inconnu de la casbah,chapitre 6
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Chapitre 6
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 6
pages 65 à 73
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mise sur site : février 2013

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VI

ON sort de ce Musée de Plein Vent et de Belle Pouillerie avec une grande mélancolie, beaucoup d'humilité quant à la condition humaine, une sorte d'orgueil aussi en songeant à ce que des gens comme ceux-là firent en un siècle et comme si l'on était pour quelque chose dans leur effort. Et l'on trouve alors à la porte et environné d'un nombreux auditoire, le conteur aveugle comme Homère qui depuis vingt ans s'efforce de gagner le pain de sa famille en reconstituant de vieilles légendes plus ou moins inspirées de l'esprit des Mille et Une Nuits, entremêlées de textes coraniques. Car dans la Casbah d'Alger, rien ne saurait s'effectuer ou se conclure autrement que sous le signe d'Allah. Qu'il s'agisse d'une transaction commerciale d'une honnêteté scrupuleuse ou douteuse, de la rencontre agréable de deux amis dans un café ; qu'il faille rassembler et situer les éléments d'une histoire fantaisiste ou demander des nouvelles de la santé de quelqu'un, toujours intervient une formule pieuse. Ainsi un personnage considérable entrant dans une maison publique salue-t-il la fille indigène qui est occupée à remonter le phono, en ces termes : " Dieu te prête la main, ma soeur ! "

Pour ces orientaux, tout dépend de la seule intercession divine et la négligence et l'imprévoyance foncières qui les mauvaises années font crever les troupeaux et mourir les familles, l'abondance imprévisible des sauterelles et la sécheresse des blés font partie d'une même inéluctable calamité qui s'abat, tantôt sur une fraction du monde, tantôt sur une autre, en fonction des pêchés communs. On ne saurait y remédier par la volonté, la patience, la méthode, le travail surtout. Quand on leur dit que depuis le règne des français chez eux il y a moins de misère et de famine ils acquiescent mollement et pensent sans l'exprimer à voix haute que c'est un hasard et

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seulement parce que l'Omnipotent l'a voulu ainsi. On ne combat pas une mystique avec des preuves matérielles.

***

Le conteur aveugle, qui fut autrefois un bon artisan et offre aux regard un facies maigre, intelligent, puise donc le plus souvent ses ressources dans le Coran et quelques légendes islamiques. Il arrive cependant que stimulé par la chaleur ou tracassé sait-on par quel démon invisible, quel djennoun issu du proche fatras du Musée de Plein Vent, né de la cendre des morts fabuleux, il éprouve le besoin de rajeunir les figures de son jeu, d'y mêler d'autres personnages du folklore.

Cela peut advenir s'il sent son auditoire un peu las des sempiternelles historiettes, s'il s'aperçoit, au déplacement de l'air, qu'un spectateur quitte la place avant la fin du récit, ou si quelque jeune homme se permet de lui poser des questions par trop insidieuses et tendant surtout à ramener le débat sur des problèmes directement inspirés d'une époque plus contemporaine. D'abord, il tente d'éluder la difficulté par quelque feinte habile qui mettra les rieurs de son côté, il essaie de se dérober par une sorte de pirouette, il ruse pour éviter cette fatigue superflue. Et c'est alors, pendant un long moment, entre le conteur et ses clients, une joute pleine de verdeur, de gaieté, de rabelaiserie.

Mais il est fatalement dans l'assistance, l'un de ces têtus au front bas ou l'un de ces pédants qui ne sauraient se satisfaire d'une bonne plaisanterie, et celui-là exige que le conteur conte au lieu de jongler. Il faut s'apprêter à le satisfaire. Le prestige du bateleur, à présent, est en jeu... Car si le bruit se répandait que ce charmeur de carrefour n'est plus semblable à ce qu'il était l'an dernier et qu'il décline!...

Dans la Casbah d'Alger, comme à Paris, comme à Hollywood, les vedettes connaissent le danger de paraître inférieures à elles-mêmes et tremblent de déchoir dans l'estime publique des imbéciles qui les paient.

