Le zoo du Jardin d'essai
Alger qui, dans son étendue,
compte tant de cités diverses, se flatte d'en posséder
une exclusivement réservée aux bêtes sauvages. Complantée
d'arbres, sillonnée de rues auxquelles nul ne songea à
donner le nom d'un lion célèbre ou d'une guenon fidèle,
dotée de coquets pavillons, d'un lac en miniature, cette cité
est administrée par M. Dange. Son amour pour nos frères
inférieurs l'a conduit à constituer, au Jardin d'essai,
un parc zoologique.
L'autre matin, en compagnie du photographe et d'un gardien, j'ai longuement
visité les locataires de M. Dange. Voici les souvenirs que j'ai
rapportés de ma promenade.
Couché sûr le côté, Sultan, lion de l'Atlas,
suit d'un regard attendri les allées et venues de Sultane. Celle-ci,
l'air attristé, songe peut-être à ses jeunes lionceaux
mort-nés. Quant à moi, en regardant ce couple de grands
fauves si beaux, je pense à la dévalorisation du roi des
animaux.
Alors qu'avant la guerre il coûtait de 40 à 50.000 francs-or,
on le paye maintenant! 2.000 francs-papier ; c'est-à-dire un
peu moins qu'une hyène répugnante pour laquelle on réclame
2.500 francs ! Non loin de là, Coco et Bella, deux superbes panthères,
se donnent des marques réciproques d'estime.
Pour me prouver l'affection qu'il leur porte, le gardien passe son bras
nu à travers les barreaux de la cage, caresse la femelle qui
feule doucement puis entrouvre la gueule du mâle pour y placer
la main. Il en est de même avec les lions. Quand je demande à
mon cicérone de répéter son geste avec le crocodile,
il me fait Cette déclaration :
- Avec celui-là, il ne faut pas s'amuser, car d'un coup de mâchoire,
il aurait bientôt fait de me rendre manchot.
A la vue du saurien, je songe aux cambrioleurs qui, chaque nuit, viennent
dévaliser mes concitoyens. Que ne demandent-ils à M. Dange
de leur prêter ce gardien incorruptible. L'il mauvais et
la gueule béante, placé le soir derrière la porte
d'entrée de leur appartement, il est bien certain que ce crocodile
suffirait pour mettre en fuite tous les x mystérieux.
Voici les pélicans, leur cri rappelle assez celui de l'âne.
Dressés soudain sur leurs pattes et entrouvrant leurs ailes puissantes,
ils laissent l'impression de vouloir partir pour un très long
voyage. Détendus, ils retombent lourdement dans la mare et mettent
en fuite une flottille de cygnes, de sarcelles, de canards, d'ibis,
de poules sultanes, ainsi qu'un goéland furieux et qui proteste
à sa façon. Plus loin, l'il mi-clos, des chacals,
des renards nous observent en passant. Ici, la marche compassée,
le cou dans les épaules, ce marabout à sac paraît
atteint de calvitie précoce. Méchant, borné, méfiant,
il guette l'objectif qui va, pour la postérité, fixer
l'essentiel de ses traits. Soudain, pour remercier, le marabout décoche
à la lentille que le soleil allume un coup de bec magistral.
Là-dessus, il s'en va très digne, satisfait.
Poussant des hurlements de bête qu'on égorge, M. le fourmilier
proteste de son amour pour la fraîcheur et l'ombre. Pourtant,
après s'être bien fait prier, il daigne se montrer. Tirant
une langue noire, filiforme, de la dimension d'une longe de fouet, la
queue empanachée, ce quadrupède m'examine de ses yeux
minuscules, agite les oreilles, puis trouvant l'entretien suffisant,
retourne à sa tanière.
