LE DJEBEL GOURRA
LA FORÊT DES CERFS
L'APPEL DES BOIS
Connaissant toutes les forêts algériennes
et marocaines comme je connais les oasis, pour avoir séjourné
plus ou moins dans chacune , j'étais avide de connaître enfin
celles de La Calle qui m'attiraient depuis longtemps pour être l'habitat
(de même que l'Edough) de cette relique faunique : le .Cerf de Barbarie,
" Cervus Elaphus Barbarus ", qui vit dans les taillis en lisière
des cultures.
A peine exprimé, mon vu fut exaucé. Un jeune caïd
plein de prévenance, rencontré dans le bureau de l'administrateur
local, s'offrit spontanément à m'y conduire "tout de
suite, tout à l'heure ou demain " dans sa propre voiture.
Grâce à lui, ainsi qu'à l'Administration des Eaux
et Forêts qui m'avait habilité auprès de ses agents,
j'ai pu vivre deux jours et dormir deux nuits dans la chênaie domaniale
du Goura aux portes de La Calle.
Et comme j'étais accompagné de M. C
brigadier forestier
de Yusuf, lequel connaît la flore et la faune de ses bois et les
aime, cette excursion fut à la fois, pleine de plaisirs et d enseignements.
L'enchantement est immédiat
Mon bagage déposé à la maison forestière,
après avoir fait connaissance avec un arbre jamais vu: le pin chauve,
dont quatre échantillons de belle prestance ornent l'entrée,
et dont les feuilles ressemblent à celles des tamaris, tout de
suite nous partons pour une courte_promenade dans la direction de Boâ
par le chemin forestier n° 2, qui conduit à la mechta Rihana
- le hameau des Myrtes.
L'enchantement est immédiat. Tout de suite, je suis pris, saisi,
" charmé " (au sens de sortilège) par la poésie
du site.
Tout le sentier que nous montons est envahi de ronces tentaculaires, véritable
cheval de frise, contre lesquels il faut se battre. Quelle bombance de
mûrons doivent faire ici les oiseaux à. leur maturité
l D'épaisses frondaisons de chênes-lièges et zéens,
de merisiers aussi, ombragent la forêt vierge des végétations
sous-jacentes, herbacées et buissonnantes, parmi lesquelles s'imposent
des prêles et des fougères que l'on dirait arborescentes.
Ces dernières surtout, des osmondes royales,hautes et arquées
comme des palmes, surprennent et émerveillent. Pour voir, je coupe
une tige. Elle mesure 1 m. 90 !
Ailleurs, en halliers denses, impénétrables: des bruyères,
des phylarias, des nerpruns, des viornes, des fragons, des cytises, des
azeroliers
Et je ne cite que les plus apparents. Et partout des foulées et
des bauges de sangliers.
Les oiseaux et leurs ennemis
On atteint l'oued Ouaar qui n'est guère qu'un ruisseau encombré
de blocs erratiques,. Des trous d'eau calme, où patinent des "
cordonniers " (le brigadier " dixit ") et que jonchent
des feuilles d'or. Les rocs lisses ont des housses de mousse verte et
laineuse. Une source susurre parmi des capillaires et coule dans des cressons
fleuris de libellules. Un .rouge-gorge, ou inquiet ou curieux, voltige
autour de nous. Plus loin,
un pépiement de mésange. Le cri strident d'un merle et l'appel
d'un pivert. Et la-haut, dans la grande lumière bleue, la clameur
discordante des guêpiers jaunes et verts. Et partout, pénétrante,
entêtante, l'exhalaison du " fliou " qui est la menthe
poivrée (" mentha piperita ") avec laquelle les Kabyles
confectionnent des bonbons.
Quant à la faune, outre les oiseaux cités, il y a des geais,
des palombes, des tourterelles, des loriots, des hiboux, des grives, des
milans, des buses, des rossignols. Mais ces oiseaux nombreux ont de nombreux
ennemis, que j'énumère ici sous la dictée du brigadier,
le raton (zirda), la mangouste, la belette, le chat sauvage, le chacal,
les reptiles enfin.
Mais mon informateur a omis le principal, que j'ajoute à. la liste
: l'homme.
A l'affût des sangliers
Au retour de cette première sortie, qui suffirait à faire
aimer le Gourra, nous partons vers une mare qui se trouve en contrebas
de la maison forestière, Le caïd et le garde sont armés
d'un fusil : c'est:pour tirer un sanglier si nous en rencontrons, car
ils viennent régulièrement, au commencement de la nuit,
boire et s'ébattre dans cette cuvette, qui me rappelle les "
aguelmanes " de Tikjda. et de l'Akfadou.
Que ce marais, en voie de tarissement et tout rempli de grenouilles et
de joncs, soit fréquenté des " halloufs-er-rhaba "
ces foulées tout autour et ces bauges dans la vase, une vase noire
et putride, l'affirment éloquemment.
