inconnu casbah, chapitre 21
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Chapitre 21
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 21...et dernier
pages 251 à 264
2 illustrations

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mise sur site : février 2013

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XXI

UN homme d'une vaste intelligence auquel on ne reproche généralement que de penser trop en avant de son époque, un bâtisseur ultramoderne, un hygiéniste aussi et qui vint ici l'hiver dernier, parle maintenant, au hasard de ses voyages dans le monde, de la Casbah d'Alger avec la plus enthousiaste admiration.

Outre certains autres agréments visuels ou architecturaux, il a trouvé, dans chaque vraie maison de la ville indigène - c'est-à-dire toute maison arabe - l'essentiel de ce qu'il réclame précisément de chaque construction actuelle et future : une plate-forme pour se baigner dans l'air et le ciel, un lieu d'où communier aux heures propices avec le dieu solaire. Pour se rendre compte de ceci, il ne faut pas se contenter de parcourir les rues de la Casbah ou d'entrer dans certains patios. Il convient de fréquenter les terrasses. Elles sont d'une beauté et surtout d'une variété infinies. Il n'en est pas deux d'où l'on possède exactement le même paysage. On peut mettre des années avant de découvrir et de décerner la palme à la plus belle. Mais ce peut être alors quelque chose d'assez inouï pour qu'ensuite on n'en communique la vue que très exceptionnellement à ceux seuls qui en paraissent dignes, ainsi qu'on le fait pour toute certitude intime de chef-d'oeuvre qu'on souffrirait de voir effleuré du ricanement même fugitif des goujats.

Et pourtant, il serait possible, ici, que le personnage le plus obtus ou le plus résolument réfractaire au charme oriental ne résistât pas au prodige de cette terrasse, au delà de quelques minutes. Il est certaines réussites humaines, picturales, littéraires, musicales ou architecturales qui sont si évidentes, étourdissantes, aveuglantes que personne ne peut les nier. Cette ter?
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rasse unique de la plus haute Casbah est du nombre. Elle se trouve exceptionnellement placée et favorisée. Elle est certainement le point d'où rayonnent les meilleures lignes conductrices pour la compréhension de la Casbah. Elle est à la fois le sommet et le centre, le noyau stratégique et spirituel d'où se ramifie l'entière Casbah.

De gauche comme de droite, elle est flanquée d'autres terrasses qu'à première estime on pourrait croire aussi bien orientées ; cependant de si peu qu'elles dévient, c'est assez, c'est trop, elles ne sont plus dans l'axe du même bonheur, de la même plénière réussite... Celle de droite, plus basse, est flanquée d'une muraille qui masque une partie de la ville indigène et du coteau ; celle de gauche démasque trop la ville européenne au contraire. C'est d'une énorme importance, car cette terrasse est précieuse surtout parce qu'elle vous ménage d'abord une vue sur un domaine spécifiquement oriental. Tout l'apport, le rajout européen, l'abâtardissement se trouvent dissimulés par des écrans naturels, relégués à l'extrême arrière-plan. Vue ainsi, la ville basse, occupée par les conquérants, semble n'avoir empiété que sur des places inertes et vides, avoir respecté l'essentiel. On pourrait presque croire, en planant d'ici, qu'aucun vandalisme ou militarisme ignorant n'a accompagné la Conquête. On tient sous soi d'un bloc, d'un seul regard, la Casbah entière rassemblée, serrée d'une telle manière que même le tracé des rues étroites disparaît et que le monde d'en bas cesse d'exister... Des milliers de terrasses si capricieusement édifiées, décalées que pas une n'apparaît au même niveau que sa voisine, vous proposent une sorte de gigantesque escalier qui dévale vers la mer. Il semble soudain que l'on ne puisse plus communiquer avec la ville européenne, les coteaux et la rade qu'en empruntant ces vastes échelons pour bottes de sept lieues, ces marches dont chacune représente le couronnement d'une maison. On accepte aussitôt d'ailleurs cette façon singulière, ce jeu d'atteindre la terre basse par sauts et par bonds féeriques... On commence d'imaginer par quel itinéraire fantaisiste on pourrait gagner ce rivage lointain... Un saut par dessus cette cheminée si décorative qu'elle semble un jouet... Une enjambée ici... Un détour par là... On ne persiste pas... On n'a guère envie, dès que l'on est sur cette terrasse, de regagner le rivage et le sol si vite et tant vous séduisent et vous retiennent le désordre et la couleur de ce nid de pirates, de cette ancienne aire de rapaces musulmans... Tant vous capte cette anarchie urbaine et architecturale... L'ordre ne vaut rien subitement si ce désordre poétique peut vous donner un tel plaisir, vous frapper d'un tel coup au coeur.

