inconnu d'alger,chapitre 3
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Chapitre 3
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 3
pages 31 à 39
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mise sur site : février 2013

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III

QUAND on prétend évoquer la Casbah d'Alger, il faut immédiatement parler de la couleur car rien n'existerait sans elle. Un musulman de la Casbah ne saurait se passer de couleur. Elle est une substance qui fait partie de sa mystique et de son hygiène. Elle charme les coeurs, elle éloigne des murs les bêtes immondes. Elle est un art comme une nécessité. Tout propriétaire de la haute ville impose à ses locataires de recrépir régulièrement les patios, les terrasses, les chambres. Le renom de malpropreté que l'on inflige à la Casbah, d'après la vision rapide de ses seules rues, ne résiste pas à une connaissance de l'envers du décor qui est bien plus soigné et plus orné surtout.

Un musulman même très pauvre, se donne le luxe de renouveler chaque année le décor de sa vie grâce à l'apport fastueux de la chaux colorée. C'est une matière d'un velouté de gouache qui s'emploie ici dans toute la violence et la saveur de ses tons, avec l'audace la plus ingénue.

L'on retrouve ainsi, presque méconnaissable et à une saison d'intervalle, une cour blanche devenue quelque énorme gemme bleue touchée de notes d'ocre, un patio jaune qui doucement a viré vers une sorte de nuance rousse soutenue de piliers verts. Une fantaisie débridée mêle le jade, l'indigo, l'incarnat, l'ambre. Parfois, s'il n'y a pas de vantaux aux portes arrondies s'ouvrant sur les balcons du patio, c'est une occasion de fournir une valeur de plus en laissant flotter devant l'ouverture un rideau de cotonnade rose, mais rien de ce rose bête et fade - si pensionnat de jeunes filles d'avant-guerre - plutôt ce qu'on appelle ici, et péjorativement, le rose arabe ou le rose juif et qui est un rose exaspéré par la lumière, chauffé par le climat.

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Dans la cour, (si ce sont des dames hospitalières) , des tables et des bancs pourpre, groseille, patinés par l'usage... Une femme vêtue de vert véronèse est couchée sur les dalles de faïence enluminée contre une de ses compagnes dont le pantalon soufre se recouvre à demi d'une tunique bleu de prusse.

Un costumier de théâtre européen, malgré la révolution des ballets russes de 1912, ose à peine aujourd'hui les combinaisons, les oppositions, les mélanges que réussissent naturellement depuis des siècles les musulmanes honnêtes qui, le soir, peuplent les terrasses et plus encore les filles sans vertu du quartier spécial.

La rue Bologhine
peut offrir certaines fins d'après-midi ensoleillées, une succession de porches accueillants et diversement enluminés, ornés de grappes de filles multicolores qui vous donnent déjà gratis un spectacle inouï.

Dans l'encadrement d'un portail frais comme un coeur de pastèque, s'épanouit une personne en pantalon violet, tandis que dans le vestibule une autre fille encore mal éveillée est accroupie dans la pourpre de son costume comme une divinité fatiguée que seul l'éclat des lampes électriques, le bruit des tambours de basque et des derboukas ressuscitera ce soir, pour la distraction des fidèles impitoyables.

La Casbah d'Alger est une contrée ou rien n'est timide quand il s'agit de la récréation sensuelle du regard si capable de propager ensuite dans l'esprit d'innombrables autres ondes de jouissance.

Tout est peint, tout est fardé : la tonalité du ciel, les murailles sous l'éclaboussement solaire, les costumes des femmes et des enfants, la toison des moutons et des agneaux sur la tête desquels on place d'un pinceau vif une marque, non seulement de recensement pour la boucherie, mais plus vaste, comme une sorte de casque bleu, rose, vert.
Certains objets comestibles n'échappent pas à cet enjolivement pictural. Il y a, sur les éventaires des marchands ambulants ou des boutiquiers patentés, des sucre d'orge émeraude, des bonbons Bougainville et des gâteaux safran certainement vénéneux que ces enfants depuis longtemps mithridatisés absorbent sans paraître incommodés et en éprouvant probablement, outre la satisfaction buccale, le sentiment artistique de se colorer jusqu'aux plus intimes parois.

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Il y a aussi la gloire somptueuse et végétale des rues chargées de pyramides de piments, de tomates, de fruits, de fleurs ; celle des boutiques où le poivre rouge en tas et le bleu de lessive ne cessent de s'affronter.

Les jours de fête, dans les rues, dans les maisons, sur les terrasses c'est une prodigalité de nuances qui enrichit les plus humbles oripeaux. Des mains et des pieds des femmes trempés de henné jusqu'à leurs cheveux aux reflets du même riche ocre, leurs costumes de parade, rien qui n'éclate sous ce ciel, qui ne chante au long de ces murs bas contre lesquels elles s'accroupissent avec des poses qui ne sauraient jamais être indécentes si libres et abandonnées soient-elles car le vaste pantalon leur évite tout souci de pudeur.

