inconnu casbah, chapitre 8
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Chapitre 8
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 8
pages 85 à 91
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mise sur site : février 2013

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VIII

CAR divers désastres sociaux, depuis la guerre, et principalement au cours de ces dernières années de chômage mondial et de transformations politiques européennes, ont amené dans la Casbah une nouvelle variété d'habitants. Il en est qui ne font que toucher terre avant de reprendre leur marche errante et qui s'adressent simplement pour trouver un abri passager au nouveau et magnifique refuge de nuit d'architecture moderne, pourvu de tout le confort, qui s'élève rue Marengo et remplace depuis peu l'infâme abri plafonné d'immenses toiles d'araignées qui fut longtemps, un peu plus bas, l'une des hontes indéniables de la colonie.

Certains de ces éléments internationaux qui n'atteignent pas encore le détachement absolu du désespoir erratique, qui souhaitent prendre terre plus longuement ou qui ont des raisons particulières de ne pas dévoiler leur état civil au gestionnaire du refuge de nuit en question, roulent de cafés maures en bains maures, changeant d'abri chaque soir, à moins qu'ils ne préfèrent établir leur campement en plein air.

Les clochards de la Casbah d'Alger (surtout s'ils s'installent dans ses parties les plus escarpées) risquent beaucoup moins d'être tracassés que partout ailleurs. Peut-être parce qu'ils ne sauraient gêner en rien une circulation fort ralentie après dix heures du soir.

Depuis le mois de Mai et nous sommes en Août, il est trois jeunes gens qui dorment à la belle étoile sur un tréteau dont ils ont fait une couche particulièrement propice par son élévation qui les met à l'abri des rongeurs, cafards et autres bêtes nuisibles. Face au ciel, ils dorment en se

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tenant par les épaules. Une vieille couverture brune leur sert de commun manteau.

Il est dangereux, à plus d'un titre, de dormir longtemps en plein air. Même dans la belle saison, on y risque la bronchite ou la névralgie et l'on peut s'éveiller, au matin, accablé à la fois par une douleur rhumatismale et la perte de son porte-monnaie. Moins il contenait, plus cela peut être tragique. Il s'est donc aussi constitué, de-ci, de-là, certaines sortes de dortoirs ignorés de la police car les locataires musulmans qui sous-louent ces réduits pour des prix exorbitants ne s'en vantent pas

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Cet ancien clerc de notaire âgé de soixante-quinze ans, né en Alsace, fixé en Algérie depuis l'époque de sa conscription, ne peut plus travailler à cause d'une paralysie de la main droite. D'ailleurs, depuis l'introduction des machines à écrire, qui songerait à employer encore un si vieux copiste ? Le patron millionnaire qu'il servit pendant quarante ans l'a congédié avec une aumône. Actuellement cet ancien petit bourgeois français que certains placements dans les fonds russes ont complètement ruiné, habite la Casbah et vit d'une mendicité à peine déguisée. Concurremment avec les yaouleds, il garde dans la ville européenne les autos en stationnement, fait quelques courses pour certaines personnes charitables de la Casbah, les filles publiques entre autres. Il paie son morceau de chambre, dans une maison de la rue de la Girafe, quinze francs par mois, il déjeune au fourneau économique. S'il ne mange pas le soir, ce n'est pas spécialement par hygiène. Il est né, il a vécu sa jeunesse à une époque où l'on ne craignait pas la graisse, où l'on demeurait capable de faire trois repas par jour et d'être joyeux. Belle époque! Toute valeur y paraissait stable... Quand il prend son quart de travail, dans la basse ville, il ne peut s'empêcher d'aller, de temps à autre, consulter les cours de la Bourse affichés aux portes des banques et le passant qui vient de lui remettre quelques sous s'étonne de l'entendre murmurer, avec désespoir:

- Oh ! mon Dieu, comme tout a baissé encore !

