III
QUAND on prétend évoquer la
Casbah d'Alger, il faut immédiatement parler de la couleur car
rien n'existerait sans elle. Un musulman de la Casbah ne saurait se passer
de couleur. Elle est une substance qui fait partie de sa mystique et de
son hygiène. Elle charme les coeurs, elle éloigne des murs
les bêtes immondes. Elle est un art comme une nécessité.
Tout propriétaire de la haute ville impose à ses locataires
de recrépir régulièrement les patios, les terrasses,
les chambres. Le renom de malpropreté que l'on inflige à
la Casbah, d'après la vision rapide de ses seules rues, ne résiste
pas à une connaissance de l'envers du décor qui est bien
plus soigné et plus orné surtout.
Un musulman même très pauvre, se donne le luxe de renouveler
chaque année le décor de sa vie grâce à l'apport
fastueux de la chaux colorée. C'est une matière d'un velouté
de gouache qui s'emploie ici dans toute la violence et la saveur de ses
tons, avec l'audace la plus ingénue.
L'on retrouve ainsi, presque méconnaissable et à une saison
d'intervalle, une cour blanche devenue quelque énorme gemme bleue
touchée de notes d'ocre, un patio jaune qui doucement a viré
vers une sorte de nuance rousse soutenue de piliers verts. Une fantaisie
débridée mêle le jade, l'indigo, l'incarnat, l'ambre.
Parfois, s'il n'y a pas de vantaux aux portes arrondies s'ouvrant sur
les balcons du patio, c'est une occasion de fournir une valeur de plus
en laissant flotter devant l'ouverture un rideau de cotonnade rose, mais
rien de ce rose bête et fade - si pensionnat de jeunes filles d'avant-guerre
- plutôt ce qu'on appelle ici, et péjorativement, le rose
arabe ou le rose juif et qui est un rose exaspéré par la
lumière, chauffé par le climat.
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Dans la cour, (si ce sont des dames hospitalières) , des tables
et des bancs pourpre, groseille, patinés par l'usage... Une femme
vêtue de vert véronèse est couchée sur les
dalles de faïence enluminée contre une de ses compagnes dont
le pantalon soufre se recouvre à demi d'une tunique bleu de prusse.
Un costumier de théâtre européen, malgré la
révolution des ballets russes de 1912, ose à peine aujourd'hui
les combinaisons, les oppositions, les mélanges que réussissent
naturellement depuis des siècles les musulmanes honnêtes
qui, le soir, peuplent les terrasses et plus encore les filles sans vertu
du quartier spécial.
La rue Bologhine peut offrir certaines fins d'après-midi
ensoleillées, une succession de porches accueillants et diversement
enluminés, ornés de grappes de filles multicolores qui vous
donnent déjà gratis un spectacle inouï.
Dans l'encadrement d'un portail frais comme un coeur de pastèque,
s'épanouit une personne en pantalon violet, tandis que dans le
vestibule une autre fille encore mal éveillée est accroupie
dans la pourpre de son costume comme une divinité fatiguée
que seul l'éclat des lampes électriques, le bruit des tambours
de basque et des derboukas ressuscitera ce soir, pour la distraction des
fidèles impitoyables.
La Casbah d'Alger est une contrée ou rien n'est timide quand il
s'agit de la récréation sensuelle du regard si capable de
propager ensuite dans l'esprit d'innombrables autres ondes de jouissance.
Tout est peint, tout est fardé : la tonalité du ciel, les
murailles sous l'éclaboussement solaire, les costumes des femmes
et des enfants, la toison des moutons et des agneaux sur la tête
desquels on place d'un pinceau vif une marque, non seulement de recensement
pour la boucherie, mais plus vaste, comme une sorte de casque bleu, rose,
vert.
Certains objets comestibles n'échappent pas à cet enjolivement
pictural. Il y a, sur les éventaires des marchands ambulants ou
des boutiquiers patentés, des sucre d'orge émeraude, des
bonbons Bougainville et des gâteaux safran certainement vénéneux
que ces enfants depuis longtemps mithridatisés absorbent sans paraître
incommodés et en éprouvant probablement, outre la satisfaction
buccale, le sentiment artistique de se colorer jusqu'aux plus intimes
parois.
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Il y a aussi la gloire somptueuse et végétale des rues chargées
de pyramides de piments, de tomates, de fruits, de fleurs ; celle des
boutiques où le poivre rouge en tas et le bleu de lessive ne cessent
de s'affronter.
Les jours de fête, dans les rues, dans les maisons, sur les terrasses
c'est une prodigalité de nuances qui enrichit les plus humbles
oripeaux. Des mains et des pieds des femmes trempés de henné
jusqu'à leurs cheveux aux reflets du même riche ocre, leurs
costumes de parade, rien qui n'éclate sous ce ciel, qui ne chante
au long de ces murs bas contre lesquels elles s'accroupissent avec des
poses qui ne sauraient jamais être indécentes si libres et
abandonnées soient-elles car le vaste pantalon leur évite
tout souci de pudeur.
