Le Ruisseau des singes et les gorges de la Chiffa...et vice-versa
Louis Sendra
....J'y suis passé, c'est sûr, pour aller à Médéa. J'avais 6 mois : vous pensez bien que côté souvenirs. Puis plus tard. Quand? Je me souviens de singes, d'une cour (celle de l'hôtel?)...
Revue "Algeria", n°31, printemps 1953, revue bimestrielle, édition de L'OFALAC, 40-42 rue d'Isly, Alger
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sur site le 13-11-2004
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-----------Autrefois, alors que les moyens de transport étaient moins nombreux et moins rapides, alors qu'il fallait presque la journée pour se rendre d'Alger à Bou-Saâda et que Laghouat semblait perdu au bout du monde, les Algérois prenaient volontiers pour but d'une promenade dominicale : le Ruisseau des Singes et les Gorges de la Chiffa.

------------Le Ruisseau des Singes ne se trouvait point aux portes d'Alger, et naguère encore une telle promenade revêtait le caractère d'une petite expédition. Mais l'excursion comptait parmi les plus agréables possibles dans un rayon d'une cinquantaine de kilomètres et, comme l'on dit aujourd'hui, elle " payait ", c'est-à-dire que le plaisir qu'on en éprouvait compensait largement les menus tracas et la légère fatigue dont elle s'assortissait.

------------Maintenant qu'il leur est permis d'aller plus loin, de passer le week-end au Sahara, s'ils le désirent, les Algérois délaissent un peu les Gorges de la Chiffa. Cependant, à qui n'en a point oublié le chemin, aux touristes, en tout cas, que l'on ne manque jamais d'y conduire, elles offrent toujours leur charme certain.

------------On y parvient en empruntant soit la route de Blida, soit celle d'Oued-el-Alleug. Si nous venons d'Oued-el-Alleug, nous aborderons de face la gigantesque faille ouverte dans l'Atlas blidéen par on ne sait quelles convulsions du sol, aux âges lointains de notre planète.

------------Le site est tout de suite grandiose. Les premiers contreforts de l'Atlas entre lesquels coule la Chiffa forment une large vallée, baignée de lumière, frissonnante de chants d'oiseaux, où l'oued, bordé de lauriers-roses, serpente dans un lit qui paraît trop vaste pour lui à la belle saison, mais qu'il emplit d'un flot impétueux lorsque les pluies l'ont grossi.

------------Ce n'est qu'après Sidi-Madani que les gorges se resserrent et conquièrent tout leur caractère. Avant de nous y engager, jetons un regard derrière nous dans l'échancrure des versants montagneux qui enchâssent la rivière, telle la toile de fond de ce merveilleux décor, la plaine de la Mitidja apparaît, étendant à l'infini ses opulentes cultures, ses vignobles, ses orangeries, cet immense verger, en un mot, que cent ans à peine d'opiniâtre labeur ont fait surgir d'un immonde marais. De légers filets de fumée bleuâtre, signes d'humaines présences, signes de vie, montent, dans le ciel clair, des terres abreuvées de soleil que couvraient seules, jadis, les vapeurs palustres, indice de foyers pestilentiels et de mort.

------------Mais, tout en dédiant une pieuse pensée aux pionniers de la Mitidja, poursuivons notre randonnée. Sidi-Madani est la première station du chemin de fer de Blida à Djelfa que l'on rencontre en entrant dans les Gorges de la Chiffa. On est d'ailleurs tout étonné de l'y découvrir, quand on vient par la route car, jusqu'à cet endroit, la voie ferrée est invisible. Nous ne verrons celle-ci que très rarement ensuite : presque tout son tracé est souterrain ; elle joue à cache-cache avec la route. Nous n'apercevrons que des orifices de tunnels, quelques ponts métalliques, et du train, lorsqu'il en passera un, nous n'entendrons que ses hurlements lugubres répercutés par les parois du défilé.

------------A mesure que nous avançons, ces parois se montrent plus rapprochées, plus abruptes. Elles sont tapissées ou couronnées de lentisques, d'arbousiers, de houx, de genêts, de chênes-zéens et de chênes-lièges, d'oliviers, de thuyas, de pins. Jadis, ces fouillis de végétation étaient le repaire de sangliers, d'hyènes, de chacals, de renards, de lions, même, et de panthères. Par endroits, la roche, à nu, révèle aux géologues sa structure et celle de tout l'Atlas blidéen. Des schistes exfoliés s'effritent. Au siècle dernier, le génie militaire employa le canon (pas moins !) pour abattre une partie du " Rocher pourri ", la désagrégation du rocher ainsi dénommé constituant un danger pour la circulation.