Il est tellement attaché au souvenir confortable, à l'apparence prospère d'un monde qui pourtant l'a renié mais par lequel il a si bien vécu jadis, qu'ayant personnellement tout perdu il demeure capable de se faire du souci pour ceux qui possèdent encore. C'est une âme sans rancune qui sait ce qu'il en coûte de dégringoler d'un échelon confortable au bas de l'échelle. Il partage sa chambre - si l'on peut appeler ainsi le local exigu, sans ouverture autre que la porte et muni de maigres nattes en guise de lit -

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avec un russe blanc qui fabrique sur les terrasses (aux heures de plein soleil où n'y viennent pas les musulmanes) des biscuits sans saveur qu'il parvient quand même à écouler ensuite dans la ville européenne à certaines autres femmes sensibles et moins enfermées qui pratiquent le cinéma et peuvent éprouver combien il ressemble à Ivan Mosjoukine...

Un déserteur des bagnes militaires, tatoué de haut en bas et qui s'efforce sans cesse de s'imaginer qu'il est repris et qu'il s'en fout... un chômeur allemand qui rêve de la Légion comme du seul Paradis Terrestre... un grand mutilé de guerre sénégalais qui pourrait mieux vivre mais qui préfère boire le plus possible, complètent le team.
Le sénégalais qui est cul-de-jatte et auquel le vieux, obligeamment, rend quelques services, est assez généreux. Quand il a touché sa pension, il saoule royalement la chambrée de façon à lui faire oublier la vie présente pendant vingt-quatre heures au moins. Le russe passe volontiers aux copains quelques-uns des biscuits qu'il rate. L'allemand qui n'a rien à partager procure au moins au vieux la satisfaction d'entendre des lieds anciens dans une langue qui lui rappelle sa belle enfance. Le déserteur amène dans ce groupe une amertume, un cynisme qui rendent l'atmosphère pesante.

Il est des moments où les colloques de ces cinq damnés provisoires (car la mort peut apparaître non comme une sanction mais comme une compensation à certaines vies) vaudraient la peine d'un enregistrement sonore.
De temps à autre, aussi, Fil-à-Plomb vient les réconforter de sa présence et leur apporte un petit secours en vivres et vieux vêtements.

Fil-à-Plomb, pendant longtemps travailleur dans le bâtiment, fut surnommé ainsi à cause de la rectitude absolue de son caractère. L'on dit d'abord... " Ah ! Un tel ! il est sûr ! Mon vieux, c'est un vrai fil-à-plomb ". Et puis le surnom lui resta et se substitua à son véritable patronyme. La plupart de ceux qui l'appellent ainsi aujourd'hui ne savent pas pourquoi. D'autant que par abréviation Fil-à-Plomb est devenu " Fil " et que cela ne veut plus rien dire. On peut croire qu'il s'appelle Philéas ou Philémon.

Fil-à-Plomb fut emprisonné pendant plusieurs années au temps où le communisme maintenant assoupi agitait certains éléments de l'Afrique du Nord. On prétend qu'il prit à son compte les méfaits d'un militant chargé de famille qui avait besoin de demeurer libre pour gagner le pain quotidien de trois enfants. Quand on connaît Fil-à-Plomb cela paraît extrêmement plausible. Ce personnage héroïque se présente sous

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une apparence d'ouvrier proprement vêtu et strictement poli. De prime abord, ni son visage ni sa mise ni sa conversation n'offrent de particularités capables d'inciter davantage à le connaître. Il est plutôt insignifiant, sauf pour un connaisseur. Car Fil-à-Plomb possède (comme le signal d'autres magnificences possibles) , un nez singulier, curieux, unique, ne se rattachant à aucune catégorie de nez connue ou classée. Un nez point tellement grand ni laid mais construit tout en ossature et en cartilages. Un nez puissant, essentiel, solide, en forme de proue, de saillant, de bélier. Le nez de Fil-àPlomb eut certainement tenté un sculpteur du Moyen Age pour un bas- relief ou un arc de soutènement de cathédrale. Car, à lui seul, il évoque une idée de support, de résistance et de durée, de provocation ingénue aussi, quelque peu.