Alors, en attendant que les idées lui viennent, car maintenant il ne s'agit plus seulement de se souvenir mais de composer, d'inventer peut-être, le conteur commence à travailler la générosité du client comme les bateleurs l'ont toujours fait et le feront toujours... " Zoudj franck... Non... sans deux francs, au moins, je ne peux rien vous dire et cette histoire splendide ce sera pour un autre jour... " Ces mots frank et sourdi... franc et sou... même dans la trame d'une légende ancienne se glissent souvent d'une manière ana?

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chronique et peut-être bien significative des difficultés du moment... Maintenant ils bourdonnent autour du conteur... " O frères... il manque vingt sous... vingt sous encore... Me prenez-vous pour un meskine, un mendiant ? Dois-je m'endormir au talus de la route sans plus rien dire ? Inch Allah ! Comme il plaît à Dieu... O Dieu... O Dieu... O Dieu... Ya Allah... Et Sa Bénédiction sur moi s'il lui plaît encore... "

Ce jour-là, " jour d'entre les jours ", il dut battre le rappel des bonnes volontés, stimuler les orgueils défaillants pendant un quart d'heure. Même en s'adjoignant Dieu, l'artiste de tout pays ne saurait qu'avec grande difficulté recevoir une infime obole des esprits pesants qui l'entourent.

" Il ne manque plus que dix sous... que trois... juste un encore ! " Bribe par bribe, le voilà obligé de défendre le pain de sa vie quotidienne envers et contre les philistins qui attendent de lui et de préférence gratis de quoi subsister dans leur vie profonde.

Et quand il eut en main, en poche et plus encore presque dans l'estomac, cette certitude tangible d'une prochaine côtelette-méchoui ou d'un couscouss gras chez le meilleur des gargotiers, il sentit alors qu'il ne pouvait plus renâcler devant l'obstacle, refuser le travail immédiat, la difficulté imminente. Et comme un journaliste enfin amené devant la nécessité de la copie, comme un romancier proche de sa réception à l'Académie, il se prit à composer son récit.

Jusqu'à la perte absolue de ses yeux, il avait eu la possibilité franche, allègre, joyeuse d'être simplement menuisier... Un muscle rétif se masse d'un autre bras secourable... Mais la fatigue ou le vide de l'esprit !... Il fut pourtant éblouissant, extraordinaire, admirable. Et pour deux francs !...

Il faut convenir qu'entre-temps il s'était dopé, qu'il avait absorbé deux thés à la menthe offerts par un admirateur généreux et qu'un gamin était allé quérir, qu'il n'avait pas cessé non plus de pratiquer une sorte de gymnastique incantatoire à la manière des Aïssaouas qui se veulent mettre en transe. D'arrière en avant, d'avant en arrière... d'arrière en avant, il avait imposé à son corps une sorte de va-et-vient comme pour activer en lui un courant spirituel. Peut-être aussi, ce mouvement n'était-il qu'un souvenir de son ancien métier de menuisier. Ainsi rabote-t-on une planche d'un bois particulièrement rebelle. L'assistance commençait à manifester son impatience. Il lui imposa d'abord et pour la calmer un pieux exercice. Tout le monde dut répéter à plusieurs reprises, quelque chose comme : " Dieu

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soit loué. Et s'il plaît à Allah... " Puis il entra dans le plan irréel et périlleux de la fiction toute puissante.

