XVI
A CASBAH, parfois, résonne d'un bruit
sec, rauque et bref, tel l'aboiement d'un dogue mais incapable de se prolonger
d'une manière fantaisiste, vivante comme dans n'importe quel gosier
canin. Au delà de six aboiements on ne peut plus rien craindre...
Quelque part... n'importe où... maison de filles... rue... café
maure, carrefour propice, une mécanique américaine de précision
vient de procurer une illusion de puissance excessivement provisoire à
un être qui n'en pouvait plus de conserver le besoin de dominer
et de détruire qui était en lui.
Il est généralement pris et paie chèrement ce déploiement
de force ostensible, cet instant d'orgueilleuse suprématie et de
contentement relatif ; car s'il savait le comprendre d'abord et l'expliquer
ensuite il avouerait, dans la plupart des cas, que ce geste trop rapide
et surtout accompli avec le truchement d'une arme ne l'a pas soulagé
autant qu'il l'espérait... Le jeu du revolver n'est pas un sport
noble ! Les vrais et les beaux meurtriers, ce sont ceux qui possèdent
assez de muscles et suffisamment de courage pour empoigner leur victime
résistante à bras le corps et la posséder dans la
palpitation de la mort finale comme on possède une femme dans l'assaut
du plaisir.
***
L'on tue ici en plein jour et en plein air
assez souvent. Même avec l'aide banale du revolver c'est une façon
originale. Peu de professionnels internationaux s'aviseraient d'opérer
ainsi à des heures claires où tout apparaît avec tant
d'évidence, où l'on ne peut confondre le visage du meurtrier
avec un autre. Dans la Casbah d'Alger, un type qui veut instantanément
jouir par le meurtre se satisfait au besoin à midi. Les gens de
la Casbah, par rapport au crime, sont donc ce que l'on appelle "
des
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sauvages " c'est-à-dire des gens incapables de se prêter
à la tradition quand elle contrarie par trop leur instinct primordial.
On ne saurait croire à quel point le crime peut paraître
anodin, facile, insignifiant quand il se commet en plein jour et que la
joie d'une lumière paradisiaque l'éclaire.
On était en train de flâner... On baguenaudait... On venait
de laisser derrière soi des rues ou des impasses paisibles ornées
d'enfants en tas, en grappes et de femmes fugitives empaquetées
de linges... Les enfants ne parlaient, ne riaient qu'à peine...
Les femmes trop pressées étaient muettes... une idée
de joie édénique paisible, planait.
Et l'on débouche soudain sur ce carrefour plein de cris, de malédictions,
de tumulte.... Tout d'abord on ne comprend pas.... On voit des policiers
bien vêtus, et il en est même un lauré d'argent, qui
s'agitent... des passants européens mais surtout musulmans beaucoup
moins bien habillés qui restent à distance respectueuse,
un pied en l'air et prêts à la fuite comme s'ils pensaient
qu'à défaut du principal coupable on pourra toujours choisir
un bouc émissaire parmi eux... Ils regardent tous, si obstinément,
si fixement, dans une seule direction que l'on suit cette foulée
du regard enfin, soi-même.... La maison est excessivement blanche,
les volets sont ocres et le motif décoratif principal de la façade,
actuellement, c'est une tête de fille qui s'obstine à demeurer
bizarrement penchée et coincée dans un contrevent, cependant
qu'un lent filet rouge, excessivement ornemental lui aussi, sourd de sa
gorge tranchée d'une oreille à l'autre.
***
Sommet de la Casbah vers la tombée
de l'un de ces clairs jours d'hiver que les profanes venus d'autres lieux
froids et brumeux confondent trop facilement avec un précoce et
définitif printemps car le vent du soir demeure humide et traître.
C'est l'heure où tout enthousiasme commence imperceptible à
décroître. L'heure où les rancunes ressuscitent dans
certains coeurs dégoûtés pour leur redonner un semblant
de courage à vivre... L'heure où les hommes viennent boire
aux spiritueuses fontaines des cafés pour se réchauffer
l'âme. La Casbah embaume l'anis... Trois hommes ont trinqué
sur un comptoir. Ils ont discuté aussi, en buvant.... C'est peut-être
leur dixième verre. L'anisette qui titre 45 degrés est un
poison qui tord les nerfs en fait brusquement une corde de résonance
d'une sensibilité de violon... Mais il convient de s'expliquer
ailleurs, le cabaretier est un ami et il y a plus de place dans la rue.