Le regard se relève et s'étend... dépasse la ville, le port, gagne le grand large, bute enfin, au fond de l'horizon, sur l'Atlas qui semble

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atteindre le ciel... Ces montagnes sont magnifiques de calme et de force pesante.... La mer est une plate plaine bleue.... Aucun souffle n'en agite la surface... Les coteaux roux, verts, blancs aussi par leurs maisons, l'enserrent en une courbe d'une réussite de trait admirable, d'une apparente facilité de dessin dont on ne peut apercevoir les retouches car toujours les chefs-d'oeuvre semblent avoir été exécutés d'un premier jet et d'une manière irresponsable.

L'on tourne le dos à l'Atlas, aux coteaux, à l'horizon marin et l'on se heurte à la magnifique vieille muraille de l'enceinte turque où béent encore les gueules des canons, des bombardes... Au-dessous, et c'est miracle qu'avec une pareille pente il ne glisse pas jusqu'à la route, un campement kabyle édifié de lattes, de toiles, de débris, de terre agglomérée...

Quelque part, on ne sait d'abord exactement où, une femme indigène se prend à chanter lentement un chant nostalgique sans paroles... Ya...a...a...a... On croit comprendre, au bout d'un certain temps, que cela part du gosier de cette fille habillée de turquoise et d'ambre.

Le spectacle, ici, n'est pas seulement de pierre, de mer et de montagne.... Il va s'orner d'une admirable et précaire figuration humaine... D'une fresque fugitive de personnages féminins et d'enfants vêtus avec magnificence.

C'est un jour excessivement chaud... Le soleil tombe encore d'aplomb sur les terrasses qui ne supportent à ce moment que peu d'observatrices... De loin en loin, une femme étendue à l'ombre d'un mur bas termine une longue sieste, quelques autres femmes sont accroupies les mains et les bras si lourds de cette torpeur d'été qu'ils pendent à l'abandon, reposent sur les jambes lasses comme des objets inertes... L'air est si sec que les cheveux crépitent sous les doigts qui les éparpillent... On reste là, malgré la brûlure du soleil... On est dans un bain de lumière et d'imprévu... de fantasmagorie...

Et voici peu à peu que le soleil s'abaisse... les femmes commencent de surgir spontanément, d'abord une à une, ensuite plusieurs à la fois. Chaque nouvelle éclosion humaine, de minute en minute, bientôt de seconde en seconde, apparaît avec cette extrême chaleur comme une magnifique floraison obtenue par forcerie. A présent, les terrasses que l'on aborda, que l'on survola, à peine peuplées, sont envahies et toutes bougeantes, mouvantes de femmes et d'enfants.

De quel prodigieux balcon disposent ces prétendues recluses qui

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ont devant elles, à toute heure, cet horizon de pleine mer, de montagne, sans parler des mouvements du port et de la ville européenne. Et comment penser à détruire ceci dont on éprouve soudain la solidité, la paix intime, la patience, la force inusable.

Cette terrasse qui offre un tel enchantement visuel comporte aussi un enseignement philosophique. Elle ouvre des horizons sur un bonheur, un art, une méthode de vie ignorée. Elle est l'une des rares passerelles d'où l'on puisse encore éprouver comment on résiste non à l'activité, mais à l'agitation moderne.
Grandeur, lenteur, dignité, poésie, qu'on croyait définitivement perdues, gaspillées, émiettées au vent des moteurs et des hélices... On ne sait plus, on n'a plus besoin de savoir à quelle époque on est. Rien ici n'a d'importance chronologique... Ces femmes ne savent même pas leur âge... Elles n'apprennent même pas à leurs enfants à savoir quand ils sont nés... Elles se guident, pour vivre, sur les seules variations de la température et de la lumière... Elles vivent enfin en fonction de la vraie vie, de la vie essentielle... Le ciel... La mer... L'air... Le soleil... Et les européennes d'en bas, parquées entre leurs quatre murs, leurs thés mondains, leurs cinémas, les plaignent... Ces heureuses !... qui pour s'appeler l'une, l'autre, pour se convier mutuellement à la récréation de l'amité, n'ont qu'à frapper doucement dans leurs paumes.

***

Elles se sont parées pour cette heure qui va bientôt ramener vers elles l'homme absent pendant la journée. Et quand on pense à tant de femmes d'Occident qui ne réservent que pour l'extérieur, pour les indifférents, pour le monde enfin leurs moyens de plaire, de charmer ou de dissimuler leurs tares ! Et quand on pense à tant de personnes en bigoudis qui furent vos ancêtres ! A tant de dames actuelles qui finissent d'user pour les heures intimes, des peignoirs défraîchis, des robes sans attraits.