***

Ce fut inouï, fantasque, véritablement imprévu, hors de toute normale attente... sans aucun respect pour aucune règle de temps, ni d'espace, ni de convention du récit classique, de l'ordre chronologique et des limites géographiques. Une sorte de vagabondage allègre, anarchique au mépris de toutes les lois établies... Les faits en liberté, enfin, dans une sorte de matière cosmique où il les cueillait, les mêlait, les brassait, les accommodait à son gré.... Le présent et l'ancien.... L'uniforme français et les burnous flottants d'Abd-el-Kader... Le Maréchal Bugeaud et l'aviation... Des potins de salons de l'époque qui suivit immédiatement la conquête française quand les femmes des hauts dignitaires de l'Empire organisaient des réceptions dans les maisons mauresques de la rue du Diable... Le bruit d'un moteur comme la rumeur d'un coquillage dans l'oreille ou l'esprit d'une belle des terrasses honnêtes qui espère seulement un homme vaillant pour la mieux couvrir que son mari... Les cocus mêlés aux héros... et parfois même ne faisant qu'un... Les vastes gueulardises et le chômage actuel... Une pluie de sauterelles que la seule présence de l'émir Khaled interrompt... Des histoires déplorables de luttes électorales actuelles entre conseillers municipaux et autres élus musulmans... L'aventure du beau chanteur algérois et de la malheureuse chanteuse tunisienne brûlée vive par un amant jaloux l'arrosant de pétrole pendant son sommeil... La manière dont quelques musulmans trop pressés de voir une France métallurgique et nourricière pour laquelle on leur refusait un passeport s'embarquèrent clandestinement et moururent dans leur réduit secret, cuits par la chaleur des chaudières... La façon dont le cafetier de la rue de la Girafe découvrit que son serviteur le volait et comment il trouva une bonne ruse pour le surprendre... Non seulement le conteur parlait mais il sifflait, hurlait, imitait le crissement des sauterelles, le bruit du moteur d'avion, le sursaut de l'épouse surprise en flagrant délit, du voleur saisi, le hoquet de l'ivrogne, le bruit de houle de la mer, les soupirs d'agonie des hommes murés à fond de cale, puis encore il faisait des gestes, mimait des coquetteries, des révoltes, des abandons. Ce n'était pas seulement un récit mais un spectacle. Il paraissait nombreux à lui seul, infiniment variable, protéiforme enfin. De temps à autre, il est vrai, pour reprendre souffle, pour se reposer, il invoquait Dieu, obligeait l'assistance à faire de même Et n'ayant cessé de se balancer d'arrière en avant, d'avant en arrière, il ajoutait un nouveau trait à sa merveilleuse arabesque...

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Quelques proverbes aussi, placés judicieusement, lui permettaient de toucher terre et de reprendre souffle.
" Fréquente le forgeron, tu attraperas de la suie ; fréquente le parfumeur,
" tu emporteras l'odeur du bouquet ".
" La vie sous l'aile d'une mouche vaut encore mieux que le sommeil du
" cimetière ".
" Il y a trois qualités qui en valent trente : la beauté, la piété et la discrétion
" en amour ".
" Celui qui se lance dans une entreprise hasardeuse achète le poisson vivant " en pleine mer ".
" Dans une bouche qui sait se taire une mouche ne saurait entrer ".
" O maison, ne dis pas : Jamais je ne serai visitée ".
" L'un pêche tandis que l'autre gobe le poisson ".

Il termina par l'aventure du Grand Targui, lors du débarquement du suprême chef de l'Etat français pour les fêtes du Centenaire.

Voici les voûtes de l'Amirauté à la place exacte où les anciens corsaires barbaresques suppliciaient parfois les prêtres chrétiens. Tout le corps officiel est là : le Gouverneur avec son costume presque funéraire de première classe, les chefs de l'Etat-Major brodés d'or, les préfets et les administrateurs laurés de simple métal blanc et les caïds à barbe d'argent vêtus de couleurs éclatantes.

Le chef Targui est habillé de bure et masqué de noir. Il vient de faire deux mois de route à travers le Grand Erg pour rencontrer l'homme qui arrive par cette autre route de mer merveilleuse et qui tarde à venir. Ce blédard parmi ces gens qui parlent, ces pigeons gras qui roucoulent, s'ennuie comme un maigre faucon. Seule, cette eau de mer l'intéresse et l'attire. En quelque sorte elle ressemble au sable de son désert.. Le sable qui purifie, faute de mieux. Et c'est avec le sable que le chef Targui, cinq fois le jour, fait ses ablutions rituelles. On ne peut voir maintenant une eau pareille sans penser aussitôt à ses vertus lustrales. Offerte enfin dans toute son étendue. Une chose unique.. Un voyage.. une rencontre que l'on ne saurait espérer deux fois au cours d'une vie... Le Targui se penche vers cette eau qui reflète son dur

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regard... L'eau des puits sahariens n'est jamais assez vaste pour que l'on s'y contemple en entier... Il se penche davantage... Personne ne prête attention à lui dans la cohorte. Car voici le bateau qui porte le chef de l'Etat. Alors, au bord des pierres, le chef Targui d'abord s'asseoit. L'homme d'escorte qui soutient sa lance, l'imite. Allah seul - qui sait tout - pourrait comprendre le vertige, la frénésie qui s'empara soudain de ces deux hommes parvenus tous deux aux environs de la cinquantaine et qui tous deux n'avaient vu de leur vie une nappe d'eau sauf les jours de grande soif et de mirage.