Sans perdre un instant, car c'est l'heure de l'abreuvoir, le caïd
et le garde ont grimpé dans un chêne à .proximité
de l'aiguade. Là, immobiles, silencieux, ils attendront l'arrivée
du gibier. Le brigadier et moi, qui ne sommes pas armés, allons
nous embusquer dans un sentier en contre-haut.
L'attente dura longtemps. Le couchant incendia les monts à l'occident,
puis leur pourpre s'éteignit, que nous étions toujours là.,
nous cois sur le chemin, nos compagnons dans leur arbre. Puis la nuit
vint, et les moustiques avec elle, dont la mare, en dépit des grenouilles
pullulantes. qui eussent dû manger leurs larves, était un
bouillon de culture.
Hardis, nombreux. voraces, les anophèles tourbillonnent et vrombissent,
Et, malgré la tige de cytise avec laquelle je les fustige, ils
me criblent de leurs dards à travers mes vêtements.
Le triomphe des moustiques
D'une vallée invisible monte un appel de berger., Une chauve-souris
passe, rapide et zigzagante. Quelle ripaille d'anophèles elle doit
faire ! Un grillon stridule auquel un autre répond Puis la demi-lune
éclaire la. futaie derrière nous. Mais toujours pas de sangliers.
Et toujours plus de moustiques.
Enfin une voix retentit. C'est le caïd, loquace de nature, qui renonce
a l'effort de se faire plus longtemps et surtout de s'offrir en pâture
aux moustiques, qui nous poignardent et nous saignent. L'affût,
qui est une école de silence et de patience est raté. Et
cela, nous dira le jeune garde, juste au moment où les halloufs
approchaient de l'aiguade, précédés d'une mangouste,
qu'il n'osa pas tirer de peur de les faire fuir !
Les moustiques triomphaient.
Dialogue à propos de cerfs
Et les cerfs, brigadier ? ai-je demandé en regagnant, sous la lune
dichotome, la maison forestière.
- Les cerfs ne sont pas un mythe. Mais ne comptez pas en voir.
- Vous me décevez brutalement, car je suis venu pour eux.
- Leur habitat, aujourd'hui, est strictement localisé aux forêts
de l'Est constantinois, que limite la région frontière de
Tabarka à Ghardimaou. Toute notre contrée, depuis
Bugeaud, en abrite, mais on les trouve surtout vers Brabtia, Roum-el-Souk
et dans les basses montagnes du Tarf. Ici, aux attitudes du Gourra et
du Dyr, il est bien rare d'en rencontrer.
- Sont-ils encore nombreux ?
- On estime leur troupeau à 200 ou 300 têtes.
- Et leur origine ? Sont-ils indigène ? ou furent-ils importés
?
- Nous pensons qu'ils sont une relique de la faune primitive disparue.
Car des squelettes de ces animaux ont été retrouvés
dans les sédiments quaternaires. Certains prétendent, il
est vrai, qu'ils furent acclimatés au début de l'occupation
française. Mais aucune trace de cette importation n'a été
retrouvée dans les archives officielles,
- Mon opinion, à moi, c'est que nous eûmes toujours, hier
comme aujourd'hui, d'autres préoccupations que de peupler de cerfs
les forêts numidiques Je crois plus volontiers que leur nombre a
décru avec le développement de la colonisation, comme a
décru celui des gazelles au désert... Cela est si vrai que
l'Administration a dû les protéger contre les hécatombes
qu'en faisaient les colons, lesquelles menaçaient d'exterminer
l'espèce - comme on extermina l'autruche au Sahara.
- En effet. la réglementation protège les cerfs. Il est
formellement interdit de tuer un cervidé.
- Hourrah ! pour l'Administration.
- Cependant, il arrive que les cerfs commettent de grands dégâts
dans les vignes et les jardins situés en lisière des boisements.
Lorsqu'ils sont trop fréquents, les services forestiers organisent
des battues pour limiter le nombre des ruminants déprédateurs.
Caractéristiques du cerf de Barbarie
Après C. Salez, dans sa " Zoologie appliquée ",
le " cervus barbarus " se distingue de son congénère
d'Europe par ses bois. Il manque le second andouiller et par son pelage
qui conserve, jusque vers l'âge adulte, les plages blanchâtres
particulières au faon d'Europe.
A l'intention de ceux de mes lecteurs qui voudraient connaître "
de visu " notre cerf algérien, rescapé émouvant
des âges géologiques, pendant et contemporain, dans le règne
animal, de ce Sapin de Numidie, que je fus admirer dans le djebel Babor,
l'un et l'autre inconnus de la majorité des habitants de ce pays,
je répète ce que j'ai dit dans ma chronique sur l'Edough
: le parc forestier de Bugeaud possède plusieurs cerfs de tous
âges, qu'il est loisible à chacun d'approcher et d'observer,
même de photographier, en s'adressant aux gardes chargés
de leur conservation.
