VIII
CAR divers désastres sociaux, depuis
la guerre, et principalement au cours de ces dernières années
de chômage mondial et de transformations politiques européennes,
ont amené dans la Casbah une nouvelle variété d'habitants.
Il en est qui ne font que toucher terre avant de reprendre leur marche
errante et qui s'adressent simplement pour trouver un abri passager au
nouveau et magnifique refuge de nuit d'architecture moderne, pourvu de
tout le confort, qui s'élève rue Marengo et remplace depuis
peu l'infâme abri plafonné d'immenses toiles d'araignées
qui fut longtemps, un peu plus bas, l'une des hontes indéniables
de la colonie.
Certains de ces éléments internationaux qui n'atteignent
pas encore le détachement absolu du désespoir erratique,
qui souhaitent prendre terre plus longuement ou qui ont des raisons particulières
de ne pas dévoiler leur état civil au gestionnaire du refuge
de nuit en question, roulent de cafés maures en bains maures, changeant
d'abri chaque soir, à moins qu'ils ne préfèrent établir
leur campement en plein air.
Les clochards de la Casbah d'Alger (surtout s'ils s'installent dans ses
parties les plus escarpées) risquent beaucoup moins d'être
tracassés que partout ailleurs. Peut-être parce qu'ils ne
sauraient gêner en rien une circulation fort ralentie après
dix heures du soir.
Depuis le mois de Mai et nous sommes en Août, il est trois jeunes
gens qui dorment à la belle étoile sur un tréteau
dont ils ont fait une couche particulièrement propice par son élévation
qui les met à l'abri des rongeurs, cafards et autres bêtes
nuisibles. Face au ciel, ils dorment en se
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tenant par les épaules. Une vieille couverture brune leur sert
de commun manteau.
Il est dangereux, à plus d'un titre, de dormir longtemps en plein
air. Même dans la belle saison, on y risque la bronchite ou la névralgie
et l'on peut s'éveiller, au matin, accablé à la fois
par une douleur rhumatismale et la perte de son porte-monnaie. Moins il
contenait, plus cela peut être tragique. Il s'est donc aussi constitué,
de-ci, de-là, certaines sortes de dortoirs ignorés de la
police car les locataires musulmans qui sous-louent ces réduits
pour des prix exorbitants ne s'en vantent pas
***
Cet ancien clerc de notaire âgé
de soixante-quinze ans, né en Alsace, fixé en Algérie
depuis l'époque de sa conscription, ne peut plus travailler à
cause d'une paralysie de la main droite. D'ailleurs, depuis l'introduction
des machines à écrire, qui songerait à employer encore
un si vieux copiste ? Le patron millionnaire qu'il servit pendant quarante
ans l'a congédié avec une aumône. Actuellement cet
ancien petit bourgeois français que certains placements dans les
fonds russes ont complètement ruiné, habite la Casbah et
vit d'une mendicité à peine déguisée. Concurremment
avec les yaouleds, il garde dans la ville européenne les autos
en stationnement, fait quelques courses pour certaines personnes charitables
de la Casbah, les filles publiques entre autres. Il paie son morceau de
chambre, dans une maison de la rue de la Girafe, quinze francs par mois,
il déjeune au fourneau économique. S'il ne mange pas le
soir, ce n'est pas spécialement par hygiène. Il est né,
il a vécu sa jeunesse à une époque où l'on
ne craignait pas la graisse, où l'on demeurait capable de faire
trois repas par jour et d'être joyeux. Belle époque! Toute
valeur y paraissait stable... Quand il prend son quart de travail, dans
la basse ville, il ne peut s'empêcher d'aller, de temps à
autre, consulter les cours de la Bourse affichés aux portes des
banques et le passant qui vient de lui remettre quelques sous s'étonne
de l'entendre murmurer, avec désespoir:
- Oh ! mon Dieu, comme tout a baissé encore !
Il est tellement attaché au souvenir confortable, à l'apparence
prospère d'un monde qui pourtant l'a renié mais par lequel
il a si bien vécu jadis, qu'ayant personnellement tout perdu il
demeure capable de se faire du souci pour ceux qui possèdent encore.
