Autour
du Bastion de France.
A l'Est de Bône s'étend
une région que les touristes ne fréquentent guère,
mais dont l'aspect cependant ne saurait se retrouver nulle part ailleurs
en Algérie. Sitôt que l'on a quitté la longue plaine
humide de la Seybouse et qu'on pénètre dans cette contrée,
qui s'étend jusqu'à la frontière tunisienne, on
est saisi par ce qu'elle ajoute aux images qu'on avait préconçues
: la route y dessine ses méandres au milieu d'une forêt
des chênes-lièges en franchissant une série de cols
imperceptibles et en contournant des lagunes qui donnent au paysage,
à certaines heures du crépuscule, une lumière des
plus étranges.
C'est le pays sauvage des Ouled-Diab. Les tribus qui l'habitent ont,
encore aujourd'hui, la certitude que leurs ancêtres les plus lointains
ont été nourris par une femelle de chacal, tout comme
le furent par une louve les fondateurs de Rome. Elles accordent d'ailleurs
au chacal une vénération à ce point profonde que
l'on peut voir en cela un cas de totémisme, unique sans doute,
à travers l'Histoire de tout l'Islam. Il se trouve quelques vieux
colons pour ajouter foi à cette légende originelle des
Ouled-Diab. Ils affirment de plus qu'il existait, il y a seulement quelques
années, parmi les Kroumyrs, au Sud du Cap Roux, des montagnards
anthropophages, et qu'à l'heure actuelle certaines fractions
arabes se nourrissent de la viande du sanglier, en dépit des
préceptes du Coran.
Le chef-lieu de ce pays de mystère est La Calle : un port de
pêche mal défendu contre le noroît, mais si joliment
composé - avec sa presqu'île minuscule, peuplée
de vieilles maisons, son bourg à étages sur les pentes
boisées et, au delà des vergers, le lointain décor
de la Kroumyrie et de ses promontoires, - que les pêcheurs napolitains
eux-mêmes ne sauraient lui tenir rigueur de cette hospitalité
réticente.
La presqu'île surtout a du caractère : elle est âprement
méditerranéenne. On ne sait si elle ressemble plus à
un fragment du port de Bastia, à un coin de la côte majorquine,
ou à un quartier de Malte.
Elle a son histoire cette presqu'île : une histoire rouge et dorée
comme les murailles dont elle est couronnée. Songez qu'elle fut
cette Tuniha qui fournissait le plus beau corail de la parure des dames
romaines; puis la florissante " Mars El-Kharaz " - la baie
des " breloques ", - centre de coraillage et repaire de pirates
que détruisit, au 13° siècle, l'Aragonais Roger de
Luria, gouverneur de Sicile; puis enfin, la " Cala de Massacarez
", l'un des derniers refuges de la Compagnie Française d'Afrique,
de cette Compagnie qui avait eu ses origines à quelques lieues
de là : au fameux Bastion de France. Le savant professeur Paul
Masson, qui a écrit une histoire des Établissements français
de l'Afrique barbaresque, a prouvé que les premières négociations,
qui en préparèrent la fondation, remontent au règne
de François Ier. Il ne nous laisse rien ignorer des documents
officiels qui permettent de retracer, politiquement, les diverses phases
de la fortune particulièrement mouvementée de ces institutions.
L'histoire du Bastion de France, sa fondation notamment par une poignée
de Corses et de Marseillais conduits par Thomas Lynches et Carlin Didier,
puis l'étonnante carrière de Sanson Napollon qui, d'accord
avec Richelieu, tenta, au prix de sa vie, d'enlever l'île de Tabarka
aux Génois, voilà des pages qui peuvent être comptées
parmi les plus émouvantes de notre Histoire précoloniale.
Il était question d'ériger, l'an dernier, un monument
à la mémoire de Sanson Napollon : un comité s'est
constitué à cet effet; des souscriptions ont été
ouvertes, des subventions réunies. Le Gouverneur général
de l'Algérie devait en personne se rendre à La Calle pour
saluer, en l'illustre Corse, un des précurseurs du Maréchal
de Bourmont... Mais il y eut tant et tant de monuments à inaugurer,
au cours de cette année du Centenaire de l'Algérie française,
que l'on n'a pas trouvé le temps d'effectuer une randonnée
dans l'Est algérien.
Sanson Napollon, pourtant, mérite amplement l'hommage tardif
qu'on se proposait de lui rendre (et qu'on se propose encore de lui
rendre, puisque ce n'est, paraît-il, que partie remise). Consul
de France à Alep, gentilhomme de la Chambre du Roi, ce fut lui
que Richelieu chargea de mission diplomatique à Constantinople
en 1623, puis à Alger en 1626. pour établir un traité
de paix et conclure en même temps un contrat relatif aux concessions
d'Afrique.