Le silence de l'ignorance
Ce que je veux dire encore, c'est le silence unanime de nos littérateurs
sur les cervidés locaux. Cette "curiosité" majeure,
qui devrait être en vedette. n'est signalée dans aucune brochure
de propagande, dont le texte, il est vrai, est généralement
le même sans un paraphrasé par des compilateurs de vocation
et prébendés,
Dans un " guide " récent, à prétention
littéraire cependant, et présomptueusement intitulé
: " A la découverte de l'Afrique du Nord. ", au chapitre
réservé à " la faune et ses particularités
", quatre- pages sur sept sont consacrées à la cigogne
! Mais pas un mot sur le cerf ! lequel, visiblement, n'existe pas pour
l'auteur, qui n'a " découvert " ici, que l'échassier
au long bec emmanché d'un long cou ! Et pourtant, s'il est, dans
la faune algérienne, et l'on peut dire africaine, une " particularité
", c'est bien notre cerf barbaresque !
J'ajoute que le même auteur observe le même silence au sujet
du magot, le singe de Kabylie et de La Chiffa. congénère
de celui de Gibraltar, séparé de lui, il y a des millénaires,
par les dislocations et les effondrements de l'isthme qui reliait notre
Afrique à l'Europe, et qui est, lui aussi, une singularité
de la faune algérienne. _
Le Babouin-Serpent de Mer
Nous parlions des singes... Dans ma chronique sur Bône, je citais
cet officier de marine russe, le capitaine Kokovtsov, qui visita la "
Côte barbaresque " en 1775-77 et dont le " Journal ",
publié par la " Revue africaine ", nous apprit qu'il
avait vu, à Hippone, (avec les yeux de l'esprit sans doute !) "
une grande église en ruine, avec une statue de saint Augustin,
Cela, soulignons-le, en 1777 !
Le même. dans la même description, écrivit des montigènes
sylvicoles de La Calle : " Ils vivent avec des singes d'une race
quasi entièrement à part appelée Babouins, qui ne
le cèdent guère en taille à l'homme, qui marchent
sur deux pieds, sont extraordinairement méchants et servent aux
habitants de ces montagnes de véritables gardiens. Et le marin
ajoutait " Aussi les habitants en prennent-ils peu à la chasse
et ils ne le font que quand il leur est impossible d'agir autrement. "
Pour rire, je demande au garde forestier, s'il a parfois. dans ses tournées
par monts et vaux, rencontré ce Babouin-Cerbère à.stature
verticale. Ce que j'attendais arrive, le jeune garde s'esclaffe. Non,
cet " Homo Sylvestris " n'existe pas dans son triage. Pas même
le " chadi " commun du Djurdjura. Le marin russe avait trouvé
ici son serpent de mer !
Afrique, terre de monstres
Si Kokovtsov n'avait pas spécifié que le monstre dont il
parle avait l'attitude humaine, on pourrait croire qu'il a pris nos singes
actuels pour des babouins, car les magots, qui sont nombreux en Kabylie,
ailleurs encore, ont présumablement vécu ici autrefois.
Mais le babouin, qui est un cynocéphale de l'Afrique Équatoriale,
et féroce en effet, n'a certainement jamais vécu en Numidie,
et surtout pas en 1777. Il est vrai que le même narrateur moscovite
parle également de léopards et de crocodiles comme articles
algériens d'exportation, ce qui ôte à son récit
toute vraisemblance de crédibilité.
Mais il n'est pas surprenant que des relations de cette encre, faites
par des parlégètes sans science et sans conscience (dont
l'engeance, hélas! est éternelle) aient imposé de
la tierce partie du monde une image légendaire et fantasmagorique,
ce qui donna naissance à l'aphorisme médiéval : "
Toujours aphrique apporte cas nouveaux.
Quant aux cerfs, il n'en est pas question dans la " Description de
la Côte barbaresque " du capitaine Kokovtsov. C''est dommage,
car en les désignant il eut fourni la preuve qu'ils sont bien autochtones.
Q)
A chacun son dû. -- Sa modestie alarmée par les justes louanges
que je lui adressais dans ma dernière chronique, Mlle Sériot,
présidente du Syndicat dïnitiaiive de La Calle, me demande
de préciser que : si désireux que soit l'Essi de contribuer
å la renaissance et â l'embellissement de la ville, ses moyens
financiers ne lui auraíent jamais permis d'entreprendre le pavage
du cours Barris, qui a coûté des millions. Ses libéralités
ont dse limiter å offrir les 64 palmiers et les 16 bancs de granite
qui ornent lapromenade. Quant å la réfection du dallage de
celle-ci, dont le Projet a éîé approuvé et
les crédits votés å l'unanimiité par le conseil
municipal, elle est l'uvre de la commune. Cette Ioyale mise au point
effectuée il reste que le Syndicat d'initiativc de La Calle coopère
victorieusemenf avec la municipalité, et que, s'il est pauvre en
francs-papier, il est riche d'esprit d'entreprise et de zèle pour
Ia "res publlc". Cela suffit à mériter a Mlle
sa présidente, les compliments enthousiastes que je lui renouvelle
ici.
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