Tout, ici, s'offre sans compter, sans se ménager, sans thésauriser avec magnificence, opulence, fastuosité... C'est une prodigalité, un gaspillage de couleurs et de formes, une variété mouvante sans cesse composée et recomposée au jour le jour... Dix mille combinaisons de costumes, de nuances, de bariolages heureux... Une suprême fantaisie vestimentaire que nulle femme d'Occident ne serait plus capable d'improviser sans l'aide d'un couturier coûteux... Il n'est pas ici deux créatures dont le corsage, le caraco, la veste, la tunique, le serouel soient non pas semblables mais seulement approchants. Et ce sont pour la plupart des femmes pauvres...

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La floraison maintenant est complète et c'est prodigieux... Chaque couleur a trouvé ses moyens d'expression les plus étendus dans l'infinité des combinaisons de sa gamme et de ses mélanges avec les autres couleurs. Des grappes, des colliers, des chaînes, des barrières de piments rouges qu'on a mis à sécher et durcir au soleil, ajoutent encore une nuance à ces tonalités prodigieuses, à cette élégance... Un court instant, une femme s'amuse à s'en couronner puis à s'en entourer le cou, la taille, les hanches. C'est aussi beau que les parures de coquillages des femmes des îles Paradis.

Les murs, les murettes, ce que l'on aperçoit de l'intérieur des cours fraîchement recrépies offre à cette figuration admirable un écran favorable, une valeur d'opposition, de contraste étonnante. Mille jardins suspendus, composés de treilles, basilic, menthe mettent ça et là une note profonde de vert végétal.

Et la couleur, ce n'est pas tout, il y a aussi les mouvements, les gestes. Non seulement ces femmes sont infiniment plus variables que l'indigent arc-en-ciel qui sert maintenant d'enseigne aux droguistes et non seulement encore elles ont, de loin en loin, parsemé leurs terrasses de linges verts, rouges, jaunes, indigo, orange, violacés qui flottent et déplacent autour d'elles au moindre souffle marin comme une autre sorte de courant coloré... mais elles sont capables d'offrir de plus, sur les rebords parfois périlleux de leurs belvédères, d'admirables poses familières et souples de grandes chattes vagabondes qui ont l'habitude de se promener au hasard des rebords de toits... Une gamine rousse et blanche entreprend soudain un véritable tour d'acrobatie pour s'évader du belvédère qui surplombe sa terrasse. En s'aidant du vantail de la porte ouverte elle glisse, atteint d'un pied la serrure qui lui sert un instant de marchepied, l'autre pied agrippe le bois comme il peut, le corps glisse au long du chambranle. La voilà descendue de son mât. C'est une péripétie qui se renouvelle à chaque minute.

***

Les attitudes féminines les plus fières comme les plus abandonnées, nonchalantes et surtout les moins calculées garnissent continuellement ces terrasses des formes admirables d'une statuaire vivante que chaque caprice du vent, l'appel d'une compagne parfois invisible, métamorphosent.

En face de ces femelles magnifiques, souples, éclatantes et pudiquement vêtues, drapées de linges, on ne pourrait opposer dans le monde occidental que la forme aussi libre et noble d'une sportive sans vêtements...

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" Ya...a... Fatou...ma...a... " La dernière voyelle est si longuement et libéralement suspendue qu'on voudrait la reprendre au vol, au plein de sa course pour la relayer, la sustenter soi-même d'une nouvelle force... Ya...a... Ya...a...a...a... Non, jamais, depuis le temps d'enfance pendant si longtemps perdu et retrouvé tout subitement sur cette terrasse magique, l'on n'a connu pareillement cette joie puérile, joyeuse, indépendante ! Ah ce qu'on appelle l'esclavage des musulmanes.... le secret de leur indifférence devant l'émancipation, on le tient ici... Terrasses... terrasses... et encore terrasses. N'importe quelle malheureuse musulmane que son marie trompe, bat, prive, bafoue... ou ce qui est pire... ennuie... peut monter chaque jour sur la terrasse et instantanément y oublier tout...

Qu'on nous montre, à part certains clubs anglo-saxons ou nordiques, un endroit où les femmes se sachent autant reines et maîtresses que se savent reines et maîtresses sur leurs terrasses que nul homme n'a le droit de fouler, les musulmanes de la Casbah d'Alger...

