L'ÉCOLE MÉNAGÈRE
AGRICOLE DU JARDIN D'ESSAI D'ALGER
Certes, il n'a que trop
raison, le bonhomme Chrysale quand il proteste contre la folie d'intellectualisme
qui s'est emparée de toute sa maisonnée ! Comment vivre,
lorsque la compagne choisie répugne aux soins du ménage,
et, dédaignant de faire de son home un intérieur coquet
où elle se plairait elle-même, se plonge toute la journée
dans la lecture de quelque grimoire, flirte avec les idées, coquette
avec les sciences, se pique de tel esprit, tient salon littéraire
et grimpe la nuit au grenier pour examiner ce qui se passe dans Saturne
ou Vénus, à l'aide d'une longue lunette à faire
peur aux gens.
A vrai dire, voilà un tableau bien poussé à la
charge. Les personnages sortent du commun et l'on ne rencontre aujourd'hui
que fort rarement des Femmes Savantes, à la manière d'Armande,
de Philaminte et de Bélise. Molière n'en a pas moins posé
un problème éternel dont chaque génération
cherche, sans la trouver, la solution définitive : quel est le
rôle de la femme aux côtés de l'homme ? Quel est
le rôle de la femme dans la société ?
De plus en plus, aujourd'hui, dans nos cités et dans nos exploitations
modernes, tout en ne perdant rien de sa coquetterie, la femme devient
la collaboratrice de l'homme et les rudes épreuves de la guerre,
la nécessité de remplacer les absents, de faire face par
le travail aux exigences de l'industrie et du commerce, ont montré,
d'une façon éclatante, l'importance qu'avait prise la
femme dans l'organisation de l'État. Partout où elle a
été employée, sauf quelques rares exceptions, la
femme a fait preuve de bonne volonté, d'intelligence, d'initiative,
d'opiniâtreté. Innombrables sont les usines qui travaillaient
avec un personnel féminin. Nombreuses, les maisons de commerce
qui, en l'absence du mari parti sur le front, étaient dirigées
par des femmes et ce sont encore des femmes qui, dans des pays agricoles
comme l'Algérie, dirigèrent parfois, durant la guerre,
par leurs seuls moyens, de vastes exploitations, maintenant ainsi par
un travail soutenu l'uvre commencée que cette longue interruption
de cinq années n'eût pas manqué de faire péricliter.
Car, s'il est dans nos pays, une fonction où la femme peut révéler
toutes ses qualités et prouver irréfutablement combien
sa collaboration est indispensable à la prospérité
de l'entreprise commune, c'est bien dans les fonctions de fermière.
Plus que toute autre, la fermière, en nos contrées où
l'agriculture constitue la principale richesse, est aux côtés
du colon, un élément de la prospérité générale.
Il n'est pas trop osé d'avancer que la plupart des fortunes édifiées
par le travail de la terre reposent, en partie, sur l'active collaboration
de la femme avec son mari.
Comme l'a écrit avec justesse Mme Lucie Félix Faure-Goyau.
dans son admirable livre, la Femme au Foyer et dans la Cité "
un des rôles les plus ardus et les plus utiles est certainement
celui de la fermière. " Il conviendrait d'ajouter aussi,
un des rôles les plus nobles et des plus beaux...
La fermière, en effet, est comme une reine dans son petit royaume
: elle gouverne tout un petit peuple. Elle préside aux travaux
intérieurs de la ferme. Elle surveille, elle calcule, elle combine.
Elle a parfois sur le personnel un ascendant que ne saurait avoir le
mâe, car les natures primitives des travailleurs agrestes portent
en elles le respect de la femme intelligente qui se montre supérieure
et les domine. Plus perspicace, plus méfiante que l'homme, la
fermière avertie est d'une aide précieuse dans les marchés.
Elle a souvent des intuitions heureuses. Elle prévoit. Et puis,
pour ne pas envisager uniquement le but utilitaire, elle est aussi le
charme, la parure de la ferme : c'est elle qui fait, par sa seule présence,
soit qu'elle apparaisse sur le seuil frais des portes, soit que l'on
suive de l'il la tache claire de ses vêtements parmi les
verdures. - c'est elle qui fait la gaîté, la douceur, la
tendresse, la clarté de la ferme.
