XXI
UN homme d'une vaste intelligence auquel
on ne reproche généralement que de penser trop en avant
de son époque, un bâtisseur ultramoderne, un hygiéniste
aussi et qui vint ici l'hiver dernier, parle maintenant, au hasard de
ses voyages dans le monde, de la Casbah d'Alger avec la plus enthousiaste
admiration.
Outre certains autres agréments visuels ou architecturaux, il a
trouvé, dans chaque vraie maison de la ville indigène -
c'est-à-dire toute maison arabe - l'essentiel de ce qu'il réclame
précisément de chaque construction actuelle et future :
une plate-forme pour se baigner dans l'air et le ciel, un lieu d'où
communier aux heures propices avec le dieu solaire. Pour se rendre compte
de ceci, il ne faut pas se contenter de parcourir les rues de la Casbah
ou d'entrer dans certains patios. Il convient de fréquenter les
terrasses. Elles sont d'une beauté et surtout d'une variété
infinies. Il n'en est pas deux d'où l'on possède exactement
le même paysage. On peut mettre des années avant de découvrir
et de décerner la palme à la plus belle. Mais ce peut être
alors quelque chose d'assez inouï pour qu'ensuite on n'en communique
la vue que très exceptionnellement à ceux seuls qui en paraissent
dignes, ainsi qu'on le fait pour toute certitude intime de chef-d'oeuvre
qu'on souffrirait de voir effleuré du ricanement même fugitif
des goujats.
Et pourtant, il serait possible, ici, que le personnage le plus obtus
ou le plus résolument réfractaire au charme oriental ne
résistât pas au prodige de cette terrasse, au delà
de quelques minutes. Il est certaines réussites humaines, picturales,
littéraires, musicales ou architecturales qui sont si évidentes,
étourdissantes, aveuglantes que personne ne peut les nier. Cette
ter?
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rasse unique de la plus haute Casbah est du nombre. Elle se trouve exceptionnellement
placée et favorisée. Elle est certainement le point d'où
rayonnent les meilleures lignes conductrices pour la compréhension
de la Casbah. Elle est à la fois le sommet et le centre, le noyau
stratégique et spirituel d'où se ramifie l'entière
Casbah.
De gauche comme de droite, elle est flanquée d'autres terrasses
qu'à première estime on pourrait croire aussi bien orientées
; cependant de si peu qu'elles dévient, c'est assez, c'est trop,
elles ne sont plus dans l'axe du même bonheur, de la même
plénière réussite... Celle de droite, plus basse,
est flanquée d'une muraille qui masque une partie de la ville indigène
et du coteau ; celle de gauche démasque trop la ville européenne
au contraire. C'est d'une énorme importance, car cette terrasse
est précieuse surtout parce qu'elle vous ménage d'abord
une vue sur un domaine spécifiquement oriental. Tout l'apport,
le rajout européen, l'abâtardissement se trouvent dissimulés
par des écrans naturels, relégués à l'extrême
arrière-plan. Vue ainsi, la ville basse, occupée par les
conquérants, semble n'avoir empiété que sur des places
inertes et vides, avoir respecté l'essentiel. On pourrait presque
croire, en planant d'ici, qu'aucun vandalisme ou militarisme ignorant
n'a accompagné la Conquête. On tient sous soi d'un bloc,
d'un seul regard, la Casbah entière rassemblée, serrée
d'une telle manière que même le tracé des rues étroites
disparaît et que le monde d'en bas cesse d'exister... Des milliers
de terrasses si capricieusement édifiées, décalées
que pas une n'apparaît au même niveau que sa voisine, vous
proposent une sorte de gigantesque escalier qui dévale vers la
mer. Il semble soudain que l'on ne puisse plus communiquer avec la ville
européenne, les coteaux et la rade qu'en empruntant ces vastes
échelons pour bottes de sept lieues, ces marches dont chacune représente
le couronnement d'une maison. On accepte aussitôt d'ailleurs cette
façon singulière, ce jeu d'atteindre la terre basse par
sauts et par bonds féeriques... On commence d'imaginer par quel
itinéraire fantaisiste on pourrait gagner ce rivage lointain...