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L'un des hommes est coiffé d'une chéchia, le second d'un
chapeau melon et le dernier d'un béret basque. Malgré la
différence des coiffures, ce sont probablement trois maquereaux
musulmans... Ils sont sortis de la salle basse, agrafés étroitement,
tels des frères... Un mot bref, sec et net déjà comme
un claquement d'arme, retentit... Le groupe se disjoint... chacun de ceux
qui le composaient la seconde précédente prend du champ...
Pan... pan... pan... L'homme au chapeau melon a fait feu sur le porteur
de chéchia qui d'un mouvement plongeant d'une souplesse précise
échappe à ce premier tir de barrage. Trois nouvelles détonations
encore, le chargeur est vide et l'homme à la chéchia toujours
debout... Alors l'adversaire au béret qui jusque là s'était
gardé d'intervenir s'élance à son tour dans la lice
et tente de plonger son couteau dans le flanc de celui qui échappa
au revolver par miracle. L'agressé, par une habile torsion des
flancs, évite encore de justesse la pénétration de
cette lame... Coup de sifflet poussé par quelque spectateur invisible.
La solidarité, dans ces parages, sait rester sous son merveilleux
et parfait anonymat... Des importuns attirés par les détonations
arrivent... Les agresseurs s'éclipsent... Un seul tournant "
Et maintenant va savoir ! " dit aussitôt quelqu'un. Le rescapé
qui n'est ni pâle ni ému considère sa chéchia
dans laquelle demeure la trace ronde de deux balles.... Il hausse les
épaules, remet sa coiffure endommagée sur sa tête,
répond à quelqu'un qui l'interroge... " Mektoub ! Ce
n'était pas encore écrit ! " S'apprête à
s'éloigner... C'est alors que surgissent : placides et solennels,
deux gendarmes... Une main grasse et bien nourrie tombe comme au ralenti
sur l'épaule de l'homme qui verdit et tente pourtant de discuter,
d'éviter le pire (qui n'est pas la mort) . Il dit... " Quoi
?.. Pourquoi ?.. Et alors... Régarde... mon ami, tu vois, ce n'est
rien... Je ne suis pas blessé... Eh non, manarf, je ne sais pas,
c'est deux hommes comme ça qu'ils passent et ils sont peut-être
un peu saouls et ils tirent ". Les représentants implacables
de la loi des hommes hochent la tête. Et l'autre peut bien continuer
de feindre et de ne pas comprendre et de répondre " manarf
" (je ne sais pas) voilà qu'ils l'entraînent... Le cabaretier
soupire... Il ne sait rien non plus... Il ne pourrait, en aucun sens,
témoigner ; il rentre chez lui et recommence à rincer des
verres... Trois rues plus bas, accoudés tranquillement à
un autre comptoir, les deux agresseurs maladroits se consolent en buvant
une nouvelle anisette. Quelqu'un se met à jouer de la mandoline.
Un petit gitano, un enfant de loup ramasse les balles perdues et tente
vainement de les écraser entre ses pouces.
***
Le peuple innocent de la Casbah se voit assez
souvent suspecté quand ce n'est pas condamné, pour des méfaits
qu'il n'a pas commis, des
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meurtres dont il n'a même pas toujours été le témoin.
Ce tertre mystérieux fourmille d'une nuée d'aventuriers
vagabonds essentiellement fugitifs, qui débarqués du matin
se rembarqueront leur coup fait, la nuit suivante, emportant vers l'Afrique
équatoriale, l'Amérique ou la Suède leur larcin,
fruit du crime, et dans l'oreille le souvenir d'un râle dont la
bagarre de la prochaine tempête les délivrera. Le voyage
efface tout, même ce qu'on appelle le remords. Le navigateur est
particulièrement favorisé : chaque tour d'hélice,
chaque battement du coeur de la machine lui assurent que malgré
l'envie classique de tous les criminels il ne pourra retourner de sitôt
sur les lieux du crime.
La plupart des agressions à main armée, dans la Casbah d'Alger,
des vols audacieux, des assassinats vraiment crapuleux (selon la phrase
consacrée, c'est-à-dire ayant le vol pour mobile) ont comme
auteurs des gars d'ailleurs et de nulle part. La facilité de fuite
rapide, incontrôlable (sauf au cas où la police les prend
sur le fait ou que la victime a le temps de se défendre et c'est
une fois sur mille) assure aux navigateurs de courte escale cette impunité
qui encourage le vice. C'est surtout à cause de ces gens que la
Casbah des samedis soirs et des dimanches est, passé minuit, peu
sûre au passant isolé.
Il convient de ne fréquenter la Casbah nocturne des fins de semaine
que de compagnie et nombreuse de préférence.