C'est une âme sans rancune qui sait ce qu'il en coûte de dégringoler
d'un échelon confortable au bas de l'échelle. Il partage
sa chambre - si l'on peut appeler ainsi le local exigu, sans ouverture
autre que la porte et muni de maigres nattes en guise de lit -
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avec un russe blanc qui fabrique sur les terrasses (aux heures de plein
soleil où n'y viennent pas les musulmanes) des biscuits sans saveur
qu'il parvient quand même à écouler ensuite dans la
ville européenne à certaines autres femmes sensibles et
moins enfermées qui pratiquent le cinéma et peuvent éprouver
combien il ressemble à Ivan Mosjoukine...
Un déserteur des bagnes militaires, tatoué de haut en bas
et qui s'efforce sans cesse de s'imaginer qu'il est repris et qu'il s'en
fout... un chômeur allemand qui rêve de la Légion comme
du seul Paradis Terrestre... un grand mutilé de guerre sénégalais
qui pourrait mieux vivre mais qui préfère boire le plus
possible, complètent le team.
Le sénégalais qui est cul-de-jatte et auquel le vieux, obligeamment,
rend quelques services, est assez généreux. Quand il a touché
sa pension, il saoule royalement la chambrée de façon à
lui faire oublier la vie présente pendant vingt-quatre heures au
moins. Le russe passe volontiers aux copains quelques-uns des biscuits
qu'il rate. L'allemand qui n'a rien à partager procure au moins
au vieux la satisfaction d'entendre des lieds anciens dans une langue
qui lui rappelle sa belle enfance. Le déserteur amène dans
ce groupe une amertume, un cynisme qui rendent l'atmosphère pesante.
Il est des moments où les colloques de ces cinq damnés provisoires
(car la mort peut apparaître non comme une sanction mais comme une
compensation à certaines vies) vaudraient la peine d'un enregistrement
sonore.
De temps à autre, aussi, Fil-à-Plomb vient les réconforter
de sa présence et leur apporte un petit secours en vivres et vieux
vêtements.
Fil-à-Plomb, pendant longtemps travailleur dans le bâtiment,
fut surnommé ainsi à cause de la rectitude absolue de son
caractère. L'on dit d'abord... " Ah ! Un tel ! il est sûr
! Mon vieux, c'est un vrai fil-à-plomb ". Et puis le surnom
lui resta et se substitua à son véritable patronyme. La
plupart de ceux qui l'appellent ainsi aujourd'hui ne savent pas pourquoi.
D'autant que par abréviation Fil-à-Plomb est devenu "
Fil " et que cela ne veut plus rien dire. On peut croire qu'il s'appelle
Philéas ou Philémon.
Fil-à-Plomb fut emprisonné pendant plusieurs années
au temps où le communisme maintenant assoupi agitait certains éléments
de l'Afrique du Nord. On prétend qu'il prit à son compte
les méfaits d'un militant chargé de famille qui avait besoin
de demeurer libre pour gagner le pain quotidien de trois enfants. Quand
on connaît Fil-à-Plomb cela paraît extrêmement
plausible. Ce personnage héroïque se présente sous
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une apparence d'ouvrier proprement vêtu et strictement poli. De
prime abord, ni son visage ni sa mise ni sa conversation n'offrent de
particularités capables d'inciter davantage à le connaître.
Il est plutôt insignifiant, sauf pour un connaisseur. Car Fil-à-Plomb
possède (comme le signal d'autres magnificences possibles) , un
nez singulier, curieux, unique, ne se rattachant à aucune catégorie
de nez connue ou classée. Un nez point tellement grand ni laid
mais construit tout en ossature et en cartilages. Un nez puissant, essentiel,
solide, en forme de proue, de saillant, de bélier. Le nez de Fil-àPlomb
eut certainement tenté un sculpteur du Moyen Age pour un bas- relief
ou un arc de soutènement de cathédrale. Car, à lui
seul, il évoque une idée de support, de résistance
et de durée, de provocation ingénue aussi, quelque peu.
Fil-à-Plomb ne se plaint jamais de rien pour son compte personnel.
