de lire et même de travailler. Je m'assis à ma petite table, encombrée de paperasses et de livres qui se répandaient sur tous les meubles et gagnaient jusqu'aux deux coins de la cheminée. Il y avait là les livres alors admirés et aussi ce qu'on appelle " les dernières nouveautés " : les Poèmes de Leconte de Lisle, L'Avenir de la science de Renan, Le monde comme volonté et représentation, de Schopenhauer dont j'avais traduit moi-même quelques chapitres, enfin L'homme libre de Barrès et Le Jardin de Bérénice. C'était le beau temps du criticisme, du pessimisme et de la culture du moi. On réagissait contre la vulgarité naturaliste, à quoi l'on substituait des élégances intellectuelles et sentimentales et tout un esthétisme plus ou moins pédant. J'étais pessimiste et renaniste autant qu'on peut l'être. Et je m'excitais à l'admiration pour cette petite littérature factice et brillante qui cachait sa stérilité sous un étalage de formules scolastiques et de vaines subtilités psychologiques. Moi aussi j'écrivais des pages d'analyse, avec la prétention d'en tirer je ne sais quel vague roman. N'ayant pas encore vécu et n'ayant alors que très peu de vie intérieure, je n'avais rien à dire. Et je n'avais pas non plus cette connaissance des recettes et cette virtuosité du style, enfin cette habileté de bijoutier littéraire, qui jette les snobs dans le ravissement, parce qu'ils y voient une marque de raffinement, - et qui vous permet de vous faire illusion à vous-même sur la vacuité de votre art et de votre pensée. Je me rappelle que, cette nuit-là, après avoir recouru en vain aux excitants littéraires les plus violents, je me battais les flancs sur les pages commencées. Mon impuissance à rien extraire de ce qui était, en effet, un pur néant, me désespérait. De guerre lasse, vers minuit, je me couchai, la mort dans l'âme.

Il me fut impossible de m'endormir. Une véritable tempête se ruait sur les toits, faisait siffler et se tordre les panaches des palmiers, fracassait les branches des bellombras dans le jardin voisin : une musique furibonde et comme satanique. Et, dominant tous les bruits, le tumulte de la mer' à l'assaut des roches, à croire qu'elle accourait sur la ville, qu'elle allait tout recouvrir et tout dévaster. Des craquements sinistres scandaient le ruissellement de la pluie sur les terrasses et le hoquet des égouts engorgés. Puis, de minute en minute, des explosions sourdes et prolongées comme des coups de mine : l'écrasement des vagues contre les murailles des vieux forts barbaresques. Mes nerfs tendus à l'excès vibraient au moindre frôlement du dehors. Une extraordinaire lucidité exaspérait mon insomnie.

Ce qui causait mon tourment se précisait, s'exagérait peut-être sous le regard impitoyable de mon esprit. Je me sentais très malheureux parce que je ne pouvais pas écrire selon la formule à la mode. Toute cette littérature de France qui chargeait ma table de travail, que j'avais traînée avec moi d'une rive à l'autre de la Méditerranée, il me semblait qu'elle m'écrasait, comme les paquets de mer qui, là-bas, pulvérisaient les roches... Et puis, peu à peu, au paroxysme de mes affres, par un brusque retournement, dans une clarté plus vive de l'insomnie, - cette littérature, voici que je la jugeais, - et que je la jugeais comme un Africain. J'arrivais à peine sur cette terre tyrannique et déjà je subissais son influence. Ce que j'avais vu au grand jour, ces foules bariolées, ces êtres d'une autre espèce que la mienne, ces hommes rudes coudoyés dans la rue, tout cela avait commencé à changer ma vision et à me faire réfléchir. Et voici que je soupçonnais le décevant artifice de toutes ces écritures qui m'avaient ébloui. Je devenais injuste avec exaltation, je saccageais à tort et à travers mes admirations. J'étais atterré d'en découvrir le vide et la frivolité. Cet implacable soleil d'Afrique m'avait révélé un peuple jeune, pressé de vivre et de jouir, de s'épanouir, des natures ardentes et robustes, qui n'avaient pas besoin de se créer des passions factices et de pédantesques raisons d'agir, des êtres très peu intellectuels, mais ayant toutes les possibilités de le devenir, des instinctifs capables de toutes les souffrances comme de toutes les voluptés, - enfin de la vie exubérante et jaillissante, comme chez nous, du temps des héros de Racine, lorsque les tragédies réelles faisaient pâlir celles de la scène...

