Louis BERTRAND
de l'Académie française

NUITS D'ALGER
I
LES TRIRÈMES D'HAMILCAR


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mise sur site le
7-5-2011

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I
LES TRIRÈMES D'HAMILCAR

Voici le soir charmant, ami du criminel !
BAUDELAIRE.

C 'EST Salammbô qui m'a conduit en Afrique. J'étais tout obsédé de son image lorsque j'y arrivai. La fille d'Hamilcar fut la fiancée romanesque de mes vingt ans.

Je la suivis, comme le Romain dévot suivait le signe augural repéré dans le ciel, comme l'homme du Sud suit sur le sable les traces délicates de la gazelle pour trouver la source. Alors que ma raison divaguait à la poursuite de mille chimères, mon coeur savait que la Fille au Serpent me conduisait vers ma vraie patrie, je veux dire la patrie de ma jeunesse. Car il est vain de croire que l'on puisse rester fidèle aux patries. Un jour vient qu'il faut les abandonner : le coeur est ailleurs, les sens aussi. Mais cette Afrique d'alors fut vraiment ma terre et mes Dieux. Elle fut mon seul printemps. Par elle, je suis né pour la seconde fois. Ma vie antérieure, toute instinctive, toute passive, comme celle du germe sous la neige, n'avait été qu'un obscur effort pour durer. Cette vie nouvelle donna la pâture et l'essor à tous mes désirs, à tous mes rêves, à toutes mes puissances engourdies, à tout ce qui sommeillait en moi. Le voeu total de mon être, - du moins mon être de chair et de sang, - je l'accomplis là, en toute conscience et en toute volonté.

Et c'est c'est sans doute parce que ma vie d'alors fut si volontaire et si consciente que les souvenirs qui s'y rattachent n'ont pas de profondeur. Il s'y mêle beaucoup de fantaisie. Ce sont, en partie, des créations fiévreuses de mon esprit, sous l'aiguillon d'une terre trop ardente. Ce sont les mirages inconsistants qui montent des sables dans les steppes africaines. Au contraire, les souvenirs de mon existence première, tout humble, toute passive, toute instinctive, à mesure qu'ils émergent de leur nuit natale, prennent une vigueur, une profondeur de vie et de signification, qui m'étonnent. Ces souvenirs d'une existence contrariée et presque végétative ont comme une fraîcheur de jeunesse. En tout cas, ils me rafraîchissent l'âme. On dirait qu'ils viennent de naître, pour durer à jamais. Il me semble qu'ils ne peuvent plus s'effacer, tandis que mes souvenirs africains, si brillants autrefois, sont déjà presque décolorés. La littérature, dont ils étaient empoisonnés, les décompose. Je m'émerveille, à présent, de in'étre ému pour si peu. Je ne comprends plus mes enthousiasmes. 11 y a un écart déconcertant entre la pauvre réalité et les fantômes soufflés par mon imagination.

Lors d'un récent séjour à Alger, je roulais ces pensées mélancoliques, en flânant sur ce paisible boulevard en terrasse qui domine les quais de l'Amirauté. C'était par un soir un peu frais d'automne. A cette heure-là, les terrasses sont presque désertes. J'étais seul. A mes pieds, face lunaire et doucement miroitante, s'arrondissait le vieux port des pirates barbaresques. Et, tout à coup, je me souvins de l'étrange émotion qui me saisit lorsque je me trouvai pour la première fois devant ce spectacle : il y a de cela tant d'années que je n'ose plus les compter !... Je me souvins surtout du tumulte d'images extravagantes que ce trouble fit naître dans mon esprit tiraillé par de harcelantes réminiscences littéraires.

