VI
ON sort de ce Musée de Plein Vent
et de Belle Pouillerie avec une grande mélancolie, beaucoup d'humilité
quant à la condition humaine, une sorte d'orgueil aussi en songeant
à ce que des gens comme ceux-là firent en un siècle
et comme si l'on était pour quelque chose dans leur effort. Et
l'on trouve alors à la porte et environné d'un nombreux
auditoire, le conteur aveugle comme Homère qui depuis vingt ans
s'efforce de gagner le pain de sa famille en reconstituant de vieilles
légendes plus ou moins inspirées de l'esprit des Mille et
Une Nuits, entremêlées de textes coraniques. Car dans la
Casbah d'Alger, rien ne saurait s'effectuer ou se conclure autrement que
sous le signe d'Allah. Qu'il s'agisse d'une transaction commerciale d'une
honnêteté scrupuleuse ou douteuse, de la rencontre agréable
de deux amis dans un café ; qu'il faille rassembler et situer les
éléments d'une histoire fantaisiste ou demander des nouvelles
de la santé de quelqu'un, toujours intervient une formule pieuse.
Ainsi un personnage considérable entrant dans une maison publique
salue-t-il la fille indigène qui est occupée à remonter
le phono, en ces termes : " Dieu te prête la main, ma soeur
! "
Pour ces orientaux, tout dépend de la seule intercession divine
et la négligence et l'imprévoyance foncières qui
les mauvaises années font crever les troupeaux et mourir les familles,
l'abondance imprévisible des sauterelles et la sécheresse
des blés font partie d'une même inéluctable calamité
qui s'abat, tantôt sur une fraction du monde, tantôt sur une
autre, en fonction des pêchés communs. On ne saurait y remédier
par la volonté, la patience, la méthode, le travail surtout.
Quand on leur dit que depuis le règne des français chez
eux il y a moins de misère et de famine ils acquiescent mollement
et pensent sans l'exprimer à voix haute que c'est un hasard et
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seulement parce que l'Omnipotent l'a voulu ainsi. On ne combat pas une
mystique avec des preuves matérielles.
***
Le conteur aveugle, qui fut autrefois un
bon artisan et offre aux regard un facies maigre, intelligent, puise donc
le plus souvent ses ressources dans le Coran et quelques légendes
islamiques. Il arrive cependant que stimulé par la chaleur ou tracassé
sait-on par quel démon invisible, quel djennoun issu du proche
fatras du Musée de Plein Vent, né de la cendre des morts
fabuleux, il éprouve le besoin de rajeunir les figures de son jeu,
d'y mêler d'autres personnages du folklore.
Cela peut advenir s'il sent son auditoire un peu las des sempiternelles
historiettes, s'il s'aperçoit, au déplacement de l'air,
qu'un spectateur quitte la place avant la fin du récit, ou si quelque
jeune homme se permet de lui poser des questions par trop insidieuses
et tendant surtout à ramener le débat sur des problèmes
directement inspirés d'une époque plus contemporaine. D'abord,
il tente d'éluder la difficulté par quelque feinte habile
qui mettra les rieurs de son côté, il essaie de se dérober
par une sorte de pirouette, il ruse pour éviter cette fatigue superflue.
Et c'est alors, pendant un long moment, entre le conteur et ses clients,
une joute pleine de verdeur, de gaieté, de rabelaiserie.
Mais il est fatalement dans l'assistance, l'un de ces têtus au front
bas ou l'un de ces pédants qui ne sauraient se satisfaire d'une
bonne plaisanterie, et celui-là exige que le conteur conte au lieu
de jongler. Il faut s'apprêter à le satisfaire. Le prestige
du bateleur, à présent, est en jeu... Car si le bruit se
répandait que ce charmeur de carrefour n'est plus semblable à
ce qu'il était l'an dernier et qu'il décline!...
Dans la Casbah d'Alger, comme à Paris, comme à Hollywood,
les vedettes connaissent le danger de paraître inférieures
à elles-mêmes et tremblent de déchoir dans l'estime
publique des imbéciles qui les paient.
Alors, en attendant que les idées lui viennent, car maintenant
il ne s'agit plus seulement de se souvenir mais de composer, d'inventer
peut-être, le conteur commence à travailler la générosité
du client comme les bateleurs l'ont toujours fait et le feront toujours...
