XVIII
LES mâles prostitués de la Casbah,
contrairement à leurs rivales, officient plutôt dans la ville
basse. Ils n'ont pas de " Magasins ". Ils se livrent à
domicile ou se rapprochent, autant qu'ils peuvent, du domicile des clients.
Leurs officiants, leurs adorants, leurs fidèles, ne sont pas exclusivement
des indigènes. Leur poste de séduction se tient aux heures
nocturnes, de préférence sur certains bancs de places publiques
ou de squares ornés de noms de guerriers célèbres.
Ils ont certains signes de ralliement secrets et se font plus désirer
et mieux payer que les femmes. Ils savent qu'ils peuvent même entôler
le client sans qu'il ose porter plainte. L'inégalité profonde
des sexes se rencontre encore là !
On est désormais si averti du service que les bancs rendent à
ce négoce spécial que l'on n'ose plus placidement s'y asseoir...
Il se peut que ce jeune tirailleur, cet européen dignement cravaté
soient au-dessus de tout soupçon. On ne jurerait pas de leur innocence...
La pédérastie, en Afrique du Nord, n'aurait rien de particulièrement
ignoble s'il ne s'y était adjoint récemment un élément
de peu de foi fourni par la métropole. Ainsi, apparaissent aux
alentours de la Casbah de la prostitution masculine, certains européens
particulièrement indésirables. Peu importe que ce soient
des banquiers mis hors la loi par fantaisie du change, des esthètes
momentanément sans idéal, des littérateurs, des peintres,
des intellectuels quelconques toujours suspects comme tels. Le grand inconvénient,
c'est qu'ils amènent dans ce désir à rebours, dans
cet amour réputé anormal mais susceptible de fougue, de
fringale, de sincérité tout comme l'autre, leur faux besoin,
leur envie d'avoir envie, en un mot, leur snobisme. En matière
sexuelle, le snobisme est particulièrement odieux...
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Et d'autant que, dans ce pays au moins, il n'y a guère qu'un snob
sur les deux conjoints illicites. Et qu'on trouve, gravitant autour de
la prostitution masculine fournie par une Casbah affamée, trop
d'européens quadragénaires, exagérément gavés
de nourritures, de viandes et de vins, surchargés au surplus d'un
vieil atavisme de jouisseurs, qui viennent ici corrompre des adolescents.
S'ils sont détraqués, malades, qu'on les soigne et s'ils
sont fous qu'on les enferme. La santé de l'enfance a tous les droits,
même envers et contre ce qu'on appelle l'art. Il n'est pas prouvé,
au surplus, que chaque inverti soit capable de concevoir un chef-d'oeuvre
et "La ballade de la Geôle de Reading " n'eût jamais
été écrite si le puritanisme anglo-saxon n'avait
condamné Oscar Wilde au hard-labour. Quelque chef-d'oeuvre attend
peut-être actuellement un grand littérateur dans une cellule
obscure de " Barberousse ".
L'aube qui effleure le sommet privilégié de la Casbah avant
tant d'autres pointes voit parfois descendre des personnages qui ont tenté
de vaincre leur insomnie tenace dans quelque bain maure (car le bain maure
est ouvert aux hommes de six heures du soir à dix heures du matin)
. Ils sont si las de cette recherche du sommeil qui les fuit ou de cette
détente nerveuse qu'ils ne peuvent se retenir de s'appuyer tendrement,
à la descente, sur l'épaule du jeune indigène qui
les escorte... Sur leur passage, une prostituée qui n'a pas été
très heureuse dans son négoce, depuis plusieurs jours, murmure
:
- Ya Allah ! punis-les, ceux-là qui jouent le rôle des femmes
quand il y a tant de femmes jeunes qui ne trouvent pas de mâles
pour les couvrir !
*
**
Sous le porche de l'hôtel Paulette,
dans un fond d'impasse, un personnage aux hanches grasses est étayé...
Il se lève pour fournir un renseignement strictement topographique
en secouant ses épaules comme si on lui demandait de danser un
shimmy. Il est plus lubrique qu'une enseigne précise, qu'un dessin
érotique. On devrait en interdire la vue aux jeunes cireurs.
***
Certains sont bien sales pour tenter un amour
qui suppose les raffinements non seulement de l'esprit mais du contact...
Et certains autres tellement maquillés qu'ils sont aussi écoeurants
que la plupart des femmes. On voudrait d'abord les débarbouiller.
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Un commerçant de la pleine Casbah, plus récrépi qu'une
vieille coquette, représente la charge du vieux beau d'un genre
spécial de 'l'époque 1900. Car sous une coiffure à
la Mayol oxygénée il offre un nez d'épervier à
la " de Max ". Le tout est visible au delà d'un comptoir
d'une vulgarité désolante. Cet homme plein de bonne volonté
et malheureusement dépourvu du sens du ridicule perpétue
une sorte de maniérisme désuet, pédérastique
qui ne convient pas plus au climat qu'à l'époque. Il est
si démodé que ceux de la jeune génération
qui professent le même sacerdoce le regardent avec
mépris.
