I
LES TRIRÈMES D'HAMILCAR
Voici le soir charmant,
ami du criminel !
BAUDELAIRE.
C 'EST Salammbô qui m'a conduit en
Afrique. J'étais tout obsédé de son image lorsque
j'y arrivai. La fille d'Hamilcar fut la fiancée romanesque de mes
vingt ans.
Je la suivis, comme le Romain dévot suivait le signe augural repéré
dans le ciel, comme l'homme du Sud suit sur le sable les traces délicates
de la gazelle pour trouver la source. Alors que ma raison divaguait à
la poursuite de mille chimères, mon coeur savait que la Fille au
Serpent me conduisait vers ma vraie patrie, je veux dire la patrie de
ma jeunesse. Car il est vain de croire que l'on puisse rester fidèle
aux patries. Un jour vient qu'il faut les abandonner : le coeur est ailleurs,
les sens aussi. Mais cette Afrique d'alors fut vraiment ma terre et mes
Dieux. Elle fut mon seul printemps. Par elle, je suis né pour la
seconde fois. Ma vie antérieure, toute instinctive, toute passive,
comme celle du germe sous la neige, n'avait été qu'un obscur
effort pour durer. Cette vie nouvelle donna la pâture et l'essor
à tous mes désirs, à tous mes rêves, à
toutes mes puissances engourdies, à tout ce qui sommeillait en
moi. Le voeu total de mon être, - du moins mon être de chair
et de sang, - je l'accomplis là, en toute conscience et en toute
volonté.
Et c'est c'est sans doute parce que ma vie d'alors fut si volontaire et
si consciente que les souvenirs qui s'y rattachent n'ont pas de profondeur.
Il s'y mêle beaucoup de fantaisie. Ce sont, en partie, des créations
fiévreuses de mon esprit, sous l'aiguillon d'une terre trop ardente.
Ce sont les mirages inconsistants qui montent des sables dans les steppes
africaines. Au contraire, les souvenirs de mon existence première,
tout humble, toute passive, toute instinctive, à mesure qu'ils
émergent de leur nuit natale, prennent une vigueur, une profondeur
de vie et de signification, qui m'étonnent. Ces souvenirs d'une
existence contrariée et presque végétative ont comme
une fraîcheur de jeunesse. En tout cas, ils me rafraîchissent
l'âme. On dirait qu'ils viennent de naître, pour durer à
jamais. Il me semble qu'ils ne peuvent plus s'effacer, tandis que mes
souvenirs africains, si brillants autrefois, sont déjà presque
décolorés. La littérature, dont ils étaient
empoisonnés, les décompose. Je m'émerveille, à
présent, de in'étre ému pour si peu. Je ne comprends
plus mes enthousiasmes. 11 y a un écart déconcertant entre
la pauvre réalité et les fantômes soufflés
par mon imagination.
Lors d'un récent séjour à Alger, je roulais ces pensées
mélancoliques, en flânant sur ce paisible boulevard en terrasse
qui domine les quais de l'Amirauté. C'était par un soir
un peu frais d'automne. A cette heure-là, les terrasses sont presque
désertes. J'étais seul. A mes pieds, face lunaire et doucement
miroitante, s'arrondissait le vieux port des pirates barbaresques. Et,
tout à coup, je me souvins de l'étrange émotion qui
me saisit lorsque je me trouvai pour la première fois devant ce
spectacle : il y a de cela tant d'années que je n'ose plus les
compter !... Je me souvins surtout du tumulte d'images extravagantes que
ce trouble fit naître dans mon esprit tiraillé par de harcelantes
réminiscences littéraires.
