IX
LA Casbah d'Alger comptait, au dernier recensement,
quarante mille habitants pour une surf ace qui devrait en contenir quinze
mille. C'est l'un des territoires les plus peuplés du globe. Cependant,
dans cet espace déjà si mesuré aux êtres humains,
vivent encore des bêtes. Il en est qui tiennent à la vérité
peu de place : ce sont les oiseaux. Outre les libres et vagabonds martinets,
les hirondelles qui rasent à l'aube et au crépuscule les
terrasses en poussant de grands cris d'éveil ou de ralliement pour
le sommeil, il n'est pas de taverne, de bouge, de café maure, il
n'est pas d'antre d'artisan, savetier, brodeur, confectionneur de burnous
et de gandouras dont la porte ne s'orne d'un chanteur en cage. Généralement,
la cage est trop petite. C'est que l'on prétend que plus elle est
étroite et mieux chante l'oiseau.
Il en est un, privilégié, dont la prison est vaste et singulière.
Cet oiseau habite ce qui fut la charpente d'un bateau. Long d'un demi-mètre
au plus ce bateau est suspendu au plafond de la boutique d'un artisan
qui confectionne des coffres, des tables, des berceaux de bois peint.
Un jour, un navigateur échangea ce jouet dont la coque de bois
était alors pleine et lustrée contre un meuble qui lui plaisait
mieux. L'artisan s'occupa aussitôt de transformer le ventre du petit
navire en cage transparente. Pour cela il mit un treillis métallique
à la place du blindage, puis y logea son chardonneret préféré...
Chaque fois que l'oiseau va de l'avant à l'arrière, de babord
à tribord, il imprime à son vaisseau-cage un mouvement de
houle.
Dans la Casbah d'Alger, il n'est pas que les oiseaux que l'on mette en
cage, l'on y peut même voir de petits enfants. Ainsi, au rez-de-chaussée
de certain immeuble d'architecture européenne, ce bébé
arabe de deux ans installé sur une fenêtre, dans une position
bouddhique, derrière un double
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rempart de barreaux de fer et un treillis
métallique. Il prend l'air de la rue (la poussière aussi).
Il est du moins à l'abri des mauvaises rencontres et des chutes.
Les autres gosses lui font des sourires ou des grimaces au passage, les
femmes agitent les doigts devant son visage, l'interpellent sans lui arracher
un mot, un rire. Il demeure parfaitement impassible avec de grands yeux
vagues. Ses petits pieds et ses mains brunes, s'ils se meuvent, c'est
rarement, très lentement et comme d'une façon calculée
pour la moindre fatigue. Il est si anormalement sage qu'il semble un petit
saint vivant. Lui fait-on l'offrande d'un bonbon, au travers du grillage,
qu'il hésite à tendre la main, le laisse tomber à
ses pieds et toujours gravement, avec un soupir, se décide et le
ramasse sans même vous regarder. Il y a quelque chose de parfaitement
digne, de racé, comme d'éternellement voué au silence
dans cet enfant d'apparence robuste qui regarde journellement défiler
un peuple devant lui sans se fâcher, sans rire.
Peut-être est-il en état d'hypnose perpétuelle à
force de fixer ce mur blanchi à la chaux qui fait face à
sa niche et ne cesse-t-il, avec toute l'imagination d'un enfant doublé
d'un oriental, d'y projeter une sorte de transposition féerique
du monde qui s'agite et se mêle autour de lui.
Le mur est vaste, inondé de lumière, une fenêtre le
troue, munie elle aussi de barreaux, encadrée d'une large touche
d'un bleu dur. Par fantaisie picturale on trouve souvent sur des façades,
à l'intérieur des cours, ces notes vives autour de quelque
baie ou porte. L'oeil se divertit mieux de ce changement de ton qui rompt
une surface monotone. L'enfant regarde le mur, la fenêtre... Pendant
des jours, des mois ainsi...
***
Il y a la Casbah des ânes transbordeurs
d'ordures aux yeux si humainement sensibles et douloureux. On en rencontre
moins depuis qu'un système de nettoiement moderne déverse
dans la Casbah chaque nuit, de haut en bas, des tonnes d'eau de mer qui
entraînent la plupart des scories jusqu'aux voies plus larges ou
viennent les ramasser les camions. C'est un progrès considérable.
Les ânes servent donc actuellement de préférence au
transport des matériaux de construction. Il n'est qu'eux pour savoir
se glisser avec une lourde charge dans ces couloirs étroits, encombrés
encore de gens et d'éventaires. Il en est qui logent à la
Casbah et dorment dans des sous-sols sans air ni lumière en compagnie
de leurs maîtres. Quand on emprunte la nuit certaines rues baignées
par la pleine lune, on aperçoit parfois, au travers d'un soupirail,
cette jonchée fraternelle d'hommes et d'animaux dans la même
tanière.
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Les chevriers descendent d'un village maltais accroché au-dessus
de Bab-el-Oued où les étables sont également peuplées
d'êtres humains autant que de bêtes.