Certaine nuit de fête, vers les deux heures, il y avait ainsi, devant
le porche rose d'une maison dont la lourde porte venait prudemment de
se refermer, une bien belle équipe et parfaitement sélectionnée
pour jouer le grand jeu. Le plus puissant de la bande était certainement
ce nègre gigantesque. Mais les trois autres, quoique de moindre
poids, n'étaient pas mal non plus... Immobilisés brusquement,
ils nous regardèrent d'abord passer, défiler devant eux,
d'une façon un peu trop calculatrice... Ils évaluaient visiblement
leurs chances et les nôtres... Nous étions plus nombreux...
Il y avait deux femmes dans notre bande... Ils les réduisirent
immédiatement à zéro et j'ai rarement senti mon impuissance
physique d'une manière semblable... Le nègre se mit lentement
à nous suivre comme pour ne pas perdre la piste tout en donnant
à ses comparses le temps de se consulter... L'erreur vint de cette
légère hésitation de leur part, de cette lenteur
de la décision à prendre... Ce fut l'un de ces instants
où l'action suspendue est comme dans l'attente du moindre signal
pour se déclancher... Un geste maladroit... un mot équivoque
et qui paraît provocant... Surtout alors, né dans l'âme
de quelqu'un un sentiment d'effroi, si impondérablement transmissible,
peut suffire... L'un de nous se retourna, mit la main dans une basse poche
de sa veste... Le nègre fit volte-face... Aucun de nous n'était
armé... La rue suivante était vide... Un
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peu plus bas encore et nous tombâmes sur une patrouille d'agents...
Elle serait, en cas d'accident, arrivée trop tard à la rescousse...
Il n'est pas facile de gravir en courant des degrés escarpés
et dans une ville aussi labyrinthique on ne sait jamais exactement où
le malheur vient d'éclater... Quant à attendre un secours
des habitants !... Il n'est pas d'espoir, pour qui est agressé
dans la Casbah, en attendant que la garde arrive... Au premier cri, au
premier coup de feu, ce qu'il peut encore demeurer de portes entrouvertes
se ferme d'une manière quasi automatique et impitoyable. Chaque
vantail est d'une épaisseur de dix à vingt centimètres
et si la garde n'a pas entendu ce n'est qu'à l'aube que l'on ramassera
devant la porte barrée de ses deux verrous le blessé ou
le cadavre. La Casbah nocturne est impitoyable aux hommes traqués,
surtout si ce sont des européens ; c'est alors, dirait-on, que
cette ville musulmane se venge par un silence affreux, inhumain.
Dans ces cas là, personne, ici, ne voit rien, n'a jamais rien vu.
Un ami imprudent qui se promenait seul, sur les onze heures, dans une
rue éclairée, à proximité de boutiques musulmanes
encore ouvertes, fut proprement étouffé, dépouillé
et se retrouva, quelques dix minutes après, couché sur le
sol et courbatu sans que personne se fut avisé de tenter même
de le relever. Il constata seulement que les marchands avaient pour la
plupart profité de son évanouissement pour fermer prestement
leurs boutiques. Il ne restait qu'un traînard, un lambin et qui
naturellement n'avait rien aperçu... " Non, Manarf... Il ne
savait pas ! Et, lui, il n'était qu'un pauvre homme ". Il
levait vers le ciel ses mains, paumes ouvertes, offertes au ciel pour
que le serment valût mieux. Mais il indiqua très obligeamment
à l'étranger, qui se tenait à peine debout, dans
quelle direction il trouverait un poste de police ou, à défaut,
la patrouille des zouaves. Quand l'agressé revint sur les lieux,
la dernière des boutiques, c'est-à-dire celle de ce musulman
obligeant, avait fermé sa porte. On eut beau frapper contre le
vantail et bien que l'un des agents assurât que ce marchand, comme
la plupart des marchands plutôt pauvres de la Casbah, dormait à
l'ordinaire entre les sacs d'épices de sa boutique, personne ne
répondit et jamais on ne sut plus rien, malgré une enquête
particulièrement habile et poussée car notre ami était
un personnage.
La façon étonnamment silencieuse, rapide et habile dont
il avait été cravaté d'un bras d'homme tandis que
d'autres mains invisibles lui prenaient les bras, l'impression d'un vol
plané, la sensation extrêmement fugitive du déplacement
d'air qui, derrière lui, avait précédé d'une
demi-seconde son étranglement, le souvenir très vague d'un
tatouage important sur une peau sombre et l'espèce de stupeur avec
laquelle il avait repris contact longtemps
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ensuite avec le monde et la vie, une sorte de reconnaissance à
ceux qui lui avaient permis d'éprouver à quel point une
mort que l'on ne craint pas, que l'on n'attend pas, peut aussi bien se
montrer brève et facile, laissèrent à jamais, à
cet ami, un inoubliable souvenir de la Casbah d'Alger.