Les nègres, pour qui le travail est une invention diabolique,
affirment que les singes sont doués de la faculté de paroles,
mais qu'ils se gardent bien d'en user dans la crainte de se voir réduits
par l'homme à la nécessité de cultiver la canne
à sucre. En tout cas et s'il ne parle pas, ce cynocéphale
nous insulte dans son langage. Animé de passions violentes, il
rêve de me mordre et se déchaîne lorsque Prince et
Lili, deux chimpanzés, viennent à mes devants pour me
dire bonjour. Ayant fait le salut militaire, les nouveaux arrivants
me tendent une main amicale. Mari modèle, Prince cajole son épouse,
l'enlace dans ses bras et l'embrasse. Pour faire un tour de promenade,
il lui donne le bras, lui permet de goûter à sa tranche
de melon, mais entend être seul à déguster une bouteille
de limonade. Me laissant l'impression d'avoir totalement oublié
la forêt ancestrale, ce quadrumane fait la joie des enfants et
des grandes personnes, car très observateur et malin en diable,
il singe les tics de mes semblables. En me quittant et en guise d'adieu,
Prince me lance des baisers
Penchée sur une cage de vaste dimension, une fillette vient de
s'extasier sur la scène suivante : un boa voisinant avec un petit
cochon d'Inde. L'un et l'autre semblent parfaitement s'entendre et former
une paire d'amis. Cela c'est la fiction, car en réalité
il y a au fonds de cette cage les acteurs d'un drame. Le rôle
du traître et de l'assassin, c'est le serpent qui le tient, le
cobaye joue celui du condamné à mort.
Moi qui savait cela, j'ai préféré laisser partir
l'enfant avec une belle illusion. Car si la fillette s'était
attardée davantage, elle aurait vu soudain le reptile mordre
sa victime, l'enlacer, la broyer et puis en faire son déjeuner.
Ailleurs, voici tout un régiment de petits oiseaux de volière.
C'est à qui, par sa livrée, tiendra la première
place. Parmi les veuves, les merles métalliques, les colombes
poignardées, les cardinaux, les bengalis, les toucans, les épimaques,
les sifflets, les étourneaux du Mexique, les loriots, les rupicoles,
les guêpiers, le bengali royal tient vraiment, par son babillage
et sa tenue pourprée, le rang que lui assigne son qualificatif.
Et ceci me rappelle l'un d'eux qui avait pour compagne une jolie petite
femelle à plumes grises et paillées.
Or voici l'histoire véridique de ce ménage de beaux chanteurs
qui ne chantèrent que deux jours dans ma villa.
La reine se prit d'un tel amour pour son mari qu'elle le harcela à
l'en faire mourir. Affection sauvage ! Qu'on en juge.
Par crises, soir et matin, elle lui arracha, plume à plume, tout
son pourpoint, puis tout son corsage, puis tout son chef carmin.
En une huitaine, il fut presque nu comme un vers, n'ayant plus pour
parure que son bec et trois ultimes plumes au coccyx. Et pas même
bon à rôtir, car il devait bien peser dix grammes. Comme
quoi, même chez les oiseaux, il y a parfois des rois dépossédés,
déchus.
Non loin de là une hyène tourne en rond sans arrêt.
Parfois, elle groupe et découvre des crocs de belle dimension.
Indomptable, ce fauve, dont l'odeur fétide révulse mes
narines, voudrait que s'entrouvre la porte de sa cage pour fuir les
humains. Pour l'amadouer, on a tout essayé : patience, soins,
matériels, distractions. Ombrageux et cruel, sournois et incapable
d'affection pour qui que ce soit, il est actuellement aussi sauvage
qu'aux premiers jours de sa captivité.
Plus bavardes que des laveuses, ces perruches se racontent de belles
histoires dans un langage mélodieux qu'elles seules comprennent.
Jaunes, bleues, vertes, blanches, mauves, bariolées, dotées
d'un bon caractère, ne se fâchant jamais, elles sont très
familières. Pourtant, si je le pouvais, j'aimerais emporter celle-ci
qui toute menue, toute bleue, fait des grâces, minaude, sollicite
mon hommage admiratif et semble dire : " N'est-ce pas que de toutes
mes surs c'est moi la plus mignonne ? "
Sans doute, cette petite merveille ne durera pas toujours, mais toute
périssable qu'elle soit, elle me donne une impression d'éternité,
car sa joliesse se continuera dans d'autres petites perruches toutes
aussi bleues, toutes aussi gracieuses.
Trois heures ont coulé sans que je m'en aperçoive. A regret,
il va falloir prendre congé de mes amies les bêtes pour
aller retrouver mes frères les humains !
Après le don de quelques friandises, au moment de leur dire au
revoir, j'aperçois le regard des gibbons et des magots qui me
fixent attentivement. Les yeux livrent ce qu'ils veulent. Ceux de ces
singes sont là, comme une barrière devant le gouffre qu'ils
dissimulent. Un gouffre : c'est le mot, ce qu'on appellera en d'autres
termes, l'âme. Ce ramassis de mauvais instincts, d'inquiétudes,
de souvenirs, d'espoirs, traversés d'une maigre flamme qui serait
le désir du bien : une flamme sans cesse éteinte comme
celle d'une bougie dans l'orage.