LA CALLE
première capitale française en Barbarie
Naissance d'un " emporium "
A 80 kilomètres
de Bône, à 39 de Tabarca, le petit port de La Calle est
la dernière escale du littoral algérien dans la direction
de l'aurore. Mois son titre de gloire, ce qui fait d'elle un site historique
hors de pair, c'est qu'elle fut, avec le Bastion de France voisin, le
berceau de l'Algérie française et la première capitale
de la France en Algérie - on disait alors Barbarie...
Ici, pendant plus de trois siècles, avec des éclipses
il est vrai, flotte le pavillon national, tricolore ou fleurdelisé.
Ici, pendant plus de trois siècles, proscrits volontaires, des
Français ont souffert et des Français moururent.
Au moment d'évoquer ces héros de l'Aventure, dont l'existence
fut plus d'une fois épique, accordons une pensée à
leurs prédécesseurs, ces pionniers phéniciens adorateurs
de Baâl ct de Tanit, qui, 2.000 ans plus tôt, de l'Est à
l'Ouest, de Tyr jusque Carthage, jusqu'à Larache, jusqu'à
Gadès, en passant par La Calle, avaient établi dans chaque
anse du littoral ces relais commerciaux que les Latins nomment "
emporia ".
Ces comptoirs puniques, où se pratiquaient le marché muet
et le troc avec les terriens du rivage et de l'arrière-pays,
les vieux Libyens régnicoles dont il arrive encore que l'on retrouve
les tombes, devaient beaucoup ressembler aux entrepôts français
dont je vais maintenant parler.
En sorte que cette évocation nous informera des uns par la connaissance
des autres,
Fondation du Bastion de France
En 1450 selon les uns,
en 1473 selon d'autres, la France obtint de la Régence d'Alger
des concessions pour la pêche du corail, qui foisonnait à
cette époque sur les hauts fonds de la côte. Ces concessions
s'étendirent avec le temps jusqu'à. Bougie.
Sur ces premiers essais d'établissement nous ne possédons
que de rares documents, et tous sont lacunaires et certainement contradictoires.
Mais, vers 1550, Thomasso Lincio, Marseillais d'origine corse, dont
nous ferons Thomas Lenches, fondait " La Nostra Compania delle
Pesca da Coralli da Buona " et de celle-ci l'histoire nous est
exactement connue.
Muni de lettres patentes du roi, Thomas Lenches avait installé
son comptoir principal sur un promontoire escarpé de difficile
accès parmi les dunes et la brousse ou les fauves pullulaient.
entre Bône et La Calle, lieu qui, nommé d'abord Bastion
de Massacarès, devint le Bastion de France.
Les concessions d'Afrique deviennent
" affaire d'État "
La fondation Lenches ayant
prospéré (on l'appelait maintenant " La Magnifique
Compagnie du Coralia "), elle suscite des envieux et des rivalités,
et d'autres sociétés briguèrent et intriguèrent
afin de lui ravir le privilège des concessions.
Réagissant en présence du péril, le neveu du fondateur.
qui lui avait succédé, lequel était bien en Cour
étant seigneur de Moissac, obtint, en 1597, des lettres patentes
de l'autorité royale qui lui conféraient une authentique
investiture de gouverneur. Renouvelées en 1602 par Henri IV,
ces parchemins témoignent de l'importance que la France attachait
dès cette époque aux questions africaines, comme l'indique
excellemment M. Picquois. auteur d'une monographie exemplaire de La
Calle, les concessions d'Afrique devenaient " affaire d'État
".
Avatars et tribulations
A l'origine, et par la
volonté expresse des deys, les installations françaises
se limitaient strictement aux logements du personnel et aux magasins.
Aucune construction d'ouvrages de défense n'était autorisée,
Mais avec le temps les sévérités du début
s'étant relâchées, on rusa et tricha et, dès
le XVIe siècle, on s'était protégé contre
les pillards du bled et les pirates de la mer.