Vue de loin, dans les champs, parmi le radieux élan des moissons
et des plantes vers la vie, elle est le symbole du travail agreste,
et l'âme de la terre algérienne où dorment ensevelies,
en des profondeurs ignorées, tant de divinités païennes,
lui prête la beauté et la poésie de la blonde Cérès.
Dès lors, comment ne pas rêver, quand on s'occupe d'accroître
la prospérité agricole d'un pays, de former de sages et
d'habiles fermières, des fermières modèles, qui
puissent de suite entreprendre efficacement, dès leurs jeunes
années, leur tâche quotidienne, sans être obligées
d'attendre de l'expérience un enseignement tardif, parfois coûteux
?
Idée excellente, que l'on n'a pas manqué de mettre en
pratique, tant elle a paru de suite promettre des résultats.
Dans tous les pays, aujourd'hui, les gouvernements avisés ont
fondé des écoles d'enseignement ménager. Ainsi
l'éducation des jeunes filles a reçu une nouvelle orientation.
Elle a été détournée, du moins en partie,
des trop hautes spéculations intellectuelles pour être
ramenée dans le domaine de la vie pratique, quotidienne. Ces
écoles, en effet, ont pour but de former les jeunes filles à
la direction de leur futur ménage en leur donnant à la
fois une instruction théorique et pratique qui les met en état
d'effectuer dans la maison, et en particulier dans une exploitation
rurale, tous les travaux du ressort de la femme.
Le grand défaut d'un enseignement supérieur trop poussé
est de détourner la femme de ses fonctions naturelles. Ce défaut,
qui parfois devient un danger social, a été signalé
par plusieurs agronomes et notamment par Pierre Joigneaux qui, alarmé
par l'état d'esprit des campagnes, s'exprimait ainsi dans ses
Conseils à une jeune fermière " Si nous envoyons
nos filles à l'école du village, elles nous reviennent
sachant un peu lire, écrire, calculer, coudre et marquer. C'est
quelque chose, il est vrai, mais ce n'est point là l'étoffe
d'une ménagère accomplie. Si nous les envoyons à
la ville, c'est bien pis : nous donnons une paysanne, on nous rend une
coquette qui ne rêve plus que parure, maître de danse, maître
de musique et mari bourgeois. Nous voulions une fermière modeste
et intelligente, on nous rend une jeune fille présomptueuse et
ennemie de la terre. "
Ceci date de 1859, et l'on ne peut qu'admirer la justesse de ces paroles,
tant il est manifeste que la nature humaine varie peu et que, de génération
en génération, on ne fait que découvrir sans cesse,
quand on étudie ses semblables, les mêmes vérités.
Il importait de parer à ce danger. La nécessité
d'un enseignement spécial s'est fait sentir dans tous les pays.
La Belgique, la Hollande, les Pays Scandinaves ont été
les premiers à l'organiser. L'Angleterre et les Etats-Unis ont
suivi, l'Allemagne aussi et l'on est bien obligé d'avouer que
la France n'a encore créé qu'un nombre d'écoles
relativement petit par rapport à celui des établissements
qui existent déjà dans les autres pays.
Peut-être a-t-on eu à combattre le préjugé
bourgeois que l'on n'apprend pas à une femme l'art de tenir son
ménage " d'avoir l'il sur ses gens et de régler
sa dépense avec économie ", comme disait le bonhomme
Chrysale. encore moins de soigner des enfants. Grossière erreur
de sceptiques qui s'imaginent que l'instinct tient lieu d'intelligence.
On ne saurait nier toutefois que l'art de la ménagère
est beaucoup plus compliqué qu'on ne le pense de prime abord
et qu'enfin la direction d'une ferme exige des qualités et des
connaissances spéciales. Il ne viendrait à l'idée
de personne de confier la gestion intérieure d'une usine au premier
venu. Or, qu'est-ce qu'une ferme sinon une usine agricole ?