Quand on lui demande ses souvenirs sur ses trois ans de séjour
à Barberousse et qu'on s'apitoie, il se défend. " Oh
! certainement c'est plutôt long, quand on est une personne active
" cependant comme on l'avait mis au régime politique (après
huit jours de grève de la faim) et que les copains lui envoyaient
des livres, il a pu s'instruire comme jamais au temps de sa jeunesse besogneuse
il n'en avait eu l'occasion. Il bricolait aussi. On ne peut pas rester
les bras ballants quand on voit dans la construction tant de choses qui
clochent. Et il n'y a jamais de crédit pour les petites choses.
Fil-à-Plomb est humblement satisfait quand il pense à certaines
améliorations qu'il a faites pendant son séjour dans cette
vieille maison des demi-morts. Comment il a reconstruit par exemple en
briques et faïences neuves le potager de cette sombre cuisine. Car
cela servira sûrement au bonheur de quelques prisonniers des temps
futurs qui trouveront moins de cafards dans leur soupe.
C'est l'un des rares individus avec lesquels on pourrait se trouver soudain
transporté par maléfice des éléments sur quelque
île déserte sans rien avoir à redouter du sort, des
indigènes, du climat ou de son caractère. Il saurait aussitôt
faire feu de tout bois, trouver de l'eau douce à portée,
des herbes pour la couche, des fruits comestibles et probablement même
apprivoiserait les bêtes réputées féroces.
Il a bien réussi à faire soupirer de regret certains gardiens
de prison lorsqu'il sortit de Barberousse. C'est un type qui a su ne perdre
aucun des dons essentiels du sauvage quant à l'odorat, à
l'adresse manuelle, à la candeur, à la franchise. Il suffit
de savoir l'interroger simplement pour qu'il vous révèle
sur la Casbah et ses ressources cachées de prodigieux documents.
Son langage est sans périphrases, il dédaigne généralement
les effets oratoires. Il est l'homme du matériau noble, du fait
massif de belle structure et d'autant plus précieux qu'il est moins
taillé. Il possède dans sa mémoire une liste d'hommes,
de circonstances et de
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péripéties qui pourraient inspirer une nouvelle Odyssée.
Il ne sait ni inventer ni truquer. L'invention n'est qu'un vice d'intellectuels
qui n'ont jamais rien vu ni vécu. Lui peut restituer assez d'images
vivantes et prodigieuses pour en nourrir cent récits possédant
la saveur des produits naturels, sans aucune forcerie.
***
Quand cet homme si adroit manuellement, sortit
de Barberousse, la plupart des chantiers lui demeurèrent fermés
par la crainte de transmission de cette peste politique dont il gardait
sur lui l'odeur. Il se mit donc à bricoler dans la Casbah dont
les habitants ignoraient son passé répréhensible
faute pour la plupart de savoir ce que pouvait être le communisme,
son Dieu, Karl Marx et Lénine son grand prêtre, Allah leur
suffisant.
Depuis ce moment, Fil-à-Plomb répare les machines à
coudre des confectionneurs et confectionneuses de costumes, les phonos
des familles et des filles publiques, les appareils de T.S.F. des bistrots
et même certaines machines à écrire introduites depuis
peu et bien entendu chez des juifs. Il réduit également
à l'occasion l'incontinence des robinets, maçonne les terrasses
qui font eau, débouche les caniveaux engorgés après
les pluies, se montre capable d'améliorer les lampes à pétrole,
d'installer l'électricité, de remédier à la
mauvaise humeur des serrures, de recrépir les façades en
mauvais état, de vérifier la marche des pétrins mécaniques.
Il se dérange immédiatement dès qu'on requiert son
aide, alors que la plupart des praticiens en tous genres de la ville européenne
ou du bas de la Casbah même, se laissent attendre pendant plusieurs
jours et réclament des salaires excessifs.
Il est à craindre que Fil-à-Plomb ne se fasse rappeler à
l'ordre, un de ces jours, par les camarades syndiqués.
*
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Fil-à-Plomb, en dehors de ses heures
de travail, s'emploie, autant qu'il le peut, à sauver du désespoir
certains êtres traqués par la misère ou l'injustice
des temps. Cela ne l'empêche pas de s'intéresser de surcroît
aux animaux qui souffrent et dans cette ville il y en a beaucoup.
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