Ce contrat, daté du 29 septembre 1628, et conservé à
la Bibliothèque Nationale, est d'une importance capitale, puisqu'il
établit imprescriptiblement les droits du Roi de France, dès
cette époque, sur " la dite place du Bastion et ses dépendances
qui ont esté desmolies, de les pouvoir redresser et fabriquer
comme elles estaient anciennement pour pouvoir se garantir contre les
Maures, vaisseaux et brigantins de Majorque et de Minorque ensemble;
Estant les bateaux de pesche du corail entraînés par vents
contraires d'aborder aux lieux de la coste, comme Gigery, Collo et Bônes,
ne leur sera fait aucun déplaisir, faits esclaves ni vendus aux
Mores ".
Sanson Napollon, nommé, par le Roi, Gouverneur du Bastion et
dépendances, en 1631, négocia avec les Tunisiens et créa
une installation au Cap Nègre. Il voulut ensuite enlever l'île
de Tabarka aux Génois : il en avait reçu l'ordre de Richelieu.
Ce fut sa perte. Il noua des intelligences avec des occupants du fort
et croyait pénétrer par surprise, une nuit, dans Tabarka.
Il fut trahi, attendu et tué, au cours d'une arquebusade nourrie,
à la tête de ses hommes.
Si la figure de Sanson Napollon est une des plus belles de son époque,
on aurait tort, toutefois, de négliger le souvenir des tout premiers
fondateurs du Bastion de France. Carlin Didier et Thomas Lynches ont
laissé moins de documents authentiques sur leur existence troublée
que leur successeur. La légende s'est chargée de combler
ces lacunes. Mais rien ne dit que cette légende ne sera un jour
vérifiée par une découverte historique.
Lynches et Didier, en armant quelques brigantines à destination
de la côte barbaresque, savaient exactement où ils allaient
: leur but était de faire fortune par la pêche de ce corail
dont Pline avait reconnu l'existence dans cette région maritime
bien déterminée, depuis des siècles, des environs
de " Tuniha ", devenue Mars El-Kharaz. Il paraîtrait
que les deux Marseillais, unis dans cette entreprise, avaient une raison
péremptoire de faire fortune : tous deux étaient amoureux
de la fille d'un armateur, et ce dernier avait promis la belle à
celui qui le premier reviendrait riche... On imagine la vie de la colonie
corse et marseillaise, à ses débuts, au Bastion de France
: gens du vieux port, gouapes, bons à tout faire, tout ce que
l'on avait pu ramasser de plus hardi et sans doute de plus désireux
d'échapper à la Justice du Roi.
Ce fut Thomas Lynches qui rentra le premier à Marseille pour
épouser la fille de l'armateur. Et quand on lui demanda ce qu'était
devenu son compagnon, il assura que Carlin Didier vivait parmi les tribus
arabes de la région des lacs, et s'était épris
d'une femme Ouled-Diab... Il est bien probable que la disparition de
Didier avait une cause moins romanesque et plus tragique... Peu importe.
Thomas Lynches épousa la belle et l'emmena, dit-on, au Bastion
de France. Une jolie fille parmi tant de forbans, on se doute que cela
ne devait pas aller sans tourments : Thomas fut tué, on ne sait
comment, et sa femme fut sans doute la femme de tous les bandits du
Bastion.
Quel beau roman à construire avec cette légende, au milieu
de ce pays étonnamment beau, dans les forêts de la région
de La Calle, sur la côte profondément découpée
ou frangée de plages immenses, parmi le décor fantastique
des lacs, dans cette atmosphère toute préparée
pour le drame qui s'y est peut-être réellement joué.
Mais il y a d'autres raisons d'aimer cette contrée et de la visiter.
Le touriste ne se contente pas de souvenirs historiques ou légendaires.
Il est peu de villes maritimes qui joignent à ces attraits ceux
d'un climat aussi vigorant et d'une aussi riche variété
dans le décor.
Quoiqu'il en soit, espérons que le monument à Sanson Napollon
et à ses prédécesseurs s'élève bientôt
sous les palmiers de la promenade de La Calle, face à la presqu'île,
en cet endroit du port où nous a conduit dernièrement
M. Barris du Penher, maire et délégué financier
de I.a Calle, en nous entretenant des richesses de ce pays qu'il aime
tant et dont l'amitié lui est si précieuse.