Fil-à-Plomb ne se plaint jamais de rien pour son compte personnel. Quand on lui demande ses souvenirs sur ses trois ans de séjour à Barberousse et qu'on s'apitoie, il se défend. " Oh ! certainement c'est plutôt long, quand on est une personne active " cependant comme on l'avait mis au régime politique (après huit jours de grève de la faim) et que les copains lui envoyaient des livres, il a pu s'instruire comme jamais au temps de sa jeunesse besogneuse il n'en avait eu l'occasion. Il bricolait aussi. On ne peut pas rester les bras ballants quand on voit dans la construction tant de choses qui clochent. Et il n'y a jamais de crédit pour les petites choses. Fil-à-Plomb est humblement satisfait quand il pense à certaines améliorations qu'il a faites pendant son séjour dans cette vieille maison des demi-morts. Comment il a reconstruit par exemple en briques et faïences neuves le potager de cette sombre cuisine. Car cela servira sûrement au bonheur de quelques prisonniers des temps futurs qui trouveront moins de cafards dans leur soupe.

C'est l'un des rares individus avec lesquels on pourrait se trouver soudain transporté par maléfice des éléments sur quelque île déserte sans rien avoir à redouter du sort, des indigènes, du climat ou de son caractère. Il saurait aussitôt faire feu de tout bois, trouver de l'eau douce à portée, des herbes pour la couche, des fruits comestibles et probablement même apprivoiserait les bêtes réputées féroces. Il a bien réussi à faire soupirer de regret certains gardiens de prison lorsqu'il sortit de Barberousse. C'est un type qui a su ne perdre aucun des dons essentiels du sauvage quant à l'odorat, à l'adresse manuelle, à la candeur, à la franchise. Il suffit de savoir l'interroger simplement pour qu'il vous révèle sur la Casbah et ses ressources cachées de prodigieux documents. Son langage est sans périphrases, il dédaigne généralement les effets oratoires. Il est l'homme du matériau noble, du fait massif de belle structure et d'autant plus précieux qu'il est moins taillé. Il possède dans sa mémoire une liste d'hommes, de circonstances et de

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péripéties qui pourraient inspirer une nouvelle Odyssée. Il ne sait ni inventer ni truquer. L'invention n'est qu'un vice d'intellectuels qui n'ont jamais rien vu ni vécu. Lui peut restituer assez d'images vivantes et prodigieuses pour en nourrir cent récits possédant la saveur des produits naturels, sans aucune forcerie.

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Quand cet homme si adroit manuellement, sortit de Barberousse, la plupart des chantiers lui demeurèrent fermés par la crainte de transmission de cette peste politique dont il gardait sur lui l'odeur. Il se mit donc à bricoler dans la Casbah dont les habitants ignoraient son passé répréhensible faute pour la plupart de savoir ce que pouvait être le communisme, son Dieu, Karl Marx et Lénine son grand prêtre, Allah leur suffisant.

Depuis ce moment, Fil-à-Plomb répare les machines à coudre des confectionneurs et confectionneuses de costumes, les phonos des familles et des filles publiques, les appareils de T.S.F. des bistrots et même certaines machines à écrire introduites depuis peu et bien entendu chez des juifs. Il réduit également à l'occasion l'incontinence des robinets, maçonne les terrasses qui font eau, débouche les caniveaux engorgés après les pluies, se montre capable d'améliorer les lampes à pétrole, d'installer l'électricité, de remédier à la mauvaise humeur des serrures, de recrépir les façades en mauvais état, de vérifier la marche des pétrins mécaniques.
Il se dérange immédiatement dès qu'on requiert son aide, alors que la plupart des praticiens en tous genres de la ville européenne ou du bas de la Casbah même, se laissent attendre pendant plusieurs jours et réclament des salaires excessifs.

Il est à craindre que Fil-à-Plomb ne se fasse rappeler à l'ordre, un de ces jours, par les camarades syndiqués.

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Fil-à-Plomb, en dehors de ses heures de travail, s'emploie, autant qu'il le peut, à sauver du désespoir certains êtres traqués par la misère ou l'injustice des temps. Cela ne l'empêche pas de s'intéresser de surcroît aux animaux qui souffrent et dans cette ville il y en a beaucoup.