Il me sembla que je faisais un saut brusque dans le passé, que
je venais de plonger tout à coup, à des profondeurs vertigineuses,
à travers des siècles d'histoire : ce que j'avais sous les
yeux, c'était le port militaire de Carthage. Je voyais devant moi,
sur un petit îlot, le palais du Suffète de la mer. Oui, cet
édicule trapu, avec ses lourdes colonnes doriques, ses airs de
faux temple grec ou de mausolée carthaginois, ce ne pouvaît
être que le palais du Suffète. Et cette tour octogone qui,
là-bas, tout au fond, dominait la masse des môles et des
bâtisses trapues de l'Amirauté, c'était l'observatoire
aérien de l'Annonciateur des lunes. Ces lourds bateaux plats amarrés
le long des quais, ces navires aux voiles triangulaires, avec leurs figures
de proues enluminées comme des idoles, c'étaient les gabares
et les trirèmes d'Hamilcar. Et ces voix rauques, qui montaient
des embarca Lions et des arcades inférieures des terrasses, avec
les exhalaisons des vieilles murailles et toutes les senteurs âcres
de la marine, c'étaient celles des Mercenaires dans la variété
confuse des dialectes méditerranéens. Coiffés de
l'antique bonnet des Dioscures, les marins italiotes jargonnaient avec
ceux des Baléares. Les Libyens des Syrtes injuriaient les Numides
et les Maures dans une langue plus vieille que celle de Salammbô....
Et la fille du Suffète elle- même, la pâle amoureuse
de Tanit, voici qu'elle s'avançait le long des rampes de la terrasse,
blanche apparition, empaquetée dans ses voiles et l'amas des vêtements
précieux. J'entendais sonner les anneaux de ses chevilles et claquer
les semelles de ses sandales. L'odeur musquée qu'elle traînait
derrière elle, c'était celle de la myrrhe ou du cinnamome.
Et cette négresse qui se balançait lourdement, sous son
haïck de cotonnade, c'était Taanach suivant sa jeune maîtresse....
Ces images vivaient, pour moi, d'une vie hallucinante, tant la concordance
me semblait exacte entre le présent et ce lointain passé.
Cela sortait de ma mémoire et de la littérature, pour se
situer dans le réel et l'immédiat. Je devenais le contemporain
de ces fantômes. J'en étais émerveillé et transporté.
Et je me rappelle que, ce soir- là, je rentrai chez moi en proie
à une véritable ivresse lyrique, la pensée titubante
de poésie et affolée de mirages, au point que j'écrivis
à un ami poète je ne sais combien de pages divagantes, pleines
de candeur et de littérature. Je ne me sentais pas de joie, à
l'idée que, désormais, j'allais vivre dans un pays où
de telles évocations seraient, pour ainsi dire, à mon commandement,
où je les rencontrerais à tous les détours du chemin.
Ce serait l'état lyrique perpétuel....
Aujourd'hui, comme cette nuit récente où j'errais sur les
terrasses de l'Amirauté, j'ai peine à m'expliquer de pareils
émois. je ne les éprouve plus devant certains aspects d'Alger,
qui, autrefois, m'enchantaient. Tout cela me paraît misérable
et grossier, indigne d'un regard. Il me faut même un grand effort
pour ranimer les couleurs de ces feux d'artifice éteints. Je puis
bien retrouver telle nuance exquise des eaux crépusculaires, tel
frisson de la mer à l'heure où s'allument les phares. Mais
ce que je ne retrouverai jamais plus, c'est l'enthousiasme qui me soulevait
lorsque, à la nuit tombante, entre les lourds cubes de maçonnerie
de la jetée, je regardais la ville blanche s'ensevelir doucement
sous les brumes vespérales et que je me récitais à
voix haute, au fracas des vagues contre les brise-lames, les vers nostalgiques
de Baudelaire :
La
gloire du soleil sur la mer violette,
La
gloire des cités dans le soleil couchant....
Je sais bien pourquoi mon coeur est maintenant inerte et pourquoi mes
yeux se refusent au mirage. La force de l'illusion m'a quitté,
l'illusion qui me poussait au dehors, dans le tourbillon des formes et
des couleurs, qui m'excitait à m'épanouir dans le monde
des sens, à épanouir le monde autour de moi, afin qu'il
répondît à mon désir et qu'il fût selon
l'image de mon rêve. Je sais trop ce que l'on rapporte de ces vaines
caravanes. On en revient les mains vides, l'âme harassée
comme le corps. Je ne veux plus me laisser entraîner. Je me replie
sur moi qui suis à moi-même mon unique richesse, mon unique
certitude.