***
Dans l'une des rues principales de la Casbah
un tailleur indigène, vêtu lui-même d'une manière
très classiquement musulmane, expose, pendus sur une tringle, devant
une façade murée de maison mauresque badigeonnée'
d'un jaune vif, des costumes d'étoffes anglaises, des vestons cintrés.
***
Les boutiques des mozabites de
la rue de la Lyre sont autant de reposoirs chamarrés
où les foulards disposés en motifs poétiques attendent
la venue des chalands.
De temps à autre, l'entrepôt d'un juif vendeur d'épices
propage jusqu'au trottoir l'excès des parfums d'Arabie dont il
regorge... L'ambre... le musc... la rose... la cannelle... le henné...
le clou de girofle et l'encens viennent imprégner gratis les foulards
de fausse soie des boutiques des mozabites... les robes saugrenues, audacieuses,
admirables qui se balancent comme des mortes sans tête pendues au
plafond...
Robes ! Sans époque définie... Brassant tous les styles,
osant opposer le bouffant d'une manche gigot avec la hauteur d'une ceinture
empire et l'ampleur d'une jupe longue presque médiévale
; mêlant le violet au jaune, au vert, au bleu... joignant le tulle
pailleté d'argent et d'or au velours, au satin, à la cretonne
fleurie et la satinette lourde prolétarienne au roide brocart aristocratique...
La jonction anarchique des étoffes les plus diverses et que l'on
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pensait les plus inconciliables, dans les boutiques des mozabites de la
rue de la Lyre, est à la fois une offense à toutes les traditions
du costume, un espoir d'entente dans tous les domaines de la mode future.
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Cependant ces étoffes éclatantes,
ces cotonnades semées de dessins hardis, ces soies vigoureusement
peintes sont composées et tissées à Roubaix, à
Lyon. Ce sont dans ces atmosphères grises, dans ces cités
manufacturières sinistres et sur le rapport de voyageurs de commerce,
que de jeunes hommes qui ignoreront tout de l'Orient pendant toute leur
vie, trouveront les arabesques et les nuances capables de séduire
les femmes inconnues, exigeantes, possédées d'une vraie
fringale de couleur qui hantent les terrasses en plein vent des honnêtes
demeures et les basses portes peintes des prostituées, dans la
Casbah d'Alger.
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Il fallut aux conquérants un lent
apprentissage pour contenter leur clientèle de l'Afrique du Nord
car rarement le don d'un roumi bien intentionné et réputé
comme ayant du goût chez ses pairs parvient immédiatement
à satisfaire un musulman, même de la plus basse catégorie
sociale.
Que, par exemple, une européenne bienveillante s'avise de donner
à sa domestique indigène, qui d'ailleurs requiert facilement
le secours de sa charité, un corsage encore mettable, à
peine crevassé ou fané comme elle avait coutume d'en distribuer
à ses vassales de Lyon ou de Chartres, et deux ou trois jours après
elle revoit cette défroque décente et neutre transformée
par les soins de n'importe quelle raccommodeuse arabe en une casaque d'une
opulence africaine. On a su enrichir les crevasses de ce triste satin
gris d'un motif de calicot orange, on a raccourci les manches bordées
maintenant d'un liseré vert.
Quand un kabyle, au retour de quelque usine de Levallois, veut se vêtir
à la française, il découvre aussitôt un étonnant
complet-veston : lilas, réséda ou bleu roy qui n'a, rien
de commun avec la veste d'un employé du
Gouvernement Général. Et s'il fait le sacrifice,
pour une question d'argent, de n'acquérir qu'une veste tristement
grise ou brune, il s'efforce vivement d'oublier cette indigence par l'adjonction
de cette rose pourpre accrochée à l'oreille, par cette chemise
ou ce tricot soufre, par ce foulard pomme-acide, semé de croissants
rouges, dont il s'entoure le cou, le front, la taille.
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Il n'est pas que les immeubles, les costumes,
la plastique humaine, le front des bêtes, les denrées périssables
dont l'apparence soit régie par cette éclatante nécessité.
Certaines pièces d'ameublement y sont également soumises.
Et tout objet mobilier, appartînt-il à la fabrication en
série la plus irrémédiablement banale et commerciale,
peut espérer quand même, après un stage dans la Casbah,
se voir revêtu d'une étonnante carapace.
Car il arrive qu'un musulman flânant
Place de Chartres, qui est l'un des marchés aux puces
les mieux achalandés du pays, y soit paradoxalement séduit
par le pire meuble d'inspiration occidentale et visiblement démodé
sans avoir acquis aucun style (ce qui est le pire qui puisse arriver à
un meuble) ou par quelque vieille gravure, plus ou moins richement encadrée.