Il me sembla que je faisais un saut brusque dans le passé, que je venais de plonger tout à coup, à des profondeurs vertigineuses, à travers des siècles d'histoire : ce que j'avais sous les yeux, c'était le port militaire de Carthage. Je voyais devant moi, sur un petit îlot, le palais du Suffète de la mer. Oui, cet édicule trapu, avec ses lourdes colonnes doriques, ses airs de faux temple grec ou de mausolée carthaginois, ce ne pouvaît être que le palais du Suffète. Et cette tour octogone qui, là-bas, tout au fond, dominait la masse des môles et des bâtisses trapues de l'Amirauté, c'était l'observatoire aérien de l'Annonciateur des lunes. Ces lourds bateaux plats amarrés le long des quais, ces navires aux voiles triangulaires, avec leurs figures de proues enluminées comme des idoles, c'étaient les gabares et les trirèmes d'Hamilcar. Et ces voix rauques, qui montaient des embarca Lions et des arcades inférieures des terrasses, avec les exhalaisons des vieilles murailles et toutes les senteurs âcres de la marine, c'étaient celles des Mercenaires dans la variété confuse des dialectes méditerranéens. Coiffés de l'antique bonnet des Dioscures, les marins italiotes jargonnaient avec ceux des Baléares. Les Libyens des Syrtes injuriaient les Numides et les Maures dans une langue plus vieille que celle de Salammbô.... Et la fille du Suffète elle- même, la pâle amoureuse de Tanit, voici qu'elle s'avançait le long des rampes de la terrasse, blanche apparition, empaquetée dans ses voiles et l'amas des vêtements précieux. J'entendais sonner les anneaux de ses chevilles et claquer les semelles de ses sandales. L'odeur musquée qu'elle traînait derrière elle, c'était celle de la myrrhe ou du cinnamome. Et cette négresse qui se balançait lourdement, sous son haïck de cotonnade, c'était Taanach suivant sa jeune maîtresse....

Ces images vivaient, pour moi, d'une vie hallucinante, tant la concordance me semblait exacte entre le présent et ce lointain passé. Cela sortait de ma mémoire et de la littérature, pour se situer dans le réel et l'immédiat. Je devenais le contemporain de ces fantômes. J'en étais émerveillé et transporté. Et je me rappelle que, ce soir- là, je rentrai chez moi en proie à une véritable ivresse lyrique, la pensée titubante de poésie et affolée de mirages, au point que j'écrivis à un ami poète je ne sais combien de pages divagantes, pleines de candeur et de littérature. Je ne me sentais pas de joie, à l'idée que, désormais, j'allais vivre dans un pays où de telles évocations seraient, pour ainsi dire, à mon commandement, où je les rencontrerais à tous les détours du chemin. Ce serait l'état lyrique perpétuel....

Aujourd'hui, comme cette nuit récente où j'errais sur les terrasses de l'Amirauté, j'ai peine à m'expliquer de pareils émois. je ne les éprouve plus devant certains aspects d'Alger, qui, autrefois, m'enchantaient. Tout cela me paraît misérable et grossier, indigne d'un regard. Il me faut même un grand effort pour ranimer les couleurs de ces feux d'artifice éteints. Je puis bien retrouver telle nuance exquise des eaux crépusculaires, tel frisson de la mer à l'heure où s'allument les phares. Mais ce que je ne retrouverai jamais plus, c'est l'enthousiasme qui me soulevait lorsque, à la nuit tombante, entre les lourds cubes de maçonnerie de la jetée, je regardais la ville blanche s'ensevelir doucement sous les brumes vespérales et que je me récitais à voix haute, au fracas des vagues contre les brise-lames, les vers nostalgiques de Baudelaire :
               La gloire du soleil sur la mer violette,
               La gloire des cités dans le soleil couchant....

Je sais bien pourquoi mon coeur est maintenant inerte et pourquoi mes yeux se refusent au mirage. La force de l'illusion m'a quitté, l'illusion qui me poussait au dehors, dans le tourbillon des formes et des couleurs, qui m'excitait à m'épanouir dans le monde des sens, à épanouir le monde autour de moi, afin qu'il répondît à mon désir et qu'il fût selon l'image de mon rêve. Je sais trop ce que l'on rapporte de ces vaines caravanes. On en revient les mains vides, l'âme harassée comme le corps. Je ne veux plus me laisser entraîner. Je me replie sur moi qui suis à moi-même mon unique richesse, mon unique certitude.