Outre le corail, dont la vente et la récolte subissaient des
fluctuations dues à des causes diverses, le Bastion et ses succursales
de La Calle et du Cap Rosa, achetaient et exportaient des cuirs, de
la laine, de l'huile, de la cire et du miel. Mais surtout des céréales.
Trafic plein de danger. Car les années de disette, les Algériens
accusaient les Français d'avoir vidé les silos, et des
mouvements de jacquerie mettaient leur vie en péril. Les affamés
se ruaient sur nos établissements et, malgré les murs
de défense et les pièces de canon, on brûlait, on
pillait. on tuait
(j'en passe, et des pires !).
Marquons d'une croix, écrit M. Picquois que je citerai encore,
les années 1586, 1604, 1637, 1658, 1683, 1744, 1798,. 1807, 1837
qui virent pillages, destructions, incendies... La litanie est longue.
Et je tais le fléau des moustiques, dont les lacs d'alentour
sont des bouillons de culture, lesquels, une seule année, auraient
fait 400 victimes ! C'est qu'alors l'anophèle n'était
pas reconnu comme vecteur du paludisme, et la quinine n'existait pas.
Vous voyez bien, pessimistes, qu'il y a du nouveau et du progrès
sous le soleil!
Après ces déchaînements et ces épouvantements,
la vie tenace continuait, faite d'une suite d'alternances de prospérité
et de tribulations. Flux et reflux, " sol y sombra ".
En 1604, à l'occasion dune nouvelle famine dont nos compatriotes,
bouc émissaire impuissant, furent proclamée responsables,
le Bastion de France fut détruit par ordre du dey d'Alger. Il
devait le rester jusqu'en 1628. date où Samson Napollon obtint,
de la Régence licence de le relever.
Samson Napallon
Corse de Marseille comme
son prédécesseur Thomas Lenches, gentilhomme de la Chambre
du Roi. ancien consul à Alep, Samson Napollon, qui avait également
vécu à Constantinople, avait gardé de son séjour
en Turquie des relations avec la Porte ottomane. Aussi est-ce à
lui que Richelieu, en 1626, commis la tâche de négocier
avec les autorités d'Alger l'autorisation de reconstruire le
Bastion démantelé. Diplomate astucieux, expert dans l'art
de distribuer le bakchich sésame qui, en Orient, lubrifie toutes
les portes, après deux ans de tractations Napollon triomphait.
Le 19 septembre 1628, la paix était conclue entre la France et
la Régence et une convention accordait à Samson Napollon,
" à titre personnel ", précise-t-on, et au prix
d'une redevance, l'autorisation de relever les ruines du Bastion de
France et des établissements annexes,
Le duc de Guise fournissant les capitaux, grâce à l'activité
efficiente de Samson, qui percevait le tiers des bénéfices
réalisés, ce qui stimulait ses aptitudes innées,
tout fut promptement remis sur pied. et le Bastion et La Calle connurent
cinq ans de prospérité.
Mais le commerce. désormais, n'était qu'une " couverture
" un trompe-nigaud pacifique. Conquérant masqué,
Samson, avec l'approbation royale, ambitionnait d'annexer Tabarca à
" ses " Concessions d'Afrique, en vue d'un débarquement
de la France en Barbarie, où l'on croyait les indigènes
désireux de secouer le joug des Osmanlis.
C'est dans l'exécution de ce dessein expansionniste qu'il devait
trouver la mort le 11 mai 1633. Le chef de la garnison (de Tabarca)
fit jeter son corps à la mer et clouer sa tête sur une
porte de la forteresse. (Picquois.)
La Calle remplace le Bastion de France
Samson Lepage, successeur
de Napollon. ayant été proclamé responsable d'une
nouvelle disette en 1637, le Bastion de France fut de nouveau incendie
et pillé par ordre du Divan d'Alger, avec défense de le
réédifier. Cet interdit dura trois ans. Les tribus circonvoisines
ayant mesuré les avantages qu'elles retiraient de leur commerce
avec nos compatriotes. entrèrent en dissidence et ne firent leur
soumission qu'après qu'il leur fut promis de rétablir
le Bastion. Le 7 juillet 1640, les Turcs obtempéraient, accordant
à Coquel de succéder à Lepage.
