IV
- AU SOMMET DU DJEBEL GOURRA
Toujours l'onomastique et les transcriptions arabes
Le lendemain à 6 heures, après
une nuit sans sommeil, tout occupée a me battre (comme à
Bône) avec les anophèles myriadaires et sanguinaires, nous
partons, le brigadier, le garde et moi, pour l'ascension du Dar Kechich,
pic culminant du Gourra. qui est, avec 1.004 mètres. un point de
triangulation et un poste vigie contre les feux de forêt.
Ma carte forestière dit Rhorra. Aucun doute cependant, ce Rhorra
c'est Gourra. Cette confusion est due (comme mille autres) à la
transcription du " gh " arabe, laquelle je l'ai dit et le répété,
eut été évitée une fois pour toutes, si, des
l'origine, on avait imposé et unifié cette seule transcription
rationnelle et sans meprise, qui est " rh ". Car comment demander
à un lecteur non initié qu'il lise Rhorra ce qui est écrit
Ghorra ?
La même déformation s'est produite avec Edough, qui devrait
s'écrire Edourh. de même que Laghouat devrait, s'écrire
Larhouat. comme le fit Fromentin.
Mais les premiers " bureaux arabes " ayant adopté la
transcription savante plutôt que la phonétique, ils sont
les responsables de l'embrouillamini actuel, et que Larhouat est Laghouat,
l'Edourh l'Edough et le Rhorra le Ghorra. Car aujourd'hui, il est trop
tard pour tenter une réaction selon la logique et le bon sens.
Le mal est consommé irréparablement.
Un boisement septentrional
D'un pas nonchalant de promenade, musant et rêvant, nous mettons
1 h. 20 pour escalader les trois kilomètres de forêt qui
conduisent au sommet, une futaie pleine de sève tout entière
de chênes zéens, et dont le sous-bois, bien que moins compact
et d'essences moins nombreuses que celui qu'on a vu dans la direction
de Boa, offre la même vigueur et la même séduction.
Tant l'aspect de ces boisements est septentrional, que je m'étonne
de n'y pas voir le châtaignier et le hêtre.
Le premier surtout, puisqu'il se trouve dans l'Edough et même en
Kroumirie.
Assis sur un tronc abattu en bordure du sentier, nous sommes rejoints
par deux muletiers des environs qui se rendent en Tunisie, dont la frontière
est voisine, où ils vont chercher du grain qu'ils ont gagnés
en .moissonnant au dixième. Ils nous saluent avec aménité,
puis continuent leur route.
Des geais s'interpellent, d'un cri aigre et strident, vraies commères
qui se houspillent. Deux piverts passent, fusées d'émeraude
miroitantes.
Des traces de sangliers, qui ont remué le tuf en quête de
larves ou de racines. Mais ni cerf, ni biche, ni daguet. Auriez-vous gagné,
brigadier qui m'avez dit hier que je n'en verrais pas ?
En revanche, voici des houx. Près d'atteindre le faîte, un
ou deux peuplement m'arrache un " ah ! d'admiration. Engainés
de lianes de lierre, d'une robustesse jamais vue en Algérie, ils
me rappellent, en plus beau, leurs congénères de Guerrouche
(au-dessus de Cavallo) et de Tala-Kitane (au cur de l'Akfadou).
Jamais je n'en avais vu un pareil rassemblement et d'une si belle venue.
Ils remplissent tout un ravin de leur présence opaque. Et quelle
fraîcheur ils produisent, ! Ah ! comme il ferait bon faire la sieste
à leur ombre, quand on n'a pas dormi la nuit ! Est-ce bien là
cette " petite forêt " que signalait Letourneux en 1887,
" sur le versant nord du Rhorra ? "
Ce qui m'étonne, après leur nombre, c'est que ces houx soient
si bien conservés, alors qu'ailleurs, soit pour leur écorce
tanifère, soit pour leur bois apte à l'ébénisterie,
ils sont généralement saccagés.
La cîme atteinte, une croupe dénudée incendiée
de lumière, nous planons sur un immense panorama de monts, de fleuves
et de vallées. Après l'ombre de la futaie. c'est un éblouissement.
La Medjerda antique Bagrada
Au Sud, au premier plan,. nous dominons la chaîne des Monts de Kroumirie,
l'unique province sylvestre de toute la Tunisie. A 20 kilomètres
à vol d'oiseau, le brigadier m'indique la forêt de Mrassène,
cele des Chênes et d'Aïn-Draham, où se trouve au milieu
de boisements magnifiques, une station estivale renommée. A nos
pieds, très nets, la gare frontière et le village de Ghardlmaou,
et dans la plaine chauve et fauve, le gigantesque cyclostome de la Medjerda,
qui est le Bagrada antique.
Ce vrai fleuve, car il mesure 365 kilomètres.,dont 100 en Algérie,
où il prend sa source au sud-ouest de Souk-Ahras, est le plus important
cours d'eau de la Régence, après l'oued Mellègue,
qui est d'ailleurs son affluent. Par l'ampleur de son débit, on
peut le comparer à l'Oum-r-Rebia et la Moulouya du Maroc.