Et pourtant ces vieux souvenirs fanés de ma vie africaine me restent chers. En eux- mêmes, ils ne sont peut-être que friperie littéraire. Mais ils sont aussi pour moi comme les signes de tout un nouvel ordre de sensations et d'émotions, qui ont recréé mon être et renouvelé mon univers. Un grand nombre de ces souvenirs sont liés à des nuits, nuits de vagabondage, de flâneries ou de contemplations. Les jours ont refait mes sens par l'excès de la lumière et de l'ardeur solaire. Les nuits ont augmenté mon esprit. Elles me furent réellement éducatrices et révélatrices. Si le monde des formes se manifeste dans le jour, le monde des âmes ne se révèle guère que la nuit. L'homme se montre alors sans hypocrisie, dans tout le cynisme de l'instinct, sans doute parce qu'il compte que l'ombre aura de la pudeur pour lui et qu'elle vêtira sa nudité. La nuit, on est las, on ne se surveille plus : on est sincère malgré soi. C'en est fait de la contrainte et du refoulement imposés par le grand jour. On se repose, on se recueille : on a le temps d'être soi-même pour le bien comme pour le mal. Alors vous ne jouez plus un rôle, vous n'exécutez plus une tâche, vous en avez fini de remplir une fonction peut-être en contradiction cruelle avec votre caractère. Et c'est ainsi qu'on ne voit bien les gens que la nuit.

Jamais, comme durant mes nuits d'Alger, je n'ai eu le sentiment de cette effrayante sincérité nocturne. Je me rappelle une rencontre, en soi bien triviale et insignifiante, qui, pour la première fois, me mit cette vérité sous les yeux. C'était dans un lieu de plaisir, sur les hauteurs de la Casbah... Tout à coup, entre les colonnes mauresques du patio, je vis paraître un petit garçon de café, qui, en ville, nous servait quotidiennement avec une discrétion, une correction et une politesse charmantes. J'avais de la sympathie pour lui, à cause de sa gentillesse, de sa petite mine honnête et candide et parce que je savais que le malheureux était phtisique et que son fatigant service l'aidait du moins à mourir au soleil. D'abord, je ne le reconnus pas. Un chapeau mou sur l'oreille, le col et la cravate de travers, il s'avançait en tricotant, sur ses maigres jambes, je ne sais quel pas de gigue et en pressant contre sa poitrine une bouteille vide. Complètement ivre, il chevrotait de sa voix grêle de poitrinaire une chanson obscène. Le petit gars bien sage n'était plus qu'un vulgaire noceur. Était-ce sa vraie nature qu'il manifestait pendant ces minutes d'ivresse, son âme secrète, refoulée pendant de longs jours sous le masque impassible et professionnel du garçon de café en tablier blanc et en plastron amidonné ? Toujours est-il qu'en ces instants si courts il se sentai t en gloire. Il triomphait, il faisait la fête comme les riches, il croyait toucher un des sommets de l'existence... Trois semaines plus tard, on l'emportait à la fosse commune.

Moi aussi, durant ces nuits africaines, je courais après le plaisir. Plaisir toujours impossible et dont la seule apparence devait être chèrement achetée, durement conquise. Je veux oublier ces misères. Tout cela est mort, évanoui depuis longtemps. Je veux me souvenir uniquement de ce que ces nuits m'ont appris, de ce qu'elles ont fait de ma sensibilité et de ma pensée. L'image que j'ai gardée de l'Afrique, c'est dans les ruelles ténébreuses de la haute ville qu'elle s'est, en grande partie, élaborée. Je voudrais essayer de repasser par ces chemins perdus et supputer le petit butin que j'y ai ramassé, et qui donne, pour moi, quelque prix à ces banales aventures.