Il n'est métier qui ne s'apprenne. On ne saurait trouver de meilleure
préparation à la vie qu'un stage dans ces nouvelles écoles
d'enseignement ménager. Leur programme comporte en général
les matières suivantes : la cuisine, l'alimentation rationnelle,
la connaissance des denrées se rapportant à l'économie
ménagère, les animaux de la ferme, les soins à
leur donner, des notions d'hygiène, de comptabilité...
Dans presque toutes ces écoles, les élèves passent
à tour de rôle par les différentes situations dans
lesquelles peut se trouver un ménage de cultivateur ou de colon.
Outre la tenue de la maison, elles apprennent la fabrication du beurre,
du fromage, du pain, de la pâtisserie, le jardinage. Elles s'exercent
à la préparation de la cuisine, selon un certain taux
de ressources, d'après ce que leur fournit la terre en chaque
saison. Les travaux manuels les initient à la coupe, à
la confection. au raccommodage des vêtements. En un mot, elles
apprennent à faire uvre de leurs dix doigts et de leur
intelligence. Ainsi préparées, elles sont aptes à
mener un intérieur, à rendre de grands services dans une
exploitation agricole, et, si le sort leur permet de ne pas travailler
elles-mêmes, à diriger du moins en toute connaissance de
cause le travail des domestiques placés sous leurs ordres.
La meilleure institution de ce genre est l'Institut de Laeken en Belgique.
Il est l'uvre de M. le baron Ruzette, un des plus ardents et des
plus intelligents défenseurs de la cause rurale, le rénovateur
de " la terre qui meurt ". En Italie, on trouve trois de ces
écoles, à Milan, Florence, Berganie et à Varzo
près de Domodossola. Elles sont très nombreuses en Amérique
où elles donnent les meilleurs résultats. En France, outre
deux écoles de laiterie qui existaient déjà à
Coëtlogon (Finistère) et à Monastier (Haute-Loire),
le Gouvernement a créé une école d'enseignement
supérieur ménager agricole à Grignon, en vue de
former des professeurs d'enseignement ambulant, chargées d'organiser
des cours dans les communes rurales. Enfin, une autre école vient
d'être annexée à l'École d'Agriculture de
Rennes.
Pays essentiellement agricole, l'Algérie ne pourrait retirer
que des avantages de l'organisation d'un tel enseignement,
Une école existe. C'est l'École ménagère
agricole du Jardin d'Essai à Alger. Elle est née d'un
vu émis par la Commission de l'élevage en 1914.
Elle répond à un besoin. Elle peut rendre d'inestimables
services. Mais, comme toutes les bonnes institutions, elle n'est malheureusement
pas assez connue. Elle mérite de l'être pourtant.
Elle est installée eu bordure du Jardin d'Essai. Devant elle
s'étend une mer de végétations luxuriantes. Elle
présente au soleil, à la brise de mer, sa blanche façade
de villa coquette, sous la retombée ombreuse des palmes. Elle
fait songer à ces admirables pensionnats anglais bâtis
au milieu de parcs immenses, en pleine verdure.
Précédé de M. Raybaud, que la Direction de l'Agriculture
a aimablement chargé de me diriger et de m'instruire, je parcours
l'établissement que les vacances ont rendu désert. Voici
la laiterie parfaitement agencée et pourvue d'un outillage de
transformation complet. Rien ne manque, écrémeuses, barattes,
malaxeurs, presses et moules à fromages, laboratoire d'analyse
du lait... et je songe aux installations modèles de laiterie
que j'eus autrefois l'occasion de visiter aux environs de Grenoble.
Nous parcourons la salle des cours, les cuisines, la buanderie, les
salles de travaux pratiques de couture, de blanchissage et de repassage.
Toutes sont pourvues d'un matériel moderne. On doit s'instruire
en s'amusant et comme il doit être plaisant et utile de jouer
ici à la jeune fermière, en attendant d'en devenir une,
vraiment.
Six vaches magnifiques tournent vers nous leurs yeux luisants, quand
nous pénétrons dans l'ombre fraîche de l'étable.