Par comparaison, quelle pauvreté d'âme chez ces psychologues exténués ! Quelle manie obscène de s'exciter à la passion. sans besoin, par pur dilettantisme ou simple snobisme ! Et ces pessimistes, que leur désespoir me paraissait donc littéraire devant des êtres naïfs, qui, par toute leur attitude, leur visage, leurs yeux, affirmaient la volonté éperdue de vivre et qu'il y a quelque chose par delà la souffrance ! Et c'est pourquoi la souffrance doit être surmontée.. Et ces critiques dont l'esprit fonctionnait à vide sur de creuses abstractions ! Et ces naturalistes qui nous donnaient comme type de la véritable humanité le sale peuple des pays d'usines, le prolétaire occidental abruti d'alcool et d'idéologie révolutionnaire ! D'ailleurs presque tous avaient le pouls débile. Le flux vital expire en eux comme le flot fatigué qui se retire du bord. La littérature, l'art, c'est le trop- plein de la vie, la surabondance de l'action. Les héros de cette littérature de France me paraissaient moribonds, sans élan ni spontanéité, mécaniques !... oui, de petites mécaniques intellectuelles et sentimentales !...

Ces pensées qui commençaient à s'ébaucher en moi me consolèrent de mon inhabileté à jouer ce petit jeu élégant que j'allais mépriser de plus en plus. Malgré les fureurs toujours déchaînées de la tempête, je me rassérénai et je finis par sombrer dans un lourd sommeil sans rêves.

Lorsque je me réveillai, il me sembla que l'atmosphère de ma chambre était renouvelée. J'étais joyeux sans savoir pourquoi, le corps dispos et les muscles tonifiés. Sur le mur, en face de mon lit, je vis une lueur qui bougeait, un reflet vermeil venu je ne savais d'où. C'était l'Aurore mythologique qui passait ses doigts pourprins entre les lames de mes persiennes. Il me sembla que la joie n'était pas seulement en moi, - qu'elle était partout éparse... Je courus à mon balcon.

Un éblouissement ! Après cette tempête, le ciel purifié n'avait pas un nuage. Un bleu pâle nuancé d'argent, suave et chaud, un immense rayonnement, des profondeurs limpides à l'infini, une douceur extrême de l'air... Et, dans cet air léger et cristallin, les bruits matinaux avaient des résonances exquises, presque musicales : clochette des chèvres maltaises qui frottaient leur poil ras contre les maigres poivriers de l'avenue, grelots des petits ânes aux couffes pleines de sable, qui trottaient sous la trique de grands diables en gandouras. Dans un gémissement d'essieux, un lourd chariot s'avançait, au pas lent et régulier de son attelage, que guidait une petite mule de volée toute coquette sous les pompons et les miroirs de son collier. Papillotement de couleurs, mouvement de la rue, gaîté du réveil splendide. Je percevais dans le lointain le murmure frais des eaux, et, derrière les terrains pelés de l'Esplanade, je voyais luire l'immensité bleue du golfe, et, tout au fond de l'horizon diaphane, les monts de Kabylie divinement roses qui, peu à peu, émergeaient des vapeurs marines..

Je ne pensais plus du tout à la littérature de là-bas, - la littérature de l'autre côté de la mer. Là-bas, ils pourraient bien faire tout ce qu'ils voudraient : cela ne m'intéressait plus, - ou du moins je voulais le croire. Ce que j'avais sous les yeux, c'était cela qu'il fallait regarder, - et non pas seulement le petit spectacle que m'offrait mon balcon, mais cette terre tout entière. Il fallait en jouir, vivre toute la vie africaine, pour m'en emparer plus tard. Cette humanité que je découvrais me paraissait belle et bonne, meilleure que celle de là-bas. Peut-être que le bonheur n'était pas un mirage ! Je n'ai été sincèrement optimiste qu'à ce moment de ma vie...