" Zoudj franck... Non... sans deux francs, au moins, je ne peux rien
vous dire et cette histoire splendide ce sera pour un autre jour... "
Ces mots frank et sourdi... franc et sou... même dans la trame d'une
légende ancienne se glissent souvent d'une manière ana?
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chronique et peut-être bien significative des difficultés
du moment... Maintenant ils bourdonnent autour du conteur... " O
frères... il manque vingt sous... vingt sous encore... Me prenez-vous
pour un meskine, un mendiant ? Dois-je m'endormir au talus de la route
sans plus rien dire ? Inch Allah ! Comme il plaît à Dieu...
O Dieu... O Dieu... O Dieu... Ya Allah... Et Sa Bénédiction
sur moi s'il lui plaît encore... "
Ce jour-là, " jour d'entre les jours ", il dut battre
le rappel des bonnes volontés, stimuler les orgueils défaillants
pendant un quart d'heure. Même en s'adjoignant Dieu, l'artiste de
tout pays ne saurait qu'avec grande difficulté recevoir une infime
obole des esprits pesants qui l'entourent.
" Il ne manque plus que dix sous... que trois... juste un encore
! " Bribe par bribe, le voilà obligé de défendre
le pain de sa vie quotidienne envers et contre les philistins qui attendent
de lui et de préférence gratis de quoi subsister dans leur
vie profonde.
Et quand il eut en main, en poche et plus encore presque dans l'estomac,
cette certitude tangible d'une prochaine côtelette-méchoui
ou d'un couscouss gras chez le meilleur des gargotiers, il sentit alors
qu'il ne pouvait plus renâcler devant l'obstacle, refuser le travail
immédiat, la difficulté imminente. Et comme un journaliste
enfin amené devant la nécessité de la copie, comme
un romancier proche de sa réception à l'Académie,
il se prit à composer son récit.
Jusqu'à la perte absolue de ses yeux, il avait eu la possibilité
franche, allègre, joyeuse d'être simplement menuisier...
Un muscle rétif se masse d'un autre bras secourable... Mais la
fatigue ou le vide de l'esprit !... Il fut pourtant éblouissant,
extraordinaire, admirable. Et pour deux francs !...
Il faut convenir qu'entre-temps il s'était dopé, qu'il avait
absorbé deux thés à la menthe offerts par un admirateur
généreux et qu'un gamin était allé quérir,
qu'il n'avait pas cessé non plus de pratiquer une sorte de gymnastique
incantatoire à la manière des Aïssaouas qui se veulent
mettre en transe. D'arrière en avant, d'avant en arrière...
d'arrière en avant, il avait imposé à son corps une
sorte de va-et-vient comme pour activer en lui un courant spirituel. Peut-être
aussi, ce mouvement n'était-il qu'un souvenir de son ancien métier
de menuisier. Ainsi rabote-t-on une planche d'un bois particulièrement
rebelle. L'assistance commençait à manifester son impatience.
Il lui imposa d'abord et pour la calmer un pieux exercice. Tout le monde
dut répéter à plusieurs reprises, quelque chose comme
: " Dieu
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soit loué. Et s'il plaît à Allah... " Puis il
entra dans le plan irréel et périlleux de la fiction toute
puissante.
***
Ce fut inouï, fantasque, véritablement
imprévu, hors de toute normale attente... sans aucun respect pour
aucune règle de temps, ni d'espace, ni de convention du récit
classique, de l'ordre chronologique et des limites géographiques.
Une sorte de vagabondage allègre, anarchique au mépris de
toutes les lois établies... Les faits en liberté, enfin,
dans une sorte de matière cosmique où il les cueillait,
les mêlait, les brassait, les accommodait à son gré....
Le présent et l'ancien.... L'uniforme français et les burnous
flottants d'Abd-el-Kader... Le Maréchal Bugeaud et l'aviation...
Des potins de salons de l'époque qui suivit immédiatement
la conquête française quand les femmes des hauts dignitaires
de l'Empire organisaient des réceptions dans les maisons mauresques
de la rue du Diable... Le bruit d'un moteur comme la rumeur d'un coquillage
dans l'oreille ou l'esprit d'une belle des terrasses honnêtes qui
espère seulement un homme vaillant pour la mieux couvrir que son
mari... Les cocus mêlés aux héros... et parfois même
ne faisant qu'un... Les vastes gueulardises et le chômage actuel...