De sorte que lorsque le chef de l'Etat apparut sur son contretorpilleur pour débarquer dans cette vieille rade des corsaires barbaresques, il y avait, derrière le dos des officiels trop occupés à le regarder pour voir le reste, deux ingénus qui ayant défait leurs sandales prenaient un bain de pieds dans la mer.

Ils étaient aussi les seuls musulmans de cette grande parade qui malgré l'arrivée de ce Chef des Chefs Français n'avaient pas oublié pour cela l'heure de leurs ablutions rituelles... " Louange à Dieu donc et répétez comme moi, une fois, deux fois, une dernière fois encore... S'il Plait à Dieu. S'il Plait à Dieu. S'il Plait à Dieu, qu'il nous conserve longtemps comme nous voilà ! "

Puis le conteur s'arrêta, épuisé, à bout de force. Il ruisselait de sueur et sa tête penchait sur son épaule. La foule était si anéantie de plaisir encore, il avait si bien fait jouir ces hommes qu'aucun ne savait comment remercier... On entendit enfin une sorte de soupir lent et comme timide bientôt repris par d'autres bouches, puis du plus profond d'une sonore poitrine un " Sa...h...a...a...a... " qui était comme un rugissement dernier du plaisir. Enfin quelqu'un qui ne savait pas s'exprimer jeta un franc dans la poussière... Oui, un franc, d'un seul coup... Cette générosité donnait la mesure de la satisfaction commune. Un homme prudent profita de cette surprise générale pour s'esquiver suivi par deux ou trois autres. Le reste de l'assistance fut convenable... Une seconde pièce et puis des sous encore... A mesure que son assistant les ramassait sur le sol et les lui transmettait, l'aveugle palpait, reconnaissant au toucher la valeur des oboles... Il était si fatigué qu'il ne pouvait remercier qu'à peine... Seulement en laissant légèrement rouler sa tête d'une épaule à l'autre pour une esquisse de salut à la collectivité...
Cependant, quand le gamin lui mit dans la main ce billet sans pouvoir se retenir d'en annoncer en même temps le chiffre " Arba douros, Vingt francs " il eut un sursaut d'énergie. Vingt francs ! Jamais il n'avait été pareillement honoré de sa vie. Il eut un rire... Vingt francs

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d'un coup !... Une chose à ne pas croire... Avait-il été si intéressant, vraiment ?.. " Sa main tremblait de fatigue et d'orgueil quand il éleva ce billet au grand jour entre ses doigts de parchemin jaune... " Regardez tous !.. Merci à Dieu d'abord et à son généreux disciple ensuite... Vingt francs pour cette histoire... Rien qu'une petite histoire... Je puis un autre jour dire plus et mieux encore (il se vantait, on ne recommence pas un chef-d'oeuvre surtout oratoire, mais peut-être se sentait-il suffisamment de mémoire pour le répéter désormais comme certains écrivains en changeant les noms n'en finissent jamais de répéter la même histoire) . Vingt francs ! Louange... Louange... Louange... et tous, encore, et d'un seul coeur remercions Dieu... " Puis il se mit debout. C'était fini pour ce jour-là... il n'en pouvait plus et tout le monde était sustenté au delà de toute espérance. Chaque assistant emportait l'histoire par lambeaux déjà émiettés dans le souvenir et pour aucun ces fragments n'étaient les mêmes. Seul un fait au moins demeurait intact, précis, préservé de la négligence coupable de la mémoire... Mouloud avait touché de certain spectateur, vingt francs, pour ce récit. C'était vraiment une chose à commenter longuement, à transmettre, à déformer comme tout ce qui se transmet, surtout en Islam. Ces vingt francs, avant peu, en vaudraient cent, en vaudraient mille. Et le souvenir de cette générosité d'un passant deviendrait dans l'esprit des hommes de la Casbah quelque chose d'assez mémorable pour qu'on le prît désormais comme base et comparaison, à la manière de certaines dates de batailles, d'épidémies, de belles récoltes... Il y aurait désormais " L'année où ce passant donna, contre un récit, une fortune à Mouloud ben Tahar ".