Un saut par dessus cette cheminée si décorative qu'elle
semble un jouet... Une enjambée ici... Un détour par là...
On ne persiste pas... On n'a guère envie, dès que l'on est
sur cette terrasse, de regagner le rivage et le sol si vite et tant vous
séduisent et vous retiennent le désordre et la couleur de
ce nid de pirates, de cette ancienne aire de rapaces musulmans... Tant
vous capte cette anarchie urbaine et architecturale... L'ordre ne vaut
rien subitement si ce désordre poétique peut vous donner
un tel plaisir, vous frapper d'un tel coup au coeur.
Le regard se relève et s'étend... dépasse la ville,
le port, gagne le grand large, bute enfin, au fond de l'horizon, sur l'Atlas
qui semble
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atteindre le ciel... Ces montagnes sont magnifiques de calme et de force
pesante.... La mer est une plate plaine bleue.... Aucun souffle n'en agite
la surface... Les coteaux roux, verts, blancs aussi par leurs maisons,
l'enserrent en une courbe d'une réussite de trait admirable, d'une
apparente facilité de dessin dont on ne peut apercevoir les retouches
car toujours les chefs-d'oeuvre semblent avoir été exécutés
d'un premier jet et d'une manière irresponsable.
L'on tourne le dos à l'Atlas, aux coteaux, à l'horizon marin
et l'on se heurte à la magnifique vieille muraille de l'enceinte
turque où béent encore les gueules des canons, des bombardes...
Au-dessous, et c'est miracle qu'avec une pareille pente il ne glisse pas
jusqu'à la route, un campement kabyle édifié de lattes,
de toiles, de débris, de terre agglomérée...
Quelque part, on ne sait d'abord exactement où, une femme indigène
se prend à chanter lentement un chant nostalgique sans paroles...
Ya...a...a...a... On croit comprendre, au bout d'un certain temps, que
cela part du gosier de cette fille habillée de turquoise et d'ambre.
Le spectacle, ici, n'est pas seulement de pierre, de mer et de montagne....
Il va s'orner d'une admirable et précaire figuration humaine...
D'une fresque fugitive de personnages féminins et d'enfants vêtus
avec magnificence.
C'est un jour excessivement chaud... Le soleil tombe encore d'aplomb sur
les terrasses qui ne supportent à ce moment que peu d'observatrices...
De loin en loin, une femme étendue à l'ombre d'un mur bas
termine une longue sieste, quelques autres femmes sont accroupies les
mains et les bras si lourds de cette torpeur d'été qu'ils
pendent à l'abandon, reposent sur les jambes lasses comme des objets
inertes... L'air est si sec que les cheveux crépitent sous les
doigts qui les éparpillent... On reste là, malgré
la brûlure du soleil... On est dans un bain de lumière et
d'imprévu... de fantasmagorie...
Et voici peu à peu que le soleil s'abaisse... les femmes commencent
de surgir spontanément, d'abord une à une, ensuite plusieurs
à la fois. Chaque nouvelle éclosion humaine, de minute en
minute, bientôt de seconde en seconde, apparaît avec cette
extrême chaleur comme une magnifique floraison obtenue par forcerie.
A présent, les terrasses que l'on aborda, que l'on survola, à
peine peuplées, sont envahies et toutes bougeantes, mouvantes de
femmes et d'enfants.
De quel prodigieux balcon disposent ces prétendues recluses qui
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ont devant elles, à toute heure, cet horizon de pleine mer, de
montagne, sans parler des mouvements du port et de la ville européenne.
Et comment penser à détruire ceci dont on éprouve
soudain la solidité, la paix intime, la patience, la force inusable.