------------Puis voici le Ruisseau des Singes. C'est, à main droite, un ravin aux pentes couvertes d'arbustes, de fourrés. Au fond court, limpide, le fameux ruisseau. Depuis très longtemps, des bandes de singes ont élu domicile parmi ces arbustes, dans des anfractuosités du soi. Attirés par les menus aliments qu'on leur distribue, ils dévalent les pentes du ravin, se laissent approcher par les visiteurs, se mêlent à eux familièrement. Leurs expressions, leurs gestes, si près des nôtres, sont amusants et ce spectacle n'est pas le moindre attrait des Gorges de la Chiffa.

------------Dans son livre " L'hiver à Alger ", Charles Desprez nous conte les mésaventures d'un Polonais qui avait fui sa patrie tombée sous le joug des Prussiens, s'était engagé dans notre Légion étrangère, puis avait déserté et gagné la montagne où il vivait, vêtu comme les habitants du pays, sous le nom de Mohammed.

------------Une nuit, surpris par une tempête, il se réfugia dans une grotte, mais le jour venu, quand il voulut sortir, la neige qui obstruait l'entrée de la caverne l'en empêcha. Jetant les yeux autour de lui, il aperçut une bande de singes qui l'observaient. Mohammed grelottait. Il ramassa des branches mortes et alluma un grand feu. La vue de la flamme effraya d'abord les singes qui s'enfuirent au fond de la grotte, mais peu à peu ceux-ci revinrent et s'assirent en cercle autour du foyer.

------------Malheureusement, la chaleur ne remplit pas l'estomac et Mohammed sentait la faim le tenailler. Soudain, un singe se lève, sort de la caverne, puis reparaît les bras chargés de figues, de noix, de glands doux. Tous les singes, alors, de tendre la main pour recevoir leur pitance. Mohammed tendit la sienne et reçut sa part. Il chauffait ses compagnons, eux le nourrissaient ! Dans l'intervalle des repas, il jouait avec les plus jeunes. Puis, un matin, la neige s'étant fondue, les singes quittèrent la caverne et leur hôte dut faire comme eux. " J'ai, assurait-il plus tard, vécu là quinze jours parmi les meilleurs de ma vie ".

------------Avançons toujours. La nature devient encore plus tourmentée. Le lit de l'oued s'est considérablement resserré. Des éboulis de roches l'encombrent. La route en corniche le domine. Au-dessus de nous, les sommets sont plus hauts dans le ciel où tournoient des aigles, des vautours. Les oiseaux chanteurs se sont tus. Seul le bruissement des cascades et celui de l'eau courant sur les galets perce le silence. Ces gorges sont moins sinistres que celles de Palestro ou de Kerrata. Qui donc a dit qu'elles donnaient l'impression d'une sonate de Mozart plutôt que d'une symphonie de Beethoven ? Elles n'en ont pas moins leur sauvage beauté.

------------Enfin, l'horizon s'élargit. C'est la montée vers Médéa, d'où voie ferrée et route gagneront, à travers les Hauts Plateaux, celle-la Dielfa, celle-ci Laghouat et Ghardaïa, leurs points terminus. Les gorges de la Chiffa sont, en effet, les portes du Sud, le chemin que prennent et les voyageurs tentés par la grande aventure du désert et le ravitaillement destiné aux populations des Hauts Plateaux et du Sahara septentrional. " Le Tell, disent les Sahariens, est notre grenier ". En échange, des moutons, des bois, de l'alfa seront dirigés vers Blida et Alger.
------------C'est en raison de son importance stratégique et économique que la route de Laghouat fut construite l'une des premières. L'on conçoit les difficultés que rencontrèrent les sections de zouaves, le 58' régiment de ligne, les 6' et 7' compagnies de discipline qui, au mois de juillet 1848, entreprirent sa construction dans les gorges même. Il fallut à ces hommes un courage, une ténacité inébranlables pour mener à bien une telle œuvre, sur un tel terrain. Pareilles difficultés durent être surmontées lorsque fut posée la voie ferrée qui, nous l'avons vu, est souvent souterraine.

------------C'est cette route de Laghouat qu'empruntaient, plus tard, tes héros du " Sang des races ". Et l'on peut imaginer les lourds attelages de Pierangélo et de Rafael s'engageant dans le défilé au pas pesant de leurs vingt-deux bêtes, avec un bruit sourd de tonnerre, enveloppés du tumulte des claquements de fouets, des jurons, des grelots tintinnabulants, des gémissements d'essieux, tumulte que la résonance des gorges amplifiait, ce qui devait troubler davantage le calme effrayant du lieu.
------------Médéa était le gîte d'étape des camionneurs de Louis Bertrand ; la riante petite ville, assise au milieu de ses fameux vignobles, marquera le terme de notre randonnée, et le jour finissant nous trouvera sur le chemin du retour.

------------Nous rentrerons à Alger par le littoral, à l'heure violette où le soir répand sa quiétude sur la campagne, et la sérénité de ce spectacle reposera notre esprit de la vision chaotique des gorges

Louis SENDRA.