Après avoir drainé un territoire de 25.000 km2, le Medjerda
se jette à la mer à proximité d'Utique, célèbre
dans l'histoire par le suicide de Caton, petit-fils de l'ennemi de Carthage,
après la victoire de César à Thapsus, en, 46 avant
J.-C. Si on songe qu'aux temps puniques, le Bagrada avait son embouchure
au voisinage immédiat de Carthage, on constate qu'elle a dévié
de 25 kilomètres au nord.
Ici Je veux rappeler un souvenir .scolaire : c'est sur les bords du Bagrada.-Medjerda
que, selon Régulus, un python de 35 mètres anéantit
l'armée romaine, On sourit, en 1952. Mais un historien aussi grave
que Tite-Live a témoigné de la réalité de
cet atlantosaure... Il est vrai que Pline l'Ancien a cru à bien
d'autres fables, et lui était naturaliste !
Un panorama unique de forêts
Au sud ouest, le brigadier m'indique le piton dénudé du
djebel Dyr (le Poitrail) dont l'altitude est de 800 mètres et les
boisements identiques à ceux du djebel Gourra.
Dans les vallonnements qui séparent ces deux cimes, s'embusque
Sidi-Trad, station thermale dont les eaux sont si chaudes qu'en y plongeant
un uf il est cuit instantanément, comme à Hammam-Meskoutine.
Est-ce l'Ad Aquas antique, que l'on situe par là ?
A côté de Sidi-Trad, les toits de chaume juxtaposés
de la mechta Nechaa Lontania, miroitent comme une carapace énorme
de tortue. En revenant, vers l'ouest, c'est la forêt des Ouled Béchia
et des Béni Salah, qui dépendent de la commune de Duvivier.
Au premier plan, la forêt,domaniale de Munier et le village du même
nom, aujourd'hui déserté par les colons français
retirés en Tunisie. En remontant vers le nord, la forêt de
Bou-Hamed avec les maisons forestières de Kef Béni-Fraj
et d'Aïn-Mekfel. Si la visibilité était meilleure,
m'assure mon compagnon, nous pourrions voir, par delà la Mahouna
(au-dessus de Guelma), et, El Aouara.
Plus près de nous, la chênaie de l'Edough (où se trouve
la station d'estivage de Bugeaud) dont les 1.008 mètres dominent
le golfe de Bône puis les forêts du Tarf et de l'Oued-Bougouss,
zone optima du cerf de Barbarie.
Enfin, en immense quart de cercle, mais voilée par une brume blafarde
de chaleur, la Méditerranée
Beauté et santé
En deçà de La Calle les trois Lacs qui font sa gloire miroitent
dans le soleil : Le Mellah, le seul qu'un chenal relie à la mer,
ce qui lui permet d'être envahi par des mulets et des anguilles,
des aloses et des dorades : l'Oubéira, le plus vaste et le plus
beau, qui semble à l'heure où je l'observe, miroitant sous
les feux fulgurants du soleil sagittaire,. un disque incandescent : le
Tonga, enfin, sur lequel un hydravion parait abandonné.
Ces miroirs d'eau font bien dans l'aveuglante clarté, et La Calle,
eux absents, serait privée d'une parure qui lui est personnelle.
Mais ces lacs, m'assure-t-on, impaludent le pays. C'est la raison pour
laquelle il est ou fut question de tarir le Tonga. Coincé dans
ce dilemme : Vaut-il mieux permettre l'expansion du redoutable anophèle
que d'attenter à la beauté d'un site ? L'hésitation
'n'est pas permise : il faut protéger l'homme. l'homme avant tout,
l'homme d'abord ! Mais n'existe-t-il pas un moyen terme possible ?
Ne peut-on sauver les hommes sans saccager le décor de leur vie
?
A l'heure où je transcris ces notes prises au faîte du Gourra,
je lis incidemment dans la presse quotidienne que l'aide américaine
vient d'attr1buer 20.000 dollars à l'Algérie " pour
l'achat d'insecticides ". Cela tombe, j'ose le dire - car nous sommes
le Vendredi-Saint - comme marée en Carême, et je souhaite
ardemment qu'à notre époque de prodiges on sache réduire
le paludisme sans détruire la beauté : assainir sans enlaidir,
voilà la bonne formule.
Cette pullulation du moustique homicide nous explique que le Bastion de
France. qui se trouvait en contrebas de mon observatoire, là entre
La Calle et le Cap Rosa, ait dû être abandonné en 1679,
non seulement en raison de l'insécurité du pays. mais "
pour cause d'insalubrité ". Et je rappelle ce que j'écrivais
ici il a 2 trois semaines : en une seule année, le paludisme y
fit 400 victimes.
Prière à Diane-Artémis
protectrice des forêts
Embrassant du regard l'immense panorama de verdure étalé
devant nous, bois qui furent le dernier réduit des grands fauves
pourchassés comme ils le sont du cerf, et me souvenant que les
Anciens avaient élevé un temple à Diane, épigone
italique de la Grande Artémis, sur le promontoire voisin du Cap
Rosa,je murmure cette prière : " O Diane-Artémis, puissante
et redoutable divinité des bois, protégez les derniers cerfs
de la sylve africaine ".