Cette terrasse qui offre un tel enchantement visuel comporte aussi un
enseignement philosophique. Elle ouvre des horizons sur un bonheur, un
art, une méthode de vie ignorée. Elle est l'une des rares
passerelles d'où l'on puisse encore éprouver comment on
résiste non à l'activité, mais à l'agitation
moderne.
Grandeur, lenteur, dignité, poésie, qu'on croyait définitivement
perdues, gaspillées, émiettées au vent des moteurs
et des hélices... On ne sait plus, on n'a plus besoin de savoir
à quelle époque on est. Rien ici n'a d'importance chronologique...
Ces femmes ne savent même pas leur âge... Elles n'apprennent
même pas à leurs enfants à savoir quand ils sont nés...
Elles se guident, pour vivre, sur les seules variations de la température
et de la lumière... Elles vivent enfin en fonction de la vraie
vie, de la vie essentielle... Le ciel... La mer... L'air... Le soleil...
Et les européennes d'en bas, parquées entre leurs quatre
murs, leurs thés mondains, leurs cinémas, les plaignent...
Ces heureuses !... qui pour s'appeler l'une, l'autre, pour se convier
mutuellement à la récréation de l'amité, n'ont
qu'à frapper doucement dans leurs paumes.
***
Elles se sont parées pour cette heure
qui va bientôt ramener vers elles l'homme absent pendant la journée.
Et quand on pense à tant de femmes d'Occident qui ne réservent
que pour l'extérieur, pour les indifférents, pour le monde
enfin leurs moyens de plaire, de charmer ou de dissimuler leurs tares
! Et quand on pense à tant de personnes en bigoudis qui furent
vos ancêtres ! A tant de dames actuelles qui finissent d'user pour
les heures intimes, des peignoirs défraîchis, des robes sans
attraits.
Tout, ici, s'offre sans compter, sans se ménager, sans thésauriser
avec magnificence, opulence, fastuosité... C'est une prodigalité,
un gaspillage de couleurs et de formes, une variété mouvante
sans cesse composée et recomposée au jour le jour... Dix
mille combinaisons de costumes, de nuances, de bariolages heureux... Une
suprême fantaisie vestimentaire que nulle femme d'Occident ne serait
plus capable d'improviser sans l'aide d'un couturier coûteux...
Il n'est pas ici deux créatures dont le corsage, le caraco, la
veste, la tunique, le serouel soient non pas semblables mais seulement
approchants. Et ce sont pour la plupart des femmes pauvres...
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La floraison maintenant est complète et c'est prodigieux... Chaque
couleur a trouvé ses moyens d'expression les plus étendus
dans l'infinité des combinaisons de sa gamme et de ses mélanges
avec les autres couleurs. Des grappes, des colliers, des chaînes,
des barrières de piments rouges qu'on a mis à sécher
et durcir au soleil, ajoutent encore une nuance à ces tonalités
prodigieuses, à cette élégance... Un court instant,
une femme s'amuse à s'en couronner puis à s'en entourer
le cou, la taille, les hanches. C'est aussi beau que les parures de coquillages
des femmes des îles Paradis.
Les murs, les murettes, ce que l'on aperçoit de l'intérieur
des cours fraîchement recrépies offre à cette figuration
admirable un écran favorable, une valeur d'opposition, de contraste
étonnante. Mille jardins suspendus, composés de treilles,
basilic, menthe mettent ça et là une note profonde de vert
végétal.
Et la couleur, ce n'est pas tout, il y a aussi les mouvements, les gestes.
Non seulement ces femmes sont infiniment plus variables que l'indigent
arc-en-ciel qui sert maintenant d'enseigne aux droguistes et non seulement
encore elles ont, de loin en loin, parsemé leurs terrasses de linges
verts, rouges, jaunes, indigo, orange, violacés qui flottent et
déplacent autour d'elles au moindre souffle marin comme une autre
sorte de courant coloré... mais elles sont capables d'offrir de
plus, sur les rebords parfois périlleux de leurs belvédères,
d'admirables poses familières et souples de grandes chattes vagabondes
qui ont l'habitude de se promener au hasard des rebords de toits... Une
gamine rousse et blanche entreprend soudain un véritable tour d'acrobatie
pour s'évader du belvédère qui surplombe sa terrasse.
