sur site le 22-3-2003
- 5 juillet 1962 : les massacres à Oran
Un enfant du Sersou dans la tourmente oranaise
pnha, n°92, août 1998

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-----Dans la rubrique "c'était leur Algérie", au printemps 92, la Dépêche du Midi nous permettait de nous exprimer. Je voulais en tant que rescapé du 5 juillet à Oran témoigner de l'horreur de cette journée et crier à la face du monde la honte de la France d'avoir ce jourlà délibérément laissé massacrer près de 3 000 de ses enfants et d'avoir par la suite lâchement abandonné des dizaines de milliers d'autres enfants qui lui étaient restés fidèles jusqu'au bout et qui l'ont si durement, si cruellement payé : ces harkis pour qui la parole donnée, d'un militaire de surcroît, représentait quelque chose.
-----30 ans après, interrogez les Français sur les massacres du 5 juillet à Oran, sur le génocide des Harkis, combien le savent ? Pourquoi perpétue-t-on la terrible tragédie d'Oradour-sur-Glane et jette-t-on dans le même temps un voile sur l'horrible massacre de milliers de Français à Oran ? La France et tous ses gouvernants auraient-ils si honte de cette page peu glorieuse de notre histoire ? Et jusqu'à notre "Dépêche du Midi" qui allait aussi jouer son rôle et qui, en censurant l'essentiel, dénaturait mon propos et vidait ainsi mon message de toute substance, toute sa vérité. Aujourd'hui, je voudrais dire très simplement à tous les miens, mes proches, mes amis que j'ai eu beaucoup, beaucoup de chance de revenir de cet enfer du 5 juillet à Oran.
-----"L'Algérie a besoin de tous ses enfants" me dit le commissaire en me restituant le 3 juillet les clés de la 2CV qu'on venait de me voler. J'étais à ce moment-là loin d'imaginer les moments tragiques que nous allions vivre tous les oranais à peine 48 heures plus tard. Ce matin-là, très tôt nous avions quitté notre appartement du Boulevard Joffre pour rejoindre la famille Orénès qui habitait le quartier Delmonte.
-----Devant prendre mon service à midi à la
Poste d'Oran-Préfecture dans le quartier de la Marine, je décidais de partir vers 11 h. pour manger à la cantine de la Grande Poste et rejoindre ensuite mon bureau. Dès la descente du bus, je me heurtais au reflux d'une foule immense qui hurlait "c'est l'OAS, c'est l'OAS", foule plus apeurée et inquiète qu'agressive. Il y eut juste la menace d'une des trois musulmanes qui me dit "Vous savez on n'est pas méchant, Monsieur, si on voulait rien qu'avec des bâtons, on vous tue à tous" "Bessah aand'koum l'khak ouach n'goulkoum"(c'est vrai, vous avez raison,qu'est-ce qu'on peut vous dire.)et je continuai mon chemin à contre courant pour arriver enfin à la cantine de la Grande Poste de la Bastille.
-----A peine installé, un grand bruit nous fit sursauter, c'était le portail de la cour qui cédait sous la pression d'hommes armés qui ouvraient le feu tous azimuts, les premières rafales faisaient voler les vitres de la cantine et clouaient tout le monde à terre, une dizaine de "djounouds" faisaient irruption dans la salle et nous ordonnaient de sortir, là dans la cour les femmes formèrent un groupe, quant aux hommes une quarantaine de postiers et quelques réfugiés de dernière minute nous étions conduits manu-militari à l'extérieur et alignés en peloton d'exécution le long de la rue Pierre Tabarot, c'est à ce moment-là, je crois, que j'ai côtoyé la mort de plus près et plus encore lorsque deux jeunes du groupe et le chef venaient de crier "koul ouahad ouahad"(chacun le sien), l'un avait un fusil de chasse, l'autre une mitraillette étrangère à chargeur camembert, c'était le dernier qui devait m'abattre, quand un petit chef couvert de galons et médaillé, lança du haut de la rue "ma t'koutloumch ahna tallahoum li'ptilac"(ne les tuez pas ici, montez-les au Petit-Lac)à ce moment précis je ressentis le soulagement d'être encore vivant, mais de suite dominé par la crainte d'une fin inéluctable et bien plus cruelle, et tous ces visages croisés en remontant "mains sur la tête" vers notre nouvelle destination ne nous incitaient pas à la moindre parcelle d'espoir.

 

-----Que de haine, que de regards assoiffés de sang, certains ricanaient, d'autres nous crachaient à la figure, j'ai cru en apercevoir qui avaient honte et puis il y avait ceux qui se défoulaient plus violemment en distribuant force coups de pieds et de crosses au hasard de la colonne avec toujours la jeunesse comme cible préférée. Et, là, un deuxième contre-ordre fit obliquer la colonne des condamnés sur la gauche peut-être à hauteur du Boulevard Sébastopol ou alors du Boulevard Clémenceau, nous arrivâmes au commissariat central où, je dois le dire nous fûmes traités plus humainement. La milice gaullienne avait largement et généreusement informé la nouvelle junte au pouvoir, lui ayant fourni listes et documents concernant de nombreux européens et musulmans ayant peu ou pas trempé dans l'OAS, c'est ainsi que durant les heures interminables de notre détention, je vis partir un, puis deux, puis trois compagnons de cette sinistre randonnée, que sont-ils devenus ? Et Monsieur Jourde, mon Directeur de la Poste d'Oran qu'est-il devenu ?J'ai souvent, très souvent pensé à eux, à un moment où la fouille se fit encore plus fine, situé au milieu de la colonne à côté de Mr Jourde, j'eus la présence d'esprit, le réflexe et la chance surtout de pouvoir extirper de mon portefeuille ma photo en tenue de parachutiste, photo que j'avalai après l'avoir déchirée en morceaux.
-----Après nous avoir annoncé que le couvre-feu avait été instauré et que l'ordre régnait partout en ville, le commissaire nous autorisait à regagner nos foyers. Il était 16h30 à peine. Les heures et les jours qui suivirent ma libération allaient
encore me confirmer qu'une bonne étoile me guidait, et que le Bon Dieu, dans cette grande tourmente, faute de pouvoir veiller sur tous les siens avait décidé d'en protéger quelques-uns.
-----Ainsi au boulevard des Chasseurs, l'oncle Antoine Roméro que l'on tira de la sieste pour le livrer en pâture à la foule et qui ne dût son salut qu'à l'intervention courageuse d'un ami arabe qui s'interposa en disant "hada rhajel mlih"(C'est un brave homme;)
-----Messieurs Perez et Gomez de Fleurus n'eurent pas la même chance, on ne devait plus les revoir et je me souviens de Mme Gomez qui, avant de nous quitter il y a aujourd'hui 8 ans achetait des vêtements en nous disant, "mon pauvre Julien s'il revient il n'aura rien à se mettre", imaginez l'existence de cette femme et de tant et tant d'autres oranais attendant des nouvelles d'un des leurs depuis le 5 juillet 1962.
-----Au moment de conclure, je voudrais dire que mon propos n'a pour toute prétention que de révéler cette parcelle d'histoire, ce témoignage de vérité que 36 ans après on continue de nous cacher. Ma pensée va bien sûr vers toutes les victimes, morts et disparus ainsi qu'à leurs parents et amis.
-----Il faudra bien qu'un jour prochain, on honore enfin la mémoire de toutes ces victimes et que le drame du 5 juillet 62 à Oran soit bien connu et son souvenir dignement perpétué.

Norbert Buttet
Postier à Oran,
né à Victor Hugo, dpt de Tiaret