***
La Casbah des meurtres et des crimes, des
sacrilèges contre la vie et l'espèce humaine, est extrêmement
variée et parfois pittoresque dans ses moyens.
Les maisons musulmanes de la Casbah d'Alger, possèdent toutes un
puits plus ou moins visible. Il en est qui sont placés au plein
milieu du patio ou sagement rangés dans un coin. La plupart se
dissimulent encore mieux dans l'ombre absolue d'une des pièces
qui s'ouvrent dans la cour... On s'en sert quelquefois, dans les maisons
publiques, pour mettre au frais les bouteilles de bière... Si l'on
s'avisait, un jour, et d'abord par mesure hygiénique de curer ces
puits, combien d'anciens cadavres y trouverait- on ?... La maison musulmane
qui est souvent un sépulcre de vivantes peut être aussi une
véritable nécropole pour des corps dont jamais personne
ne connaîtra les modalités d'agonie et de mort.
Khéira est extrêmement jalousée de ses compagnes...
Car elle est plus jolie, elle attire les hommes sur elle comme des mouches
et elle est insolente.... C'est-à-dire qu'elle se pare ostensiblement,
devant certaines malchanceuses, des bijoux qu'elle sait obtenir avec facilité
de ses amants... C'est une sorte de provocation que les filles indigènes
endurent mal... Un jour, Khéira qui était montée
sur la terrasse de la maison car il faisait extrêmement chaud (mais
elle avait mieux à faire à ce moment, sur le seuil de la
porte, en bas, et l'on sait qu'il vaut mieux laisser cette vue des terrasses
aux femmes honnêtes qui n'ont pas tellement de plaisirs et qui ne
peuvent se faire offrir, comme tant d'autres, des bijoux d'or) . Un jour
donc, Khéira qui n'en avait pas l'habitude et qui, paraît-il,
avait commis l'imprudence de vouloir se percher debout sur le parapet
de la terrasse fut prise de vertige... La pauvre et si jeune !... La terrasse
était haute... On ne releva qu'un cadavre mou, toutes vertèbres
brisées... Lorsque la police arriva, Khéira était
déjà retournée à un état de simplicité,
de pureté presque monacal... Elle était vêtue de mousseline
blanche et n'avait plus sur elle un seul bijou.
Il y a, chaque année, un nombre relativement important de femmes
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qui sur les remparts des terrasses perdent ainsi l'équilibre et
se rompent le cou... Cela se produit aussi bien dans le quartier honnête
que dans la fraction
réservée de la haute Casbah. Quand les oiselles tombent
du nid, l'on ne peut jamais exactement savoir comment et si ce n'est pas
un bec fraternel qui les a poussées.
*
**
Babouche le policier, au cours d'une certaine
battue pour laquelle il s'était dépensé avec courage,
reçut de son chef direct un affront vraiment inacceptable. Babouche
était kabyle, c'est-à-dire d'une race susceptible et digne
qui n'encaisse pas impunément les horions... Mais le service est
le service... Babouche marqua le coup, l'engaina dans sa mémoire
et pendant des années l'y conserva intégralement, l'enrichit
même d'intérêts composés... Vint le temps que
le chef fut enfin mis à la retraite. Babouche, qui aurait pu rester
en service, sollicita aussitôt la sienne, s'arma, prévint
l'adversaire :
- " En telle année, à tel moment, au cours du service,
tu m'as infligé tel affront... Aujourd'hui que nous sommes tous
les deux libres... il va falloir que tu paies de ton sang... "
L'adversaire avait parfaitement oublié cette injure... Il n'avait
pas, le malheureux, attaché d'importance au coup de pied injustement
fourni... Même en faisant un réel effort de mémoire
il ne parvenait plus à reconstituer l'incident banal qui lui valait
une haine si prolongée... Il reçut donc, certain soir, au
travers du comptoir derrière lequel il s'était retranché,
trois balles dans l'estomac et mourut du coup, sans avoir compris encore...
Sa femme et son fils, parfaitement innocents, furent occis de surcroît
par les dernières balles en ayant encore moins admis ce qui leur
valait ce comble de malheur et de gloire publicitaire. Babouche termine
sa vie au bagne. On parle de lui, dans la Casbah d'Alger, comme d'un héros
parfaitement pur qui sut immoler sa liberté à son honneur.