Une pluie de sauterelles que la seule présence de l'émir
Khaled interrompt... Des histoires déplorables de luttes électorales
actuelles entre conseillers municipaux et autres élus musulmans...
L'aventure du beau chanteur algérois et de la malheureuse chanteuse
tunisienne brûlée vive par un amant jaloux l'arrosant de
pétrole pendant son sommeil... La manière dont quelques
musulmans trop pressés de voir une France métallurgique
et nourricière pour laquelle on leur refusait un passeport s'embarquèrent
clandestinement et moururent dans leur réduit secret, cuits par
la chaleur des chaudières... La façon dont le cafetier de
la rue de la Girafe découvrit que son serviteur le volait et comment
il trouva une bonne ruse pour le surprendre... Non seulement le conteur
parlait mais il sifflait, hurlait, imitait le crissement des sauterelles,
le bruit du moteur d'avion, le sursaut de l'épouse surprise en
flagrant délit, du voleur saisi, le hoquet de l'ivrogne, le bruit
de houle de la mer, les soupirs d'agonie des hommes murés à
fond de cale, puis encore il faisait des gestes, mimait des coquetteries,
des révoltes, des abandons. Ce n'était pas seulement un
récit mais un spectacle. Il paraissait nombreux à lui seul,
infiniment variable, protéiforme enfin. De temps à autre,
il est vrai, pour reprendre souffle, pour se reposer, il invoquait Dieu,
obligeait l'assistance à faire de même Et n'ayant cessé
de se balancer d'arrière en avant, d'avant en arrière, il
ajoutait un nouveau trait à sa merveilleuse arabesque...
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Quelques proverbes aussi, placés judicieusement, lui permettaient
de toucher terre et de reprendre souffle.
" Fréquente le forgeron, tu attraperas de la suie ; fréquente
le parfumeur,
" tu emporteras l'odeur du bouquet ".
" La vie sous l'aile d'une mouche vaut encore mieux que le sommeil
du
" cimetière ".
" Il y a trois qualités qui en valent trente : la beauté,
la piété et la discrétion
" en amour ".
" Celui qui se lance dans une entreprise hasardeuse achète
le poisson vivant " en pleine mer ".
" Dans une bouche qui sait se taire une mouche ne saurait entrer
".
" O maison, ne dis pas : Jamais je ne serai visitée ".
" L'un pêche tandis que l'autre gobe le poisson ".
Il termina par l'aventure du Grand Targui, lors du débarquement
du suprême chef de l'Etat français pour les fêtes du
Centenaire.
Voici les voûtes de l'Amirauté
à la place exacte où les anciens corsaires barbaresques
suppliciaient parfois les prêtres chrétiens. Tout le corps
officiel est là : le Gouverneur avec son costume presque funéraire
de première classe, les chefs de l'Etat-Major brodés d'or,
les préfets et les administrateurs laurés de simple métal
blanc et les caïds à barbe d'argent vêtus de couleurs
éclatantes.
Le chef Targui est habillé de bure et masqué de noir. Il
vient de faire deux mois de route à travers le Grand Erg pour rencontrer
l'homme qui arrive par cette autre route de mer merveilleuse et qui tarde
à venir. Ce blédard parmi ces gens qui parlent, ces pigeons
gras qui roucoulent, s'ennuie comme un maigre faucon. Seule, cette eau
de mer l'intéresse et l'attire. En quelque sorte elle ressemble
au sable de son désert.. Le sable qui purifie, faute de mieux.
Et c'est avec le sable que le chef Targui, cinq fois le jour, fait ses
ablutions rituelles. On ne peut voir maintenant une eau pareille sans
penser aussitôt à ses vertus lustrales. Offerte enfin dans
toute son étendue. Une chose unique.. Un voyage.. une rencontre
que l'on ne saurait espérer deux fois au cours d'une vie... Le
Targui se penche vers cette eau qui reflète son dur
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regard... L'eau des puits sahariens n'est jamais assez vaste pour que
l'on s'y contemple en entier... Il se penche davantage... Personne ne
prête attention à lui dans la cohorte. Car voici le bateau
qui porte le chef de l'Etat. Alors, au bord des pierres, le chef Targui
d'abord s'asseoit. L'homme d'escorte qui soutient sa lance, l'imite. Allah
seul - qui sait tout - pourrait comprendre le vertige, la frénésie
qui s'empara soudain de ces deux hommes parvenus tous deux aux environs
de la cinquantaine et qui tous deux n'avaient vu de leur vie une nappe
d'eau sauf les jours de grande soif et de mirage.