En s'aidant du vantail de la porte ouverte elle glisse, atteint d'un pied
la serrure qui lui sert un instant de marchepied, l'autre pied agrippe
le bois comme il peut, le corps glisse au long du chambranle. La voilà
descendue de son mât. C'est une péripétie qui se renouvelle
à chaque minute.
***
Les attitudes féminines les plus fières
comme les plus abandonnées, nonchalantes et surtout les moins calculées
garnissent continuellement ces terrasses des formes admirables d'une statuaire
vivante que chaque caprice du vent, l'appel d'une compagne parfois invisible,
métamorphosent.
En face de ces femelles magnifiques, souples, éclatantes et pudiquement
vêtues, drapées de linges, on ne pourrait opposer dans le
monde occidental que la forme aussi libre et noble d'une sportive sans
vêtements...
***
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" Ya...a... Fatou...ma...a... " La dernière voyelle est
si longuement et libéralement suspendue qu'on voudrait la reprendre
au vol, au plein de sa course pour la relayer, la sustenter soi-même
d'une nouvelle force... Ya...a... Ya...a...a...a... Non, jamais, depuis
le temps d'enfance pendant si longtemps perdu et retrouvé tout
subitement sur cette terrasse magique, l'on n'a connu pareillement cette
joie puérile, joyeuse, indépendante ! Ah ce qu'on appelle
l'esclavage des musulmanes.... le secret de leur indifférence devant
l'émancipation, on le tient ici... Terrasses... terrasses... et
encore terrasses. N'importe quelle malheureuse musulmane que son marie
trompe, bat, prive, bafoue... ou ce qui est pire... ennuie... peut monter
chaque jour sur la terrasse et instantanément y oublier tout...
Qu'on nous montre, à part certains clubs anglo-saxons ou nordiques,
un endroit où les femmes se sachent autant reines et maîtresses
que se savent reines et maîtresses sur leurs terrasses que nul homme
n'a le droit de fouler, les musulmanes de la Casbah d'Alger...
***
" Ya..a..Fa..tou..ma..a..a..a..a.. "
Cette voix est charmante et celle qui lance l'appel toute jeune. On la
voit de profil, perchée audacieusement comme une figure de proue
sur ce mur de très haute maison... Son corsage est orange, son
pantalon vert, son foulard jaune... la terrasse vient d'être nouvellement
reblanchie... C'est d'une réussite à crier... " Ya...a..Fa...tou...ma...a...
"
Fatouma apparaît enfin... En Orient, avec un peu de patience, tout
arrive... Fatouma porte un corsage rose ardent, un jupon bleu de chine,
un foulard violet... Elle s'appuie contre une muraille d'un ton doux et
céleste, passé, lavé par les pluies, tel que pour
être ainsi on n'a pas dû le rafraîchir depuis des mois.
Les deux interlocutrices si magnifiquement bigarrées commencent
alors une conversation rendue extrêmement difficile par l'éloignement...
Mais les gestes y suppléent... Puis s'étant en trois minutes
communiqué l'essentiel ou se jugeant trop fatiguées par
cette gymnastique vocale, chacune se penche vers une auditrice plus à
portée de voix.
***
Les femmes kabyles qui sont vouées
plus uniformément à la pourpre et au bleu ont en revanche
une profusion décorative de bijoux d'argent incrustés de
coraux, surchargeant leurs costumes. Colliers, tiares, bracelets,
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épingles en manière d'agrafes pour retenir ou soulever une
draperie... gorgerins... ceintures... le métal ciselé intervient
toujours dans leur parure.
***
A présent elles s'offrent de dos,
leurs visages orientés vers la mer qui apporte et remporte.. Et
penchées ainsi, non seulement à cause de l'attraction marine...