Les chiens sont en quantité. D'abord ces affreux bouledogues bâtards
gris-marron, noirs, presque toujours gardiens de trafiquants de viande,
que ce soit chair humaine de maison publique ou étal de boucher.
Ils semblent conserver sur leur peau grasse, dans le retroussis féroce
de leur mufle, dans la manière pesante dont ils posent les pattes
sur le sol quand ils consentent à se déplacer, quelque chose
de l'assommeur, du bourreau, du maquereau et de l'agent des moeurs.
Certaines filles arabes ont des chiens kabyles blonds et pâles comme
un sable. On les retrouve comme gardiens féroces des campings établis
au sommet de la Casbah, directement sous l'ancien fort turc. Il vaut mieux
ne pas s'égarer le soir dans leurs parages.
Les chiens des filles publiques européennes sont d'une autre complexion
: ce sont des bêtes de manchons, de salons de sous-préfecture.
Ils contribuent à créer une atmosphère de niaiserie
sensorielle où la peluche, les potiches de barbotine, les fauteuils
crapauds, les portraits d'ancêtres décorés et d'enfants
vêtus de costumes marins, donnent aux hommes une illusion familiale.
Ces chiens s'appellent Bijou... Bichon... Follette... Ils sont d'une grande
ressource pour ces dames des " Magasins " qui sur le seuil de
leur éventaire dont elles composent l'essentielle marchandise s'ennuient
pendant les mornes et infructueuses après-midi.
Certains de ces animaux auxquels on n'adresse la parole qu'en employant
des mots niais et tendres comme s'ils étaient des enfants, sont
célèbres aux alentours pour leur façon de donner
la patte à certains habitués de la chambre de leur maîtresse.
On assure qu'ils ne servent ici à aucun érotisme particulier.
Certaines filles de la Casbah ont même tant d'estime pour leurs
chiens qu'elles les envoient jouer au dehors, comme elles le feraient
aussi pour un enfant, tandis qu'un client les honore.
Elles ne recourent à eux qu'au moment du désespoir sentimental
ou du danger. Un chien est un confident discret capable de vous consoler
des déboires intimes. Un chien bien dressé vaut mieux qu'un
browning et ne relève pas de la catégorie des armes prohibées.
Dans la Casbah d'Alger, comme partout, le chien sert à la fois
les persécuteurs et l'innocence persécutée.
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Les chats plus que les chiens, ont proliféré sur ce territoire
dont ils sont les vrais maîtres car ils en connaissent entièrement
les ressources et seuls, ont droit d'entrée et de regard partout.
Les musulmans doivent éviter d'aborder les terrasses, strictement
réservées aux femmes. De leur côté, les musulmanes
doivent s'abstenir de parcourir les rues qui appartiennent aux hommes.
Quant aux enfants, ils ne peuvent profiter que brièvement du privilège
qui leur permet de parcourir à la fois les terrasses et les rues.
Si ce sont des garçons, l'entrée du gynécée
leur est bientôt interdite. Si ce sont des filles, une puberté
précoce qui les contraint au voile les oblige aussi à ne
plus quitter la maison qu'exceptionnellement et sous escorte.
Tandis que les chats de tout âge, de toute race et des moeurs comme
des pelages les plus variés, possèdent leur vie durant non
seulement l'intégrité des rues parsemées d'ordures
savoureuses mais aussi ce second domaine aérien réservé
aux commères bavardes, aux jeunes filles sournoises, aux plantes
vertes, aux treilles, au basilic poivré.
Ils pourraient raconter d'étonnantes aventures. Par bonheur, ni
les hommes ni les femmes ne connaissent le langage chat.
Révéré en Islam, le chat en est parfois le martyr
tout de même.
Une ancienne coutume voulait que l'on murât dans les fondations
d'une demeure une bête vivante, de préférence un chat.
Ce sont eux que l'on suppliciait aussi en la compagnie des femmes adultères.
Il n'est pas certain que de temps à autre, encore, on ne coule
pas dans le plâtre frais l'une des chaudes bêtes souples.
*
**
De nombreux moutons (outre ceux que l'on
y introduit à l'époque des fêtes sacrificatoires)
vivent en permanence dans la Casbah d'Alger. Le mouton est par rapport
au musulman ce que la vache est par rapport à l'hindou mais ici
l'on voue à l'holocauste, fréquemment, cet objet de culte.
Plus de quinze jours encore après l'Aïd-el-Kébir on
ne peut faire un pas, visiter une maison, sans rencontrer au passage l'une
de ces
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têtes lamentables de victimes que l'on grille ensuite en plein vent
et qui propagent sur toute la ville une atroce odeur de laine et de corne
brûlée.
Il arrive que certaines familles - d'abord dans un but alitaire qui se
transforme ensuite en attachement sentimental - adoptent agneau. On l'élève
au biberon faute d'autre mamelle. Les boutiquiers fréquemment de
pareils pensionnaires.
Certain cafetier européen de la Casbah éleva ainsi pendant
deux ans un mouton magnifique devenu ivrogne comme un mécréant
pour sa célébrité et son malheur.
