Lorsqu'on 1833 le docteur
Maillot arriva à Alger, il fut à la fois surpris et effrayé
des ravages inouïs que causait une fièvre inconnue, devant
laquelle les praticiens s'avouaient impuissants. Les hôpitaux
militaires étaient littéralement envahis de malades. Les
uns mouraient lentement, la plupart succombaient en quelques heures
à un accès pernicieux. Aussi commençait-on à
désespérer sérieusement. La panique semblait même
imminente et tandis que le médecin des armées Boudin affirmait
catégoriquement que " ni nos soldats, ni nos colons ne
résisteraient au climat ", le général
du génie Rogniat demandait qu'on entourât la Mitidja d'une
immense grille de fer, afin que les hommes n'y puissent accéder.
Maillot, jeune et énergique, ne se laissa nullement décourager.
Avec une volonté inébranlable, il se mit au travail et
lut notamment les écrits des médecins grecs de l'Antiquité,
qui avaient eu à lutter contre la même fièvre. Sa
persévérance et son érudition lui permirent de
reconnaître en elle la fameuse " fièvre des marais
" ou paludisme. Dès lors, il s'attacha à découvrir
rapidement le remède efficace et c'est ainsi qu'il préconisa
bientôt, à haute dose, de la quinine. Les résultats
ne se firent point attendre : en un an. la mortalité diminua
d'un quart. Mais Maillot voulut connaître l'origine du mal. Il
soupçonna - opinion confirmée plus tard par le docteur
Laveran - qu'il se propageait par la piqûre du moustique dont
les larves peuplent les eaux stagnantes, les mares, les oueds.
Maillot mourut en 1880, ayant découvert le remède et dépisté
l'ennemi. Il s'agissait maintenant de livrer, au dangereux moustique,
une lutte rationnelle et implacable.
Cette lutte lutte se poursuit de nos jours, acharnée, inlassable,
car le paludisme règne encore en maître dans certaines
de nos campagnes, où les dessèchements - pour des raisons
diverses - n'ont pu être effectués.
Le poisson apparaît, jusqu'à présent, comme le meilleur
agent de destruction larvaire et l'importation récente du gambouse
en Algérie, par l'Institut Pasteur d'Alger a déjà
donné lieu à des expériences fort concluantes,
qui laissent entrevoir de magnifiques possibilités.
Nous sommes allés demander à l'Institut Pasteur quelques
précisions pour ceux de nos lecteurs - et ils sont certainement
nombreux - que la question intéresse. Le docteur L. Parrot nous
y accueillit très aimablement et nous fit les déclarations
suivantes :
- " On a toujours employé le poisson comme auxiliaire pour
la destruction des " cousins ", hôtes assidus des pièces
d'eau et des puits, et vous savez que le " poisson rouge "
est aujourd'hui fort répandu. Celui-ci rend d'énormes
services, mais dans la destruction des anophèles son rôle
est assez peu conséquent. Aussi a-t-on recherché un poisson
qui pourrait être utilisé plus heureusement. Il fallait
qu'il fût en même temps :
Très vorace et que sa bouche fut disposée de telle façon
qu'elle lui permette de gober les larves flottant à la surface
de l'eau, aussi bien que les larves se mouvant dans la profondeur.
De petite taille, afin de pouvoir passer aisément au milieu des
plantes aquatiques.
Très vif dans ses mouvements pour échapper, le cas échéant,
à ses ennemis (couleuvres, oiseaux d'eau, etc.) et poursuivre
les larves qui se déplacent généralement avec rapidité.
Prolifique, vivipare et, enfin, précoce dans sa reproduction.
Le Dr Trabut pensa, le premier, à utiliser en Afrique du Nord
un tout petit poisson des Hauts-Plateaux algériens, le Cyprinodon
Iberus. Le commandant Cauvet, à son tour, étudia les poissons
barbaresques susceptibles de favoriser la prophylaxie du paludisme.
Parmi les poissons indigènes, le commandant Cauvet préconise
notamment, et par ordre de préférence :
1° Phoxinellus chaignoni, taille : 70 millimètres, ovipare,
très mobile ;
2° Tellia apoda, petit Cyprinodon atteignant 60 millimètres
;
3° Cyprinodon iberus, voisin du précédent, mais plus
petit : 50 millimètres ;
4° Cyprinodon fasciatus, on le rencontre souvent dans les sources
thermales et sulfureuses du département de Constantine. Longueur
: 55 millimètres.