Mais parce qu'il est plus facile pour épier de se pencher du haut
vers le bas, des terrasses...
***
Les cloches de
la cathédrale... si superflues, si choquantes presque....
se taisent enfin.... Nait un bruit aérien... si léger...
si peu bruissant... si doucement palpitant... si peu lassant pour l'oreille...
un bruit si uniquement humain enfin.... Et l'on en a tellement perdu l'habitude
qu'il vous paraît comme tout neuf, à peine inventé
d'aujourd'hui... C'est un pépiement d'oiselles en liberté
qui couvre les terrasses ou plutôt plane sur elles, les domine sans
les écraser... paraît s'apaiser... s'atténuer encore
davantage... emporté par un souffle de brise... pour reprendre,
à peine moins ténu, l'instant d'après.
Les phonos et les appareils de T.S.F. ne sévissent encore à
cette heure que dans les patios des maisons de filles et dans les tavernes...
Les terrasses de la haute Casbah ne bruissent que de l'accord assourdi
des bavardages... des médisances... des calomnies peut-être...
Si atroces soient-elles, elles prennent avec tant d'espace, avec cette
faculté d'envol et d'assainissement, cette hauteur de vue... cette
indulgence permanente du plus radieux des ciels au-dessus, l'ingénuité
d'une aimable confidence... Tout est si beau que rien d'autre n'a d'importance...
Si l'on était sage... non, si l'on en avait les moyens, surtout,
l'on passerait admirablement sa vie là et l'on répudierait
à jamais le besoin de la triste Europe.
On voit au loin, et juste dans un triangle mesquin, passer dans la ville
basse, les trams, les autos, toutes les sales mécaniques enfin
réduites à rien, silencieuses, incapables de vous détruire
les nerfs, de vous ronger la moelle... Ce ne sont plus, à cette
distance et comme considérés d'un autre monde, que des sortes
de jouets dérisoires, inoffensifs. On est certain qu'ils ne peuvent
rien contre vous, momentanément... qu'ils n'oseront jamais monter
à l'assaut de cette vieille citadelle.
Car maintenant, on tient, on possède le moyen le meilleur et le
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seul efficace pour bien défendre la Casbah. On sait qu'il suffirait
en cas d'extrême péril, d'amener ici, sur cette terrasse,
certaines personnes pour qu'elles s'interposent victorieusement ensuite
entre cette cité de légende et les entrepreneurs qui ne
parlent de la détruire que pour la reconstruire et de quelle façon
!... Et juste pour avoir personnellement davantage d'argent afin d'acheter
ensuite des autos plus chères et des appareils de T.S.F. mieux
gueulant !
***
La propriétaire de cette maison et
de cette terrasse s'accoude alors auprès de vous et dit en riant...
" Ah ! tu regardes... oui, tu trouves ça joli... ça
te plaît... C'est le moment, chez nous, où toutes les femmes
elles se croient presque heureuses ! "
*
**
La propriétaire de cette maison, de
cette terrasse merveilleuse est une musulmane qui a refusé récemment
de l'Agence Cook une rétribution importante. Il s'agissait de permettre
aux hordes de touristes qui campent dans ce port pour douze ou vingt-quatre
heures de venir contempler ici cette survivance de l'Orient.
Cette musulmane n'est pas riche. Elle possède ce toit et de quoi
suffire à la faim de chaque jour. Comme elle a deux enfants à
élever, qu'elle est veuve, elle est vêtue de cotonnade et
n'ayant pas de servante doit s'occuper elle-même de l'entretien
de sa maison. Cependant elle n'a pas voulu monnayer la vue de cette terrasse
qu'elle accorde volontiers gratuitement aux gens qui lui plaisent, aux
visages qui savent lui sourire et sans arrière-pensée condescendante,
surtout. Elle est simple, nette, droite et fière à la façon
de certaines nobles paysannes de France qui ne croient qu'aux valeurs
éternelles de la dignité, de la race et du sol. Elle ne
tient pas, avant tout, à l'argent qui d'ailleurs presque partout
ne vaut déjà plus rien aujourd'hui, vaudra beaucoup moins,
demain, encore.