***
Omar voulut d'abord se contenter d'une femme
unique... Au moins dans son logis... car le lycée français
autant que la cherté progressive de la vie lui avaient inculqué
de bons principes. Il demeura donc, pendant sept années, marié
à Malika qui n'était ni plus belle ni plus acariâtre
que tant d'autres... Et pendant sept années, s'il ne lui fut pas
strictement fidèle (car il habitait dans une ruelle vraiment trop
proche de ces maisons hantées d'apparences féminines si
charmantes et surtout si différentes) du moins, chaque jour, la
laboura-t-il vaillamment... Elle devait être certainement d'une
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mauvaise terre... Toute cette vaillance, en sept années, ne donna
aucun fruit... On se décourage à la longue... Et l'on se
résignerait, peut-être, oui, si l'on était seul, à
l'absence de récolte pour tant de plaisir ou de peine... La famille
veille. Etant du bled, elle en est restée comme n'importe quelle
famille terrienne, de n'importe quelle fraction africaine ou européenne,
à l'idée que la procréation est le but essentiel
de la vie humaine... Un jour d'entre les jours, arrive donc, chez Omar,
le vénérable de la tribu chargé de lui signifier
qu'il faut avoir des enfants coûte que coûte et qu'on lui
a trouvé une seconde épouse, puisque la première
se révèle décidément incapable... Omar tente
de résister, de discuter... La fréquentation assidue de
certains roumis extrêmement civilisés lui ayant inspiré
peut-être que les enfants ne sont pas nécessairement une
source de bonheur... Le vénérable insiste... Comme partout
et toujours, dans des cas à peu près semblables, c'est une
espèce d'homme qui dispose d'un héritage impressionnant.
Omar, au bout de quelques jours, cède... Soit ! Pendant qu'il en
est temps encore, il couvrira une seconde épouse légitime...
Mais il faut annoncer ceci à la première... à celle
qui malgré la coutume et les immortels principes islamiques espérait
qu'elle serait l'Unique comme partout et toujours elles l'ont toutes vainement
espéré... Malika d'abord hurle... puis pleure... puis se
lamente... puis se tait avec une dignité rageuse, à mâchoires
contractées, qui n'exclut pas toute pensée de représailles...
tout espoir de revanche ultérieure... On peut enfin lui annoncer
à quel moment on lui amènera la nouvelle compagne de son
foyer sans qu'elle ameute les terrasses ou les maisons environnantes (car
au début l'on venait avec effroi demander s'il s'agissait d'une
brûlée vive ou d'une qui s'était brisé quelque
membre...)
La fille robuste, directement issue du douar, entre... L'autre et la première
la reçoit exactement avec la condescendance d'une belle-mère
dont la rivalité ne s'arrêterait pas au bord du lit conjugal...
Dix mois plus tard, la campagnarde accouche de deux fils à la fois
et sa rivale la soigne et soigne surtout les enfants qui sont chacun aussi
bien conditionnés que si chacun avait profité seul du ventre
de la couveuse... Malika, dès que ces enfants légitimes
de son époux sont nés, s'en fait la vraie mère, s'en
institue, à la manière d'une Maintenon, la seule éleveuse
; elle les change, les surveille, les apporte au sein maternel en temps
voulu (comme elle les amènerait au pis d'une vache ou d'une chèvre)
les fait siens d'intention... Dès qu'ils sont sevrés, leur
véritable génitrice meurt des suites d'une affection soudaine
et bizarre...
Malika avait, à l'avance, répandu le bruit que depuis la
naissance de ses fils !.. (Deux fils à la fois, aussi, pensez !)
elle était extrêmement fatiguée. Les médecins
de l'état civil sont ici plus expéditifs que partout
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ailleurs encore... Quant à Omar que ces simulacres abusent peut-être
moins, il est partagé entre le plaisir d'avoir des fils pareillement
bâtis (donc gloire à cette morte) et la reconnaissance envers
cette empoisonneuse présumée qui les élève
si bien... La dénoncer... si tard, et sur quelle preuve, et qui
donc soignerait ces petits ?..
Dans quelques années... au plus... Omar aura complètement
oublié la morte et la manière dont elle est morte, pour
reporter le mérite de l'orgueil qu'il ressentira devant sa race
vivante à celle qui l'aura sinon engendrée, du moins amenée
à maturité, diligemment.
La Casbah des meurtres ignorés est pleine de circonstances atténuantes.
Quand ce ne serait déjà que celle du climat...
Il est certains jours et surtout certains soirs d'été, dans
la Casbah d'Alger, quand une variation peu sensible de la température
(c'est-à-dire une soustraction de quatre à cinq degrés,
à peine, par rapport à la chaleur de midi) prolonge exagérément
l'état de nervosisme et d'irresponsabilité flagrante des
habitants, où le