Ce mouton buvait exclusivement du vin rouge et plutôt fort comme
a plupart des vins naturels du pays. Et il en absorbait chaque jour de
quoi saouler un homme. Voici comment :
Le cafetier vendait aussi du vin à emporter. Il en avait constamment
deux fûts dans sa boutique. Une cuvette était placée
sous le robinet de chacun et lorsqu'on tirait du vin au tonneau il en
tombait quelques gouttes et parfois même un demi-verre dans la cuvette
.Le mouton prit bientôt l'habitude d'y boire (il faut dire que ces
gens ne se rendaient probablement pas compte de ce qu'est la soif d'un
mouton et que l'eau potable dans la Casbah est plus que rare) . Le mouton,
insuffisamment abreuvé d'eau, se mit donc à boire du vin
et bientôt y prit goût. Il allait à sa cuvette comme
tant d'hommes au comptoir. Loin de l'en empêcher, on favorisait
son vice car étant ivre il apparaissait beaucoup plus réjouissant
qu'un bêlant mouton normal. Il faisait des sauts de recordman, des
bonds, des entrechats, toute une danse démoniaque dont les enfants
du cafetier, au retour de l'école, c'est-à-dire au moment
où le mouton avait fait son plein, s'amusaient beaucoup... "
Saute... Saute... mouton !... " Bientôt la bête eut ses
admirateurs attitrés, réussit des performances quant à
la quantité de boisson absorbée... Il y eut des paris engagés
pour juger des capacités comparées de cette bête et
de certain homme qui faillit en crever... On couronna le mouton triomphant
tandis que l'homme étouffait dans un renfoncement de la boutique...
On lui mit des rubans sous l'oreille. Cela tournait au culte, au fétichisme.
Il eut bientôt même un état civil. On l'avait simplement
nommé " Bibi " dans son jeune âge. On y joignit
le nom de famille de son maître. A cause de Bibi, le cafetier connut
des recettes magnifiques et put contempler avec satisfaction sa caisse
pleine tandis que ses enfants comptaient les bons points qu'on leur donnait
à l'école et sur lesquels, maintenant, il est écrit
" Buvez du vin ", " Le vin remplace le pain ", "
Tant de verres de vin valent une côtelette ". Et l'on comprend
combien, dans ces conditions, un débitant peut se sentir républicain.
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Tout aurait pu prospérer ainsi, pendant quelque temps, si le mouton
n'avait exagérément grossi, enflé même. Il
devenait plus triste à mesure qu'il devenait plus pesant et bientôt,
pour lui redonner une suffisante gaieté capable d'amuser la galerie,
il fallut fortement augmenter les doses d'alcool.
Le cafetier alors grogna mais les enfants protestèrent. En somme,
dans la maison, on croyait aimer beaucoup Bibi dont on détruisait
le foie méthodiquement comme celui d'un homme.
Puis un matin, à l'aube, en ouvrant la boutique, plus de mouton...
La porte n'avait pas été forcée, le tiroir-caisse
était intact. La patronne affirmait que lorsqu'elle avait quitté
la boutique, peu avant son mari, le mouton était couché
à sa place habituelle ; le fils aîné prétendait
le contraire. Il s'en souvenait parfaitement ; la place du mouton était
vide ; il l'avait cru endormi dans un autre coin. Quant au père,
il dut avouer qu'il n'avait pas, au moment de la fermeture, prêté
son attention habituelle à Bibi car il discutait de politique.
On commença d'interroger les voisins, les passants, on envoya une
équipe de yaouleds, en éclaireurs, à la recherche
de cette bête si remarquable. On pensa d'abord à une simple
escapade... A un vol ensuite... De toute manière un mouton de cette
taille ne s'escamote pas comme un chat.
La patronne soupirait, les enfants pleuraient, le patron s'en fut déposer
plainte, en détournement de bête, à la police.
Quarante-huit heures passèrent, puis une semaine, puis un mois.
Et jamais on ne retrouva trace du mouton disparu, volatilisé de
manière aussi surprenante. On en demeura réduit à
jamais aux suppositions les plus variées.
Certain vieux musulman mystique, extrêmement orthodoxe, prétendit
que ce mouton plus sage que beaucoup d'hommes sentant que la boisson enflait
son foie et le faisait lentement périr... " Allah ! mes fils
vous donne ce miracle en exemple... et puissiez vous comprendre ! Ya Allah
!.. " s'en était allé simplement hors de la Casbah
à la recherche d'une eau pure et d'une herbe saine...
Des rationalistes affirmèrent qu'il avait été la
proie de chenapans amateurs de méchoui ou de pauvres bougres en
chômage qui n'avaient pas depuis longtemps goûté à
la saveur de la viande. " L'Hamdoullah ! Et tant mieux pour eux !
"
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Ainsi finit mystérieusement Bibi-le-Mouton-Chéri qui, après
avoir servi de spectacle scandaleux pendant des mois à beaucoup
trop d'hommes, fit peut-être le régal de quelques autres.
Sa mémoire continue d'être vénérée par
ses maîtres et son souvenir n'est pas près de s'éteindre
dans une contrée où la légende est une nécessité
vitale au point que le plus retors des mercantis y sacrifie autant que
la putain la plus ingénue.
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