L'amour de la forêt et l'amour du
désert
Avant de redescende vers la maison forestière, nous faisons halte
au poste vigie occupé par deux " aceso " (gardiens indigènes)
qui sont là, à demeure du 1er juillet au 1er novembre. Leur
cabane de branches, adossée à un roc, est mplssée
et recouverte de jonchées de fougères, les splendides osmondes
que nous avons admirées dans la direction de Boâ. Quatre
mois ils vivent là tout seuls sur le culmen, mirador de mille mètres
sur les vastes déroulements de l'espace circulaire, prêts
à jeter l'alarme sur la moindre fumée qui monterait des
futaies.
Je les regarde, ces hommes, compagnons des milans, des buses et des palombes.
Et j'envie leur esseulement dans l'immense paysage, et cette aire qu'est
leur cabane. Et je comprends pourquoi j'aime de la même amitié
le désert, et la forêt.
Sous les chênes ou sous les cèdres, n'est-ce pas la même-solitude
avec le même silence que sous les palmes et dans les sables ? Voilà
la cause motive de la double attraction, en apparence contradictoire,
qu'exercent, sur mon esprit l'oasis et la forêt, et que je suis
à la fois déserticole et sylvicole. Ce que j'aime ici, c'est
ce que j'aime là-bas : la liberté dans la libre nature.
l'autonomie
dans la beauté.
Afrique, terre si vieille et si jeune
Sur la route du retour, en marge des boisements, le brigadier fit arrêter
la Peugeot du caïd, vers une station de pierres antiques, romaines
et libyques mêlées. Il ne manque que des dolmens. Ce qui
d'emblée frappe l'il dans cet amas de ruines, ce sont des
stèles puniques et des pressoirs à huile, parfaitement conservés.
C'est la preuve de l'existence, au temps de Rome et de Carthage, d'oliveraies
disparues.
Observant ces vieilles pierres dédiées à Baâl
et à Tanit, divinités orientales du Soleil et de la Lune,
je pensais que ces symboles du perpetuel recommencement, étaient
l'emblème " ad hoc " de cette terre africaine. dont toute
l'histoire est une suite de décadences et de reconnaissances, et
qui est à la fois si ancienne et si jeune.
L'ablette existe-t-elle en Algérie
?
Je n'ai pas vu les cerfs, mais j'ai vu des ablettes, du moins le brigadier
m'en a donné l'assurance. Toujours en lisière du Gourra,
dans une flaque de l'oued Oudaï-Smid, sous des aulnes, à proximité
du chemin forestier n° 29. il émietta une pincée de
terre et, des poissons affluèrent, curieux et affamés. Tout
le bief exigu grésillait du tumulte de menus corps effilés
aux écailles argentées. Des ablettes en Algérie !
C'étaitt une découverte.
Refusant d'en croire mes yeux, je fis répéter à mon
informateur qu'il s'agissait bien de l'able au poisson blanc, il me le
confirma, et je le crus sur parole. Pour deux raisons.
D'abord. je n'avais pas le droit de suspecter sa bonne foi ; ensuite,
le fretin qui frétillait devant moi ressemblait, en effet, à
l'ablette des ruisseaux et des rivières de France, celle qu'enfant,
avec un ver de terre et une épingle incurvée, je pêchais
dans la Haute-Marne.
Depuis, quand j'ai parlé des ablettes du Gourra, il me fut affirmé
que l'able est inconnu dans les oueds algériens. et que les poissons
de l'oued Smid sont certainement, indubitablement, de vulgaires barbillons.
Médiocre ichtyologue, je ne saurais prendre parti. Mais je pose
la question aux spécialistes : Y a-t-il des ablettes dans les rivières
algériennes, et plus précisément dans celles des
forêts de La Calle ?
Puisqu'il y a des truites dans les forêts d'El-Milla et de Collo,
-_ je les ai vues de mes yeux dans l'oued Zour et ailleurs, et même
j'en ai mangé - et que ces truites seraient, parait-il, indigènes,
ne pourrait-il y avoir des ablettes à La Calle ? Leur existence
serait d'autant plus vraisemblable que le trou d'eau, véritable
vivier, où je vis les poissons que l'on m'a dit en être et
que j'ai cru reconnaître comme en étant, était ombragé
d'aulnes, exactement comme une rivière de France,
Le mal mêlé au bien
A six kilomètres de La Calle, nous stoppons à hauteur du
lac Obéira. A cette heure vespérale, bleuissant, mauvissant,
il frissonne dans la lumière. Ça et là, une touffe
de hauts roseaux, comme un jardin flottant, et le reflet profond des hautes
montagnes boisées. Quelques canards isolés et de grands
oiseaux blancs moirent la surface de leurs sillages..Des libellules virevoltent,
véloces et égarées, comme feront tout à l'heure,
moustiques et chauves-souris. Des vaches meuglent sur la rive. Et la grande
clameur assourdissante des cigales
c'est grand et c'est beau. Quel
regret que cette beauté soit un gîte d'anophèles !
Toujours le mal mêlé au bien !
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