Une ère de paix s'ouvrait, qui devait durer 18 ans.
Elle fut interrompue, nous disent les historiens " par la conduite
déplorable du docteur Picquet " qui avait succédé
a Coquel en 1643.
Quelles forfaitures, quelles turpitudes, avaient commises le toubib-gouverneur
pour amener une nouvelle destruction du Bastion ? On nous le tait pudiquement
: hier comme aujourd'hui le manteau de Noé était un instrument
de règne !
Sautons des avatars toujours recommencés et nous voici en 1679,
date où le vieux Bastion héroïque et historique,
vingt fois renversé et vingt fois reconstruit, est enfin abandonné
" pour cause d'insalubrité ", de même que l'étab1issement
mineur du Cap Rosa.
La Calle lui succéda. Elle devenait l'un1que comptoir de la France
en Algérie, " la capitale du corail ", dira poétiquement
le professeur Emerit, et elle le demeurera jusqu'en 1827, où
le coup d'éventail du dey Hussein Pacha au consul Paul Deval
consommera. la rupture entre la Régence et la France, et la destruction
de La Calle.
La Révolution nationalise La
Calle
Quelle fut l'existence
de- La Calle, depuis sa promotion au rang de capitale française,
en 1679 jusqu'à. sa destruction finale, en 1.827 ?
Devenue une bourgade de 500 habitants, dont la majorité étaient
des pêcheurs, La Calle connut une période de bonheur, car
le corail se vendait 1.700 livres la caisse à la Compagnie des
Indes. qui l'échangeait aux Hindous contre des épices
et des soieries.
Mais les échanges ayant périclité, en 1741 l'établissement;
devint La Compagnie Royale d'Afrique, laquelle se maintint jusqu'à
la Révolution.
Alors survint l'abolition des privilèges et la Concession fut
" nationalisée ".
La pêche exterminatrice
Après le Directoire.
les marins gênois, qui étaient devenus français
grâce à l'annexion de leur pays par Bonaparte, puis les
Napolitains, se livrèrent a une exploitation exterminatrice du
corail que rien ne protégeait contre leur banditisme. L'année
1807, on dénombrait, à La Calle, 400 balancelles corallines
italiennes.
Cette dévastation, sans contrôle ni merci, datait de loin.
Dès 1784, l'agent Bourguignon, de Bône. exprimait ces doléances
: partout où pénètrent les bateaux italiens, ils
balayent le fond de la mer au point qu'ils ne laissent plus un brin
de corail ; tout est enlevé par eux.
Ce détail - qui vaut pour toute la côte - explique la disparition
du précieux madrépore A force de draguer, de ratisser,
de " balayer " les fonds. on l'a exterminé. Comme on
fit des autruches au Sahara, comme on fait des gazelles, que l'on "chasse
" en jeep et à la mitraillette...
La Calle incinérée
En 1798, répercussion
lointaine de l'entrée de Bonaparte en Égypte, La Calle
avait été pillée et incendiée. En 1807,
les Anglais ayant obtenu les Concessions d'Algérie ils s'y installèrent
pour dix ans, mais sans rien restaurer. En 1817, le vent ayant tourné,
une convention fut signée qui nous autorisait à la réoccuper,
et l'on réédifia, entement ce que l'on put,
Mais, dix ans plus tard, ce fut " le coup d'éventail ",.
auquel nous répondîmes par le blocus de la Côte,
non sans avoir, au préalable, évacué la Concession.
Sage mesure, car, le dey Hussein ordonna de la détruire. .Une
fois de plus, La Calle allait périr dans les flammes.
Mais pour renaître encore. En 1836.
Et, cette fois, pour durer, s'accroître et s'épanouir.