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" Ya..a..Fa..tou..ma..a..a..a..a.. " Cette voix est charmante et celle qui lance l'appel toute jeune. On la voit de profil, perchée audacieusement comme une figure de proue sur ce mur de très haute maison... Son corsage est orange, son pantalon vert, son foulard jaune... la terrasse vient d'être nouvellement reblanchie... C'est d'une réussite à crier... " Ya...a..Fa...tou...ma...a... "

Fatouma apparaît enfin... En Orient, avec un peu de patience, tout arrive... Fatouma porte un corsage rose ardent, un jupon bleu de chine, un foulard violet... Elle s'appuie contre une muraille d'un ton doux et céleste, passé, lavé par les pluies, tel que pour être ainsi on n'a pas dû le rafraîchir depuis des mois.
Les deux interlocutrices si magnifiquement bigarrées commencent alors une conversation rendue extrêmement difficile par l'éloignement... Mais les gestes y suppléent... Puis s'étant en trois minutes communiqué l'essentiel ou se jugeant trop fatiguées par cette gymnastique vocale, chacune se penche vers une auditrice plus à portée de voix.

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Les femmes kabyles qui sont vouées plus uniformément à la pourpre et au bleu ont en revanche une profusion décorative de bijoux d'argent incrustés de coraux, surchargeant leurs costumes. Colliers, tiares, bracelets,

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épingles en manière d'agrafes pour retenir ou soulever une draperie... gorgerins... ceintures... le métal ciselé intervient toujours dans leur parure.

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A présent elles s'offrent de dos, leurs visages orientés vers la mer qui apporte et remporte.. Et penchées ainsi, non seulement à cause de l'attraction marine... Mais parce qu'il est plus facile pour épier de se pencher du haut vers le bas, des terrasses...

***

Les cloches de la cathédrale... si superflues, si choquantes presque.... se taisent enfin.... Nait un bruit aérien... si léger... si peu bruissant... si doucement palpitant... si peu lassant pour l'oreille... un bruit si uniquement humain enfin.... Et l'on en a tellement perdu l'habitude qu'il vous paraît comme tout neuf, à peine inventé d'aujourd'hui... C'est un pépiement d'oiselles en liberté qui couvre les terrasses ou plutôt plane sur elles, les domine sans les écraser... paraît s'apaiser... s'atténuer encore davantage... emporté par un souffle de brise... pour reprendre, à peine moins ténu, l'instant d'après.

Les phonos et les appareils de T.S.F. ne sévissent encore à cette heure que dans les patios des maisons de filles et dans les tavernes... Les terrasses de la haute Casbah ne bruissent que de l'accord assourdi des bavardages... des médisances... des calomnies peut-être... Si atroces soient-elles, elles prennent avec tant d'espace, avec cette faculté d'envol et d'assainissement, cette hauteur de vue... cette indulgence permanente du plus radieux des ciels au-dessus, l'ingénuité d'une aimable confidence... Tout est si beau que rien d'autre n'a d'importance... Si l'on était sage... non, si l'on en avait les moyens, surtout, l'on passerait admirablement sa vie là et l'on répudierait à jamais le besoin de la triste Europe.

On voit au loin, et juste dans un triangle mesquin, passer dans la ville basse, les trams, les autos, toutes les sales mécaniques enfin réduites à rien, silencieuses, incapables de vous détruire les nerfs, de vous ronger la moelle... Ce ne sont plus, à cette distance et comme considérés d'un autre monde, que des sortes de jouets dérisoires, inoffensifs. On est certain qu'ils ne peuvent rien contre vous, momentanément... qu'ils n'oseront jamais monter à l'assaut de cette vieille citadelle.

Car maintenant, on tient, on possède le moyen le meilleur et le

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seul efficace pour bien défendre la Casbah. On sait qu'il suffirait en cas d'extrême péril, d'amener ici, sur cette terrasse, certaines personnes pour qu'elles s'interposent victorieusement ensuite entre cette cité de légende et les entrepreneurs qui ne parlent de la détruire que pour la reconstruire et de quelle façon !... Et juste pour avoir personnellement davantage d'argent afin d'acheter ensuite des autos plus chères et des appareils de T.S.F. mieux gueulant !

***

La propriétaire de cette maison et de cette terrasse s'accoude alors auprès de vous et dit en riant... " Ah ! tu regardes... oui, tu trouves ça joli... ça te plaît... C'est le moment, chez nous, où toutes les femmes elles se croient presque heureuses ! "

*
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La propriétaire de cette maison, de cette terrasse merveilleuse est une musulmane qui a refusé récemment de l'Agence Cook une rétribution importante. Il s'agissait de permettre aux hordes de touristes qui campent dans ce port pour douze ou vingt-quatre heures de venir contempler ici cette survivance de l'Orient.