***
De temps à autre, elle jette un cri
vers quelque amie... lui demande des nouvelles de sa santé, de
celle de ses enfants... se retourne vers moi aussi pour sourire...
***
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La nuit descend et d'abord c'est la ville européenne qui s'éclaire
par les rampes lumineuses de ses boulevards, par les phares des autos
vagabonds et des tramways disciplinés qui ne peuvent légitimement
passer que sur les mêmes voies... comme des gens mariés...
Le phare de Matifou
commence à jeter, à intervalles réguliers.
son avis de prudence. A l'entrée du port
s'allument : vert à gauche, rouge à droite, les
feux de la passe qui sont d'un éclat admirable... Un navire de
grand tourisme, l'un de ces mastodontes dont la superbe doit fatalement
provoquer un jour quelque volonté d'incendie de la part des hommes
ou du destin, s'orne d'une floraison blanche de mille ampoules au long
de ses rambardes, de ses hublots, de ses salons. Il devient, vu d'ici,
un autre jouet assez inutile. Peu importe d'ailleurs l'éclairage
ostentatoire de quelque navire, car voici que s'allument modestement et
toujours sans aucune symétrie, sur les terrasses de la Casbah,
les feux autrement décoratifs d'humbles foyers. De même que
les femmes, tout à l'heure, ils se mettent à éclore
spontanément, de tous côtés et maintenant cent lueurs
nouvelles, cent lumières de couleurs différentes montent
du bas des patios vers les terrasses qu'elles éclairent par dessous
d'une manière on ne peut plus moderne par diffusion, projection,
extension, épanouissement de la lueur... Et c'est, par comparaison
surtout avec les éclairages précis de la ville basse, de
la rade et des maisons européennes, d'une douceur et d'une subtilité
Rouges, jaunes, rosées, blanches, bistrées, ces lumières
qui montent du sol vers l'air libre perdent une partie de leur éclat,
de leur dureté dans ce parcours. Il est aussi des feux qui crépitent
et fleurissent sur les terrasses et qui soudain précisent les contours
d'un visage de femme penchée sur quelque fourneau rustique ou se
prépare le souper frugal de la tribu... Il faut quand même
partir... La propriétaire vous escorte.
- Surtout, n'est-ce pas, reviens, promets de revenir !
Comment ne pas promettre et ne pas s'accorder - le plus souvent possible
- quelques heures de contemplation, de méditation, de refuge sur
cette plus belle terrasse de la plus haute Casbah, pour s'y recharger
l'âme, magnétiquement, d'une certitude éternelle de
beauté, malgré tant d'autres apparences désolantes.
La porte se referme... Voici la ligne du tram... un enfant laid... une
commère sale... un mot ordurier... un crachat... du bruit inutile
et de la poussière... des gens avec des vestons incolores et si
pratiques... des femmes qui sortent d'une boutique de coiffeur où
on leur a fait une si belle permanente, des cheveux en tôle ondulée,
au moins pour six mois... Et qui sait ce
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qui vous attend de pire comme vulgarité ou laideur au tournant
de la première rue !...
Mais tout cela devient tout à fait supportable... insignifiant
même et c'est mieux !...
Les trams... les mécaniques... les costumes cylindriques... la
bêtise des mots... la vulgarité d'Occident !
Et savoir simplement qu'à deux pas de cela se trouve cette possibilité
de béatitude perpétuelle... qu'il n'est que de pousser une
porte, de gravir quelques marches pour entrer d'emblée dans une
féerie...
Savoir que la Casbah d'Alger ce peut être cela aussi, pour qui sait
voir !
Alger, Mai-Octobre 1933.
Achevé d'imprimer sur les Presses de BACONNIER Frères Imprimeurs-Editeurs
- ALGER - en Novembre 1933
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