Pour un prix généralement modique, alors, la cour d'une
maison hospitalière se charge d'une commode de noyer, d'un canapé
de bois noirci (genre ébène) recouvert d'un damas à
personnages Louis seizième, tandis que les murs d'un café
maure s'ornent de bas en haut de feuillets de journaux de modes enluminés,
de chromos surprenants où quelque scène capitale de la Tosca,
de Sardou, côtoie l'épisode le plus dramatique de Paul et
Virginie.
La magie orientale a tôt fait de surcharger, de transformer, de
magnifier l'esprit ou l'apparence des choses. Le mauvais chromo s'enfume
par les soins des fumeurs de narghiléh et peut-être même,
plus mystérieusement, quand la devanture est close, par ceux des
fumeurs de kif ou d'opium. L'héroïne de Sardou devient une
houri de grande classe.
Dans son patio ensoleillé, l'acquéreur d'un meuble issu
de la poigne sans fantaisie d'un artisan du faubourg Saint-Antoine se
permet de l'accommoder à sa manière, à l'aide de
quelques pots de couleur.
Entre autres objets soumis aux métamorphoses de ce climat spécial,
il convient de signaler un bahut breton sculpté en plein bois,
orné de personnages jouant du biniou, qui maintenant ont des visages,
des vestes, des chapeaux peints d'ocre, de vert, de rose, de jaune, sur
un fond du plus audacieux carmin. Ainsi enluminé le bahut et ses
bas-reliefs prennent une animation impressionniste.
C'est devenu quelque chose d'aussi charmant qu'une image d'Epinal
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La Casbah d'Alger n'est pas exclusivement
peuplée d'artisans et d'ouvriers pauvres, de prostituées
également traditionalistes. Elle comprend
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quelques demeures de marchands, épiciers, cafetiers enrichis. Ceux-là,
dès qu'ils possèdent un compte en banque, déshonorent
les patios de leurs maisons mauresques et les longues galeries qui servent
de chambres par l'apposition de papiers peints et fleuris et l'introduction
d'objets superflus d'une vulgarité sans remède. C'est une
exception fort rare. Dans la plupart des pauvres logis arabes, les chambres,
aux murs peints avec la même prodigalité que la cour, ne
s'ornent que d'étroits matelas recouverts de cretonne fleurie qui
longent les murs et servent tour à tour de couche et de sièges,
de quelque coffre où la fantaisie rustique d'un artisan de la Casbah
a peint des oiseaux, des fleurs, des versets du Coran. Une table basse
est décorée dans le même esprit. Si le logis est habité
par des gens un peu plus à l'aise, il y a sur le mur une large
glace de Venise flanquée des portraits de Mustapha Kemal Pacha,
d'Abd-El-Kader, de l'Emir Khaled.
Ainsi et par la grâce de la tradition autant que de la pauvreté,
les demeures musulmanes de la Casbah conservent-elles une apparence pure,
une atmosphère de joie comme aussi une certaine santé. Car
tout ce qui est demeuré d'inspiration mauresque, dans la Casbah
d'Alger, quels que soient la vétusté des demeures, le manque
d'espace dans les chambres, le système archaïque des égouts
et la pénurie d'eau potable, se sauve sanitairement grâce
à ces patios à ciel ouvert, à ces terrasses éventées
où les femmes et les enfants vivent, l'été dès
la tombée du soleil et l'hiver pendant les heures lumineuses.
Ce qu'il y a de laid, de sale, de malsain, d'irrémédiablement
contaminé, de profondément détestable, d'absolument
horrible, de destructible à bref délai, ce sont les maisons
construites à la française, avec leurs quatre à cinq
étages ne prenant jour que sur la rue sale et puante et s'aérant,
si l'on peut dire, par de ridicules fenêtres rectangulaires que
le soleil n'éclaire qu'aux étages supérieurs.
Là-dedans, nulle grâce décorative ou fantaisie architecturale,
nul salubre et fréquent maquillage à la chaux blanche ou
de couleur ne rachètent la vétusté et le manque de
place ; il y a, sur certaines murailles, des papiers centenaires grouillants
de vermine. Ici, pas de patio non plus, on doit se retrancher chez soi
comme à Bourges ou à Lyon. Et les occupants de ces demeures
absurdes dans un climat semblable et surtout dans une pareille enclave
n'ont pas la ressource de respirer sur leur terrasse quand ils étouffent
par trop chez eux. Car la terrasse est strictement réservée
aux lessives. Chaque locataire a tout au plus le droit d'y laver son linge
trois jours par mois.
Contre des milliers d'autres maisons charmantes et parfaitement
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adéquates au climat, à l'esprit
d'une race, il n'en est que quelques centaines qui réclament la
pioche du démolisseur. C'est toujours à cause de celles-là
que l'on demande la destruction totale de la ville indigène. Les
conquérants sont par ailleurs entièrement responsables de
leur déplorable architecture.
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