Cette musulmane n'est pas riche. Elle possède ce toit et de quoi suffire à la faim de chaque jour. Comme elle a deux enfants à élever, qu'elle est veuve, elle est vêtue de cotonnade et n'ayant pas de servante doit s'occuper elle-même de l'entretien de sa maison. Cependant elle n'a pas voulu monnayer la vue de cette terrasse qu'elle accorde volontiers gratuitement aux gens qui lui plaisent, aux visages qui savent lui sourire et sans arrière-pensée condescendante, surtout. Elle est simple, nette, droite et fière à la façon de certaines nobles paysannes de France qui ne croient qu'aux valeurs éternelles de la dignité, de la race et du sol. Elle ne tient pas, avant tout, à l'argent qui d'ailleurs presque partout ne vaut déjà plus rien aujourd'hui, vaudra beaucoup moins, demain, encore.

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De temps à autre, elle jette un cri vers quelque amie... lui demande des nouvelles de sa santé, de celle de ses enfants... se retourne vers moi aussi pour sourire...

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La nuit descend et d'abord c'est la ville européenne qui s'éclaire par les rampes lumineuses de ses boulevards, par les phares des autos vagabonds et des tramways disciplinés qui ne peuvent légitimement passer que sur les mêmes voies... comme des gens mariés...

Le phare de Matifou commence à jeter, à intervalles réguliers. son avis de prudence. A l'entrée du port s'allument : vert à gauche, rouge à droite, les feux de la passe qui sont d'un éclat admirable... Un navire de grand tourisme, l'un de ces mastodontes dont la superbe doit fatalement provoquer un jour quelque volonté d'incendie de la part des hommes ou du destin, s'orne d'une floraison blanche de mille ampoules au long de ses rambardes, de ses hublots, de ses salons. Il devient, vu d'ici, un autre jouet assez inutile. Peu importe d'ailleurs l'éclairage ostentatoire de quelque navire, car voici que s'allument modestement et toujours sans aucune symétrie, sur les terrasses de la Casbah, les feux autrement décoratifs d'humbles foyers. De même que les femmes, tout à l'heure, ils se mettent à éclore spontanément, de tous côtés et maintenant cent lueurs nouvelles, cent lumières de couleurs différentes montent du bas des patios vers les terrasses qu'elles éclairent par dessous d'une manière on ne peut plus moderne par diffusion, projection, extension, épanouissement de la lueur... Et c'est, par comparaison surtout avec les éclairages précis de la ville basse, de la rade et des maisons européennes, d'une douceur et d'une subtilité Rouges, jaunes, rosées, blanches, bistrées, ces lumières qui montent du sol vers l'air libre perdent une partie de leur éclat, de leur dureté dans ce parcours. Il est aussi des feux qui crépitent et fleurissent sur les terrasses et qui soudain précisent les contours d'un visage de femme penchée sur quelque fourneau rustique ou se prépare le souper frugal de la tribu... Il faut quand même partir... La propriétaire vous escorte.

- Surtout, n'est-ce pas, reviens, promets de revenir !

Comment ne pas promettre et ne pas s'accorder - le plus souvent possible - quelques heures de contemplation, de méditation, de refuge sur cette plus belle terrasse de la plus haute Casbah, pour s'y recharger l'âme, magnétiquement, d'une certitude éternelle de beauté, malgré tant d'autres apparences désolantes.

La porte se referme... Voici la ligne du tram... un enfant laid... une commère sale... un mot ordurier... un crachat... du bruit inutile et de la poussière... des gens avec des vestons incolores et si pratiques... des femmes qui sortent d'une boutique de coiffeur où on leur a fait une si belle permanente, des cheveux en tôle ondulée, au moins pour six mois... Et qui sait ce

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qui vous attend de pire comme vulgarité ou laideur au tournant de la première rue !...

Mais tout cela devient tout à fait supportable... insignifiant même et c'est mieux !...

Les trams... les mécaniques... les costumes cylindriques... la bêtise des mots... la vulgarité d'Occident !

Et savoir simplement qu'à deux pas de cela se trouve cette possibilité de béatitude perpétuelle... qu'il n'est que de pousser une porte, de gravir quelques marches pour entrer d'emblée dans une féerie...

Savoir que la Casbah d'Alger ce peut être cela aussi, pour qui sait voir !

Alger, Mai-Octobre 1933.

Achevé d'imprimer sur les Presses de BACONNIER Frères Imprimeurs-Editeurs - ALGER - en Novembre 1933