Ce sont elles qui fournissent le lait de l'établissement. Plus
loin, voici le parc d'aviculture et les cages spacieuses où des
poules de toute espèce grattent le sol, picorent, ébouriffent
leurs plumes dans le sable tiède de soleil. C'est là que
les élèves de l'École se familiarisent avec l'élevage
de la volaille, qui, par suite du climat et de la nature du sol, pourrait
constituer pour l'Algérie une nouvelle ressource et faire de
la colonie une grande exportatrice de poules, de pintades et d'ufs.
Par manque d'éducation pratique, on néglige d'exploiter
ces humbles richesses. Les fondateurs de l'École ménagère
les rappellent au contraire à l'attention des futures fermières
qu'elle forme, et c'est elle seule qui peut leur fournir toutes les
notions indispensables d'aviculture et d'apiculture auxquelles l'on
ne trouve que rarement l'occasion d'être initié.
Comme dans les grands Instituts belges et américains, dont l'École
du Jardin d'Essai est une reproduction fidèle adaptée
toutefois aux nécessités algériennes, l'enseignement
à la fois théorique et pratique porte sur l'entretien
de la maison, la cuisine et la préparation des conserves alimentaires,
les soins à donner aux animaux domestiques et notamment à
la basse-cour ; les travaux de laiterie et d'apiculture ; enfin, les
élèves sont exercées, sous la direction du jardinier
en chef du Jardin d'Essai du Hamma à des travaux faciles et peu
fatigants de jardinage : semis, greffes, taille, bouturage, etc.. où
l'utile le dispute à l'agréable.
Des conférences à l'Institut Pasteur, des cours de puériculture
les initient à l'hygiène et à l'éducation
de la première enfance.
Enfin, des excursions dans les environs (Institut Agricole d'Algérie,
Frigorifique de Maison-Carrée. Usines de transformation de produits
agricoles, etc..) complètent heureusement cet enseignement dirigé
dans un but utilitaire et non purement spéculatif.
Depuis octobre 1918, date de sa fondation, l'École a surtout
reçu les élèves-maîtresses des trois Écoles
Normales de la Colonie, qui venaient y effectuer un stage trimestriel.
Il est hors de doute que, grâce à elles, les idées
directrices de l'enseignement ménager agricole ne manqueront
pas de se répandre. Mais il ne faut pas oublier que l'École
Ménagère a été fondée à l'intention
des jeunes filles de colons, et qu'elle fait appel à toutes les
futures fermières de la Colonie. C'est elles surtout, et elles
seules, qui pourront retirer de sa fréquentation le maximum de
profits. Le Gouvernement a été le premier à le
reconnaître en instituant en faveur des moins fortunées
des bourses spéciales. On ne saurait offrir de meilleure chance
de réussite aux jeunes filles de colons désireuses d'agrandir
par leur travail les domaines paternels. Pas de meilleure garantie pour
le jeune colon, peut-être ancien élève de l'Institut
agricole de Maison-Carrée, que de marcher vers l'avenir la main
dans la main d'une ancienne pensionnaire de l'École Ménagère
du Jardin d'Essai. Tous deux seront également armés pour
la lutte, et déjà presque sûrs du succès.
Il y a là, pour la jeunesse, une idée féconde :
le retour à la terre. Jeunes gens et jeunes filles peuvent en
faire leur profit. Le certificat d'études ménagères
agricoles que délivre l'École vaut une dot.
Il m'a été donné plusieurs fois de visiter des
exploitations agricoles, mais je n'en ai jamais tiré d'émotion
aussi forte que, le jour où, parcourant aux environs de Blida
des terres labourées, des plantations de vigne et des vergers
d'orangers, j'appris que tout ce vaste domaine était l'uvre
d'une femme. Alors, j'admirai les champs défrichés, l'alignement
géométrique des ceps, l'activité ordonnée
qui régnait dans la ferme et je compris pourquoi, quand elle
pénétrait dans les rangs des vignes, les arabes et les
ouvriers, saisis d'une crainte admirative devant sa supériorité,
saluaient avec respect le passage de la Patronne.