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Dans l'une des rues principales de la Casbah un tailleur indigène, vêtu lui-même d'une manière très classiquement musulmane, expose, pendus sur une tringle, devant une façade murée de maison mauresque badigeonnée' d'un jaune vif, des costumes d'étoffes anglaises, des vestons cintrés.

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Les boutiques des mozabites de la rue de la Lyre sont autant de reposoirs chamarrés où les foulards disposés en motifs poétiques attendent la venue des chalands.

De temps à autre, l'entrepôt d'un juif vendeur d'épices propage jusqu'au trottoir l'excès des parfums d'Arabie dont il regorge... L'ambre... le musc... la rose... la cannelle... le henné... le clou de girofle et l'encens viennent imprégner gratis les foulards de fausse soie des boutiques des mozabites... les robes saugrenues, audacieuses, admirables qui se balancent comme des mortes sans tête pendues au plafond...

Robes ! Sans époque définie... Brassant tous les styles, osant opposer le bouffant d'une manche gigot avec la hauteur d'une ceinture empire et l'ampleur d'une jupe longue presque médiévale ; mêlant le violet au jaune, au vert, au bleu... joignant le tulle pailleté d'argent et d'or au velours, au satin, à la cretonne fleurie et la satinette lourde prolétarienne au roide brocart aristocratique...

La jonction anarchique des étoffes les plus diverses et que l'on

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pensait les plus inconciliables, dans les boutiques des mozabites de la rue de la Lyre, est à la fois une offense à toutes les traditions du costume, un espoir d'entente dans tous les domaines de la mode future.

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Cependant ces étoffes éclatantes, ces cotonnades semées de dessins hardis, ces soies vigoureusement peintes sont composées et tissées à Roubaix, à Lyon. Ce sont dans ces atmosphères grises, dans ces cités manufacturières sinistres et sur le rapport de voyageurs de commerce, que de jeunes hommes qui ignoreront tout de l'Orient pendant toute leur vie, trouveront les arabesques et les nuances capables de séduire les femmes inconnues, exigeantes, possédées d'une vraie fringale de couleur qui hantent les terrasses en plein vent des honnêtes demeures et les basses portes peintes des prostituées, dans la Casbah d'Alger.

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Il fallut aux conquérants un lent apprentissage pour contenter leur clientèle de l'Afrique du Nord car rarement le don d'un roumi bien intentionné et réputé comme ayant du goût chez ses pairs parvient immédiatement à satisfaire un musulman, même de la plus basse catégorie sociale.

Que, par exemple, une européenne bienveillante s'avise de donner à sa domestique indigène, qui d'ailleurs requiert facilement le secours de sa charité, un corsage encore mettable, à peine crevassé ou fané comme elle avait coutume d'en distribuer à ses vassales de Lyon ou de Chartres, et deux ou trois jours après elle revoit cette défroque décente et neutre transformée par les soins de n'importe quelle raccommodeuse arabe en une casaque d'une opulence africaine. On a su enrichir les crevasses de ce triste satin gris d'un motif de calicot orange, on a raccourci les manches bordées maintenant d'un liseré vert.

Quand un kabyle, au retour de quelque usine de Levallois, veut se vêtir à la française, il découvre aussitôt un étonnant complet-veston : lilas, réséda ou bleu roy qui n'a, rien de commun avec la veste d'un employé du Gouvernement Général. Et s'il fait le sacrifice, pour une question d'argent, de n'acquérir qu'une veste tristement grise ou brune, il s'efforce vivement d'oublier cette indigence par l'adjonction de cette rose pourpre accrochée à l'oreille, par cette chemise ou ce tricot soufre, par ce foulard pomme-acide, semé de croissants rouges, dont il s'entoure le cou, le front, la taille.

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Il n'est pas que les immeubles, les costumes, la plastique humaine, le front des bêtes, les denrées périssables dont l'apparence soit régie par cette éclatante nécessité. Certaines pièces d'ameublement y sont également soumises. Et tout objet mobilier, appartînt-il à la fabrication en série la plus irrémédiablement banale et commerciale, peut espérer quand même, après un stage dans la Casbah, se voir revêtu d'une étonnante carapace.