De sorte que lorsque le chef de l'Etat apparut sur son contretorpilleur
pour débarquer dans cette vieille rade des corsaires barbaresques,
il y avait, derrière le dos des officiels trop occupés à
le regarder pour voir le reste, deux ingénus qui ayant défait
leurs sandales prenaient un bain de pieds dans la mer.
Ils étaient aussi les seuls musulmans de cette grande parade qui
malgré l'arrivée de ce Chef des Chefs Français n'avaient
pas oublié pour cela l'heure de leurs ablutions rituelles... "
Louange à Dieu donc et répétez comme moi, une fois,
deux fois, une dernière fois encore... S'il Plait à Dieu.
S'il Plait à Dieu. S'il Plait à Dieu, qu'il nous conserve
longtemps comme nous voilà ! "
Puis le conteur s'arrêta, épuisé, à bout de
force. Il ruisselait de sueur et sa tête penchait sur son épaule.
La foule était si anéantie de plaisir encore, il avait si
bien fait jouir ces hommes qu'aucun ne savait comment remercier... On
entendit enfin une sorte de soupir lent et comme timide bientôt
repris par d'autres bouches, puis du plus profond d'une sonore poitrine
un " Sa...h...a...a...a... " qui était comme un rugissement
dernier du plaisir. Enfin quelqu'un qui ne savait pas s'exprimer jeta
un franc dans la poussière... Oui, un franc, d'un seul coup...
Cette générosité donnait la mesure de la satisfaction
commune. Un homme prudent profita de cette surprise générale
pour s'esquiver suivi par deux ou trois autres. Le reste de l'assistance
fut convenable... Une seconde pièce et puis des sous encore...
A mesure que son assistant les ramassait sur le sol et les lui transmettait,
l'aveugle palpait, reconnaissant au toucher la valeur des oboles... Il
était si fatigué qu'il ne pouvait remercier qu'à
peine... Seulement en laissant légèrement rouler sa tête
d'une épaule à l'autre pour une esquisse de salut à
la collectivité...
Cependant, quand le gamin lui mit dans la main ce billet sans pouvoir
se retenir d'en annoncer en même temps le chiffre " Arba douros,
Vingt francs " il eut un sursaut d'énergie. Vingt francs !
Jamais il n'avait été pareillement honoré de sa vie.
Il eut un rire... Vingt francs
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d'un coup !... Une chose à ne pas croire... Avait-il été
si intéressant, vraiment ?.. " Sa main tremblait de fatigue
et d'orgueil quand il éleva ce billet au grand jour entre ses doigts
de parchemin jaune... " Regardez tous !.. Merci à Dieu d'abord
et à son généreux disciple ensuite... Vingt francs
pour cette histoire... Rien qu'une petite histoire... Je puis un autre
jour dire plus et mieux encore (il se vantait, on ne recommence pas un
chef-d'oeuvre surtout oratoire, mais peut-être se sentait-il suffisamment
de mémoire pour le répéter désormais comme
certains écrivains en changeant les noms n'en finissent jamais
de répéter la même histoire) . Vingt francs ! Louange...
Louange... Louange... et tous, encore, et d'un seul coeur remercions Dieu...
" Puis il se mit debout. C'était fini pour ce jour-là...
il n'en pouvait plus et tout le monde était sustenté au
delà de toute espérance. Chaque assistant emportait l'histoire
par lambeaux déjà émiettés dans le souvenir
et pour aucun ces fragments n'étaient les mêmes. Seul un
fait au moins demeurait intact, précis, préservé
de la négligence coupable de la mémoire... Mouloud avait
touché de certain spectateur, vingt francs, pour ce récit.
C'était vraiment une chose à commenter longuement, à
transmettre, à déformer comme tout ce qui se transmet, surtout
en Islam. Ces vingt francs, avant peu, en vaudraient cent, en vaudraient
mille. Et le souvenir de cette générosité d'un passant
deviendrait dans l'esprit des hommes de la Casbah quelque chose d'assez
mémorable pour qu'on le prît désormais comme base
et comparaison, à la manière de certaines dates de batailles,
d'épidémies, de belles récoltes... Il y aurait désormais
" L'année où ce passant donna, contre un récit,
une fortune à Mouloud ben Tahar ".
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