*
**
Au bas de la Casbah, un café rassemble
de jeunes indigènes qui, la fleur à l'oreille ou le collier
de jasmin pendu à la chéchia, attendent une manifestation
amoureuse providentielle pour mieux vivre.
Ce café fut assidûment fréquenté, lors de chacun
de ses séjours ici, par un être qu'on est bien obligé
de révérer comme artiste même s'il vous écoeure
en tant que maniaque. Telle fut sa modestie ou la nonchalance islamique
que pas un de ses séducteurs ne connaît sa valeur poétique...
Il convient de reconnaître que la plupart des jeunes gens qui fréquentent
ce débit avec une arrière-pensée socratique ne savent
pas lire.
Le cinéma " La Perle " qui se trouve situé dans
l'ancien quartier des corsaires que l'on estime à tort indépendant
de la ville haute depuis que
la rue Bab-el-Oued les sépare mais qui n'a pas cessé
de se sentir relié à la Casbah tant par une communauté
de sentiments, de moeurs, de pauvreté, de violence colorée
que de piété islamique et surtout de conformité architecturale...
Le cinéma " La Perle " qui est l'une des plus
anciennes salles de spectacle d'Alger, se voit maintenant assidûment
fréquenté, à cause de son parterre de petits cireurs
crasseux et charmants par un autre artiste qui n'a découvert le
charme d'Alger que le jour où il s'avisa que certains gosses d'ici
étaient plus faméliques et moins surveillés que partout
ailleurs par leurs familles.
Il s'introduit donc, dans ce cinéma, en pleine séance, à
l'instant ténébreux où l'héroïne du film
policier à épisodes se montre si courageuse, si belle, si
ardente, si virile que tous les jeunes spectateurs halètent et
que
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la " Main qui étreint " ou " Le Hasard qui Caresse
" se peuvent manifester complémentairement, même par
l'entremise inattendue du voisin le plus proche (fût-il européen
et chargé d'ans par rapport à ce gosse) sans qu'immédiatement
l'on s'avise de protester... La lumière de l'entr'acte resplendit...
Plus personne... N'étaient les quelques sous qui restent dans la
main ou dans la poche... le gamin indigène croirait n'avoir frémi
son plaisir que solitairement.
Ce vice de bagnards continents, de lycéens internes, de prisonniers
de maisons centrales pervertis par l'isolement et la privation, ce dérivé,
par malformation de pauvres bougres relevant de la chirurgie plus que
de la morale, cette méprise provisoire de jeunes gens pauvres et
sans relations et qui n'espèrent pas trouver une femme qui soit
à la fois saine et gratuite... comment peut-on l'avoir si absurdement
transformé en une élégance, un choix, un raffinement
?
Et c'est bien dans un lieu comme la Casbah d'Alger que l'on éprouve
parfois absolument, à certains signes indéniables, de quelle
douleur et de quelle brutalité sale peut être un vice qui
cependant est célébré d'une façon lyrique.
Il suffit de constater avec quelle énergie certains petits yaouledscireurs-commissionnaires
dans la journée repoussent avec horreur la pensée, même
par les pires soirs de pluie froide de plein hiver, d'aller s'abriter
avec les vingt sous qu'on leur donne dans quelque bain maure où
ils seraient à la merci des hommes. Ils préfèrent
demeurer grelottants sous les porches des maisons européennes de
la ville basse. Une telle répugnance parle plus nettement contre
le vice devenu littéraire que tous les plaidoyers.
Il y eut, une fois, dans la Casbah d'Alger, un enfant blond au visage
d'ange dont les parents plus ou moins vagabonds ne s'occupaient pas et
qui en fut réduit, certain jour, pour manger, à se prostituer
à d'autres gamins. L'affaire fut connue et vint à une audience.
Comme on ne retrouvait pas les parents, l'enfant blond fut condamné
à l'internement dans une maison de correction. Ses corrupteurs
acquittés comme ayant agi sans discernement. Le pire fut que la
mère de l'un de ces enfants là put rire en écoutant
raconter la chose.
***
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Si l'on apprend, de temps à autre, que dans la Casbah d'Alger ou
ses alentours immédiats, quelque homme mûr ou vieillard considérable
et de très noble apparence fut trouvé poignardé dans
une rue vraiment éloignée de son centre d'affaires, il vaut
mieux, pour la famille, ne pas demander trop d'explications sur les raisons
de sa présence inusitée en un tel endroit, à pareille
heure.
Dans certains cercles spéciaux de la Casbah d'Alger, en dehors
des affranchis cyniques ou publicitaires, de ceux qui croient et bien
que cela fasse déjà si démodé, que l'inversion
est une méthode, un art ou une somme, on trouve des maniaques suffisamment
lucides entre deux crises pour savoir qu'ils sont des sortes de monstres
qui doivent se cacher d'être tels du moment que la société
n'a pas su encore les traiter en malades plutôt que de les dégrader
en tant qu'hommes.
***
Dans la section des invertis discrets, il
ne faut pas négliger ces commerçants indigènes qui
laissant leurs femmes en sécurité à Ghardaïa
ou Berriane, ne retournant les voir qu'une fois par an, ne sauraient pendant
cet intervalle observer une chasteté impossible, particulièrement
sous cette latitude et ce climat.
Quelques-uns s'adressent à des clientes européennes démunies
d'argent pour combler leur vide sentimental. D'autres ont importé
un neveu, un cousin à peine nubile qu'ils initient aux mystères
du négoce et d'une affection familiale intensive.
*
**
Il en est qui sont, dans cette vieille Casbah
comme ailleurs... particuliers... au point qu'ils ne sauraient tendre
la main, parler à une femme sans qu'une répulsion vraiment
significative et presque émouvante ne contracte leurs traits.
Il en est au contraire qu'on sent capables d'être rééduqués
par une bonne femelle en l'espace d'une heure. Mais leurs aînés
jaloux, leurs maîtres irrités les persuadent sans cesse du
contraire.
*
**
Jeunes gens délicats... et sans grande
ardeur pour grand chose...
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surtout pour le travail !.. Poètes qui d'abord se sont simplement
délectés à en parler tellement qu'ils ont cru pouvoir
prolonger ce simple flirt, ce simulacre... Et ensuite, ils n'osent même
pas dire à quel point cela les déçoit... ou les dégoûte...
car ils craignent la vengeance de qui les aime si mal et les possède
si douloureusement.
*
* *
On rencontre parfois dans la Casbah un couple
exceptionnel. Deux êtres si parfaitement assortis, si complémentaires
et beaux, tellement faits pour s'entendre à l'écart des
lois habituelles...
Il en est d'eux comme de la musique et de la poésie, ces inaccouplables.
Quand un poème est beau il se suffit à lui seul. Quand une
musique est belle, de quel complément de mots aurait-elle besoin
? Il arrive cependant que la poésie gagne en rythme au soutien
musical et que la musique s'étaie heureusement sur l'accord des
rimes. Cela ne se trouve que peu de fois. Et dans la Casbah comme ailleurs.
Les mères de familles musulmanes endurent parfois complaisamment,
chez elles, certaines manifestations évidentes d'un amour que jamais
elles ne parviendraient à contenter... Sont-elles si passives ou
somnolentes qu'elles ne se rendent pas exactement compte ? Ou bien jugent-elles
que cela fait partie d'une tradition moins préjudiciable à
leur autorité qu'une rivalité féminine ?
*
* *
Fête familiale, dans une maison kabyle,
à l'occasion de la circoncision du second des fils. Les amis se
pressent, s'écrasent dans la cour étroite, se serrent pour
laisser plus de place aux musiciens et surtout au danseur. Celui-ci est
extrêmement jeune mais laid et chétif. Il est vêtu
de manière hybride : d'un gilet d'homme et d'une jupe de femme
en gaze blanche très sale, ornée de paillettes d'acier.
Une ceinture rayée du genre bayadère tente de situer sa
croupe absente et glisse sans cesse de ses reins plats sur ses cuisses
maigres... Il la remonte... tout en dansant... en frémissant du
ventre, des flancs, des fesses... Les jambes n'ont qu'un rôle tout
à fait accessoire et secondaire... Et les yeux des spectateurs
sont fixés sur cette ceinture, ce ventre, ces flancs... A l'étage
supérieur, sur le balcon dominant le patio, les femmes qui, comme
toujours en pareil cas, sont séparées des
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hommes, poussent, de temps à autre, des yous... yous... stridents
pour stimuler le danseur équivoque... Soudain, deux jeunes garçons
le saisissent chacun par un bras, l'obligent à se renverser le
plus possible en arrière puis se mettent à le gaver de sous,
de francs, de pièces.... les lui introduisent de force dans la
bouche, à la cadence d'une par seconde et tout comme on ouvrirait
la bouche d'une femme à l'aide de baisers... Il va étouffer...
étrangler... suffoquer au moins... Non, il s'échappe, se
relève et tout en continuant sa danse, vide ses joues gonflées
de numéraire, en vomit le contenu dans le plateau de cuivre commun
qui sert de sébille aux musiciens. Les femmes, à l'étage
supérieur, n'ont pas cessé de jeter sur cette scène
étrange leur cri de fête rituel... le you... you de toutes
les absolutions et de toutes les excitations au meurtre comme à
la débauche.
A plusieurs reprises, d'abord, puis presque sans arrêt ensuite,
le même simulacre se renouvellera au cours de l'heure qui suivra...
et ne cessera de se poursuivre pendant la nuit entière... Et, chaque
fois, c'est comme si sous les yeux complaisants des femmes qui planent
ces hommes se possédaient entre eux. Et l'on dirait qu'elles hurlent
leur joie d'une façon d'autant plus frénétique qu'on
gave plus le possédé, qu'on tente de le posséder
davantage avec ces pièces... Peut-être est-ce de leur part
comme une sorte de sournoise vengeance... Voir enfin un mâle réduit
à servir au plaisir fatigant des autres mâles tandis qu'elles
s'en amusent !
Peut-être aussi ce simulacre est-il chargé de symboles et
de réminiscences mythiques.
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