Car il arrive qu'un musulman flânant Place de Chartres, qui est l'un des marchés aux puces les mieux achalandés du pays, y soit paradoxalement séduit par le pire meuble d'inspiration occidentale et visiblement démodé sans avoir acquis aucun style (ce qui est le pire qui puisse arriver à un meuble) ou par quelque vieille gravure, plus ou moins richement encadrée. Pour un prix généralement modique, alors, la cour d'une maison hospitalière se charge d'une commode de noyer, d'un canapé de bois noirci (genre ébène) recouvert d'un damas à personnages Louis seizième, tandis que les murs d'un café maure s'ornent de bas en haut de feuillets de journaux de modes enluminés, de chromos surprenants où quelque scène capitale de la Tosca, de Sardou, côtoie l'épisode le plus dramatique de Paul et Virginie.

La magie orientale a tôt fait de surcharger, de transformer, de magnifier l'esprit ou l'apparence des choses. Le mauvais chromo s'enfume par les soins des fumeurs de narghiléh et peut-être même, plus mystérieusement, quand la devanture est close, par ceux des fumeurs de kif ou d'opium. L'héroïne de Sardou devient une houri de grande classe.

Dans son patio ensoleillé, l'acquéreur d'un meuble issu de la poigne sans fantaisie d'un artisan du faubourg Saint-Antoine se permet de l'accommoder à sa manière, à l'aide de quelques pots de couleur.

Entre autres objets soumis aux métamorphoses de ce climat spécial, il convient de signaler un bahut breton sculpté en plein bois, orné de personnages jouant du biniou, qui maintenant ont des visages, des vestes, des chapeaux peints d'ocre, de vert, de rose, de jaune, sur un fond du plus audacieux carmin. Ainsi enluminé le bahut et ses bas-reliefs prennent une animation impressionniste.
C'est devenu quelque chose d'aussi charmant qu'une image d'Epinal

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La Casbah d'Alger n'est pas exclusivement peuplée d'artisans et d'ouvriers pauvres, de prostituées également traditionalistes. Elle comprend

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quelques demeures de marchands, épiciers, cafetiers enrichis. Ceux-là, dès qu'ils possèdent un compte en banque, déshonorent les patios de leurs maisons mauresques et les longues galeries qui servent de chambres par l'apposition de papiers peints et fleuris et l'introduction d'objets superflus d'une vulgarité sans remède. C'est une exception fort rare. Dans la plupart des pauvres logis arabes, les chambres, aux murs peints avec la même prodigalité que la cour, ne s'ornent que d'étroits matelas recouverts de cretonne fleurie qui longent les murs et servent tour à tour de couche et de sièges, de quelque coffre où la fantaisie rustique d'un artisan de la Casbah a peint des oiseaux, des fleurs, des versets du Coran. Une table basse est décorée dans le même esprit. Si le logis est habité par des gens un peu plus à l'aise, il y a sur le mur une large glace de Venise flanquée des portraits de Mustapha Kemal Pacha, d'Abd-El-Kader, de l'Emir Khaled.

Ainsi et par la grâce de la tradition autant que de la pauvreté, les demeures musulmanes de la Casbah conservent-elles une apparence pure, une atmosphère de joie comme aussi une certaine santé. Car tout ce qui est demeuré d'inspiration mauresque, dans la Casbah d'Alger, quels que soient la vétusté des demeures, le manque d'espace dans les chambres, le système archaïque des égouts et la pénurie d'eau potable, se sauve sanitairement grâce à ces patios à ciel ouvert, à ces terrasses éventées où les femmes et les enfants vivent, l'été dès la tombée du soleil et l'hiver pendant les heures lumineuses.

Ce qu'il y a de laid, de sale, de malsain, d'irrémédiablement contaminé, de profondément détestable, d'absolument horrible, de destructible à bref délai, ce sont les maisons construites à la française, avec leurs quatre à cinq étages ne prenant jour que sur la rue sale et puante et s'aérant, si l'on peut dire, par de ridicules fenêtres rectangulaires que le soleil n'éclaire qu'aux étages supérieurs.

Là-dedans, nulle grâce décorative ou fantaisie architecturale, nul salubre et fréquent maquillage à la chaux blanche ou de couleur ne rachètent la vétusté et le manque de place ; il y a, sur certaines murailles, des papiers centenaires grouillants de vermine. Ici, pas de patio non plus, on doit se retrancher chez soi comme à Bourges ou à Lyon. Et les occupants de ces demeures absurdes dans un climat semblable et surtout dans une pareille enclave n'ont pas la ressource de respirer sur leur terrasse quand ils étouffent par trop chez eux. Car la terrasse est strictement réservée aux lessives. Chaque locataire a tout au plus le droit d'y laver son linge trois jours par mois.

Contre des milliers d'autres maisons charmantes et parfaitement

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adéquates au climat, à l'esprit d'une race, il n'en est que quelques centaines qui réclament la pioche du démolisseur. C'est toujours à cause de celles-là que l'on demande la destruction totale de la ville indigène. Les conquérants sont par ailleurs entièrement responsables de leur déplorable architecture.