De ces poissons indigènes, c'est le cyprinodon qui a été
le plus expérimenté. S'il protège efficacement
les eaux domestiques où les plantes sont rares, son action est
à peu près nulle dans les eaux sauvages. On a donc essayé
des poissons étrangers. Le commandant Cauvet signale bien une
épinoche européenne, appelée vulgairement "
savetier " - Gaslerosteus aculeatus - mais elle est trop délicate,
s'abatardit facilement et ne vit bien que dans les petits ruisseaux
herbeux. Il ne parait donc pas nécessaire de propager son espèce.
Le poisson-soleil, Eupomolis gibbosus, très vif, très
vorace et très prolifique, est mieux indiqué. Cependant,
l'importation du gambouse - Gambusia holbrooki - apporte, sans doute,
la meilleure solution au problème. Du reste, si vous le voulez
bien, je vais vous présenter au docteur Étienne Sergent
qui se fera un plaisir de vous montrer ses petits pensionnaires ".
Et c'est la visite des aquariums et des bacs expérimentation
sous la direction du docteur Sergent dont l'empressement ne le cède
guère à l'affabilité du docteur Parrot. Les gambouses
- beaucoup sont minuscules - fourmillent dans les cuves de ciment. Le
docteur en enferme quelques-uns dans un flacon afin de mieux, nous les
fait voir.
- Massimo Sella, nous dit-il, demanda en 1920, au Bureau des Pécheurs
des États-Unis, un envoi de petits poissons du genre Gambusia
avec lesquels H. H. Howard avait obtenu de brillants résultats
dans la lutte contre les moustiques. Devant ce succès, la gambouse
avait été répandu aux îles Hawaï et
aux Philippines. M. Sella répandit ces poissons en Italie et
en Espagne et publia en 1925 un rapport édifiant sur les essais
d'élevage et sur la dispersion de ses Gambusia dans les gîtes
à anophèles.
En Espagne, M. Sadi de Buen ; en Corse, M. Boyer, ne furent pas moins
heureux dans leurs expériences.
M. Sella voulut bien nous envoyer de Rovigno, en 1926, un important
contingent de Gambusia originaires du Texas, dont la latitude est celle
de l'Afrique du Nord.
Ces poissons se sont acclimatés facilement en Algérie,
mis en élevage en janvier 1926, ils ont pullulé dès
le printemps suivant. Très actif même en hiver, ils se
reproduisent à partir du mois de mars et donnent six ou sept
générations dans une saison. Les jeunes dévorent
les larves de moustique sitôt nés !
L'élevage des gambouses, en vue de leur dispersion ultérieure
dans le pays, peut être réalisé d'abord dans de
petits aquariums propices à l'observation. Les bacs en ciment
armé sont plus particulièrement recommandés. Ils
doivent être construits de telle façon que les couleuvres
n'y puissent pénétrer. Au fond, il est indispensable de
mettre de la terre, des plantes d'eau et des mollusques qui font disparaître
les détritus. Il faut assurer le renouvellement de l'eau et nourrir
'es poissons avec de la poudre de viande, à intervalles réguliers.
Pour la pratique, l'élevage doit être organisé dans
des étangs. On utilisa alors un étang naturel d'environ
300 mètres carrés, ayant tout au plus un mètre
de profondeur, à fond vaseux. L'ensemencement des gîtes
est effectué de préférence au printemps.
Deux modes de propagation des gambouses peuvent être envisagés
eu Afrique du Nord : le peuplement extensif et le peuplement intensif.
Sans abandonner la méthode de peuplement généralisé
des eaux domestiques et sauvages, on a intérêt à
organiser des campagnes de peuplements intensifs localisés.
La méthode la plus prudente consiste à repeupler de gambouses,
à chaque printemps, les gîtes à larves de moustiques.
Ceux de ses gîtes qui seront les plus favorables à la pullulation
des poissons deviendront à leur tour, au cours des années
suivantes, des reproducteurs pour ensemencer de nouveaux gîtes.
L'emploi des petits poissons exotiques tels que les gambouses constitue
une mesure anti-larvaire simple, excellente et peu coûteuse. Il
complète les autres méthodes de prophylaxie antipaludique
de la façon la plus plus heureuse et la plus efficace.
Ajoutons que l'Institut Pasteur d'Alger distribue gratuitement des gambouses
à toutes les personnes qui lui en font la demande quelques jours
à l'avance. En les répandant, nos colons et propriétaires
de l'intérieur collaboreront étroitement à une
uvre dont la portée sociale n'échappera à
personne.