Et pourtant ces vieux souvenirs fanés de ma vie africaine me restent
chers. En eux- mêmes, ils ne sont peut-être que friperie littéraire.
Mais ils sont aussi pour moi comme les signes de tout un nouvel ordre
de sensations et d'émotions, qui ont recréé mon être
et renouvelé mon univers. Un grand nombre de ces souvenirs sont
liés à des nuits, nuits de vagabondage, de flâneries
ou de contemplations. Les jours ont refait mes sens par l'excès
de la lumière et de l'ardeur solaire. Les nuits ont augmenté
mon esprit. Elles me furent réellement éducatrices et révélatrices.
Si le monde des formes se manifeste dans le jour, le monde des âmes
ne se révèle guère que la nuit. L'homme se montre
alors sans hypocrisie, dans tout le cynisme de l'instinct, sans doute
parce qu'il compte que l'ombre aura de la pudeur pour lui et qu'elle vêtira
sa nudité. La nuit, on est las, on ne se surveille plus : on est
sincère malgré soi. C'en est fait de la contrainte et du
refoulement imposés par le grand jour. On se repose, on se recueille
: on a le temps d'être soi-même pour le bien comme pour le
mal. Alors vous ne jouez plus un rôle, vous n'exécutez plus
une tâche, vous en avez fini de remplir une fonction peut-être
en contradiction cruelle avec votre caractère. Et c'est ainsi qu'on
ne voit bien les gens que la nuit.
Jamais, comme durant mes nuits d'Alger, je n'ai eu le sentiment de cette
effrayante sincérité nocturne. Je me rappelle une rencontre,
en soi bien triviale et insignifiante, qui, pour la première fois,
me mit cette vérité sous les yeux. C'était dans un
lieu de plaisir, sur les hauteurs de la Casbah... Tout à coup,
entre les colonnes mauresques du patio, je vis paraître un petit
garçon de café, qui, en ville, nous servait quotidiennement
avec une discrétion, une correction et une politesse charmantes.
J'avais de la sympathie pour lui, à cause de sa gentillesse, de
sa petite mine honnête et candide et parce que je savais que le
malheureux était phtisique et que son fatigant service l'aidait
du moins à mourir au soleil. D'abord, je ne le reconnus pas. Un
chapeau mou sur l'oreille, le col et la cravate de travers, il s'avançait
en tricotant, sur ses maigres jambes, je ne sais quel pas de gigue et
en pressant contre sa poitrine une bouteille vide. Complètement
ivre, il chevrotait de sa voix grêle de poitrinaire une chanson
obscène. Le petit gars bien sage n'était plus qu'un vulgaire
noceur. Était-ce sa vraie nature qu'il manifestait pendant ces
minutes d'ivresse, son âme secrète, refoulée pendant
de longs jours sous le masque impassible et professionnel du garçon
de café en tablier blanc et en plastron amidonné ? Toujours
est-il qu'en ces instants si courts il se sentai t en gloire. Il triomphait,
il faisait la fête comme les riches, il croyait toucher un des sommets
de l'existence... Trois semaines plus tard, on l'emportait à la
fosse commune.
Moi aussi, durant ces nuits africaines, je courais après le plaisir.
Plaisir toujours impossible et dont la seule apparence devait être
chèrement achetée, durement conquise. Je veux oublier ces
misères. Tout cela est mort, évanoui depuis longtemps. Je
veux me souvenir uniquement de ce que ces nuits m'ont appris, de ce qu'elles
ont fait de ma sensibilité et de ma pensée. L'image que
j'ai gardée de l'Afrique, c'est dans les ruelles ténébreuses
de la haute ville qu'elle s'est, en grande partie, élaborée.
Je voudrais essayer de repasser par ces chemins perdus et supputer le
petit butin que j'y ai ramassé, et qui donne, pour moi, quelque
prix à ces banales aventures.
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