XVII
LA Casbah nocturne, même en ces temps
de chaleur morbide, n'est pas seulement peuplée de bandits professionnels
ou d'occasion animés d'une sorte de sportivité criminelle
involontaire. Peu avant le matin, elle se voit parcourue d'ombres plus
difficiles à contenter, frémissantes d'une vaillance qui
depuis quelque temps tourne à vide comme dans tant d'autres moteurs
humains actuellement sans emploi dans le reste du monde.
Il est plus compliqué de trouver du travail qu'un mauvais coup
à faire. Chaque fin de nuit, dans la Casbah d'Alger, trois à
quatre cents dockers précèdent l'aube pour descendre jusqu'à
la mer réputée nourricière qui depuis quelque temps
les sustente si peu et si mal.
***
Trois heures du matin... Plusieurs centaines
d'hommes, c'est une troupe qui pourrait se montrer bruyante. Celle-ci
est étonnamment silencieuse. La plupart des pieds ne sont pas chaussés,
il est vrai, ou sont chaussés d'espadrilles ; les bouches sont
muettes de souci. La force est concentrée sur une seule pensée.
Bien que tous sachent que celui qui donne le travail n'apparaîtra
sur le port que vers les cinq heures, une folle espérance les projette
prématurément vers le lieu quotidien de leur tourment. Les
premiers qui eurent la pensée de devancer l'appel n'étaient
qu'une dizaine ; tous se sont bientôt avisés de la même
ruse, de sorte qu'aujourd'hui elle ne sert à personne et que personne
n'ose s'en défaire de peur que les compagnons continuent d'en user.
Trois heures du matin et, par les rues de la Casbah, c'est une
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cohorte guenilleuse et sale, composée de gars hauts et solides,
admirablement bâtis et parfois beaux. Ils se rejoignent en bas comme
des ruisselets rejoignent un fleuve... Ils échouent au bord de
la grande eau dans la nuit totale... puis dans une sorte de grisaille
qui s'illumine peu à peu... En attendant, ils s'accroupissent à
terre... L'un d'eux possède une flûte de roseau... un autre
chante... quelques-uns les accompagnent en sourdine... Voici le jour...
Un instant, les hommes relèvent la tête. La Casbah d'où
ils sortent se colore peu à peu, comme une prodigieuse aquarelle.
Sur la mer, des barques reviennent. Un docker qui possède encore
quelques sous de la dernière journée de travail achète
un petit lot de poissons... Puis un pas claque et les chômeurs se
ramassent pour l'assaut vital.
Sur ces trois à quatre cents dockers, on en utilise à peine
vingt. La ruée de ces centaines de misérables vers une bouchée
de pain est si ardente et pathétique que l'homme chargé
de jeter ces miettes à ce troupeau avoue qu'il est obligé
de s'arc-bouter solidement, à quelque pilastre ou quelque rangée
de futailles, sous peine d'être poussé à l'eau, non
par une volonté de meurtre précise mais par cette sorte
de fureur d'une force inutilisable aujourd'hui encore et tant chaque main
voudrait être première pour saisir le morceau de pain. On
essaie de répartir par roulement, par équipes - chacune
son tour - cette mince tranche pour tant de gueules. On peut calculer
qu'un docker de la Casbah, sauf arrivage exceptionnel mais nous ne sommes
plus au temps des cales pleines, travaille un demi-jour sur huit. Comme
il y gagne une quinzaine de francs, chaque fois, on voit assez de quelle
manière il peut vivre.
***
Vers les cinq heures du soir et jusqu'à
huit heures, environ, certains dockers vont se réconforter dans
un caboulot bizarre, au pied de la Casbah. Le patron est un philanthrope.
Il y offre gratis la sardine grillée en majorant à peine
le prix de l'apéritif. Les sardines sont excessivement salées
mais qui a vraiment faim n'y regarde pas de si près et sait que
la haute Casbah possède des fontaines. En outre, il y a ici des
peintures murales et de la musique. Le phono est de grande taille et de
sonorité excellente. La chanson tunisienne y résonne avec
une vigueur qui, jointe à l'anisette, stimule pour un long moment
le moral des hommes. L'atmosphère est pourtant suffisamment atroce.
Ceux qui en ont pris l'habitude ne s'en aperçoivent plus.
Le sol est recouvert d'une sorte de lit d'épines dorsales et de
têtes de sardines (cela par la faute des non affamés qui
se succèdent au comp-
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toir et qui pour la plupart sont des européens de la ville basse
ou des clients de passage, (matelots en bordée, soldats) . Les
indigènes sont assis dans le fond de la salle et mangent intégralement
ce qu'on leur offre : arêtes comprises. Il y a, dans ce fond de
salle enfumée, des gars jeunes et beaux et des vieillards admirables
et solides, au visage maculé de crasse, aux vêtements en
loques. Aucun ne daigne regarder dans la direction du comptoir. Ils ont
des tatouages d'inspiration européenne sur les bras, la poitrine
et quand ils relèvent les paupières des regards de loups
que la plus substantielle des sardines ne saurait apaiser. On trouve là
suffisamment de visages expressifs pour construire la pire fresque de
beaux damnés de notre époque. Cependant il n'est pas certain
que ces personnages que l'on peut croire affranchis à cause de
la tranquillité avec laquelle ils boivent sans mystère leur
anisette alors que le Coran interdit l'alcool, consentiraient, même
dans la période du pire chômage, à se laisser projeter
sur un écran, voire sur une simple carte photographique.
Les indigènes ont une répugnance presque invincible à
permettre que l'on reproduise leurs traits pour en faire une sorte de
marchandise d'un débit ensuite illimité et incontrôlable.
Plutôt se vendre soi-même que vendre son reflet.
Le phono chante gaiement... " Ah... Mademoi...z..è...è...le
" et certains hommes trop à jeun depuis trop longtemps se
demandent peut-être en dodelinant de la tête ce qu'il faudra
choisir demain pour manger mieux... Vol... ou prostitution...
Car il y a aussi, dans la Casbah d'Alger, une importante fraction de prostitués
mâles. Elle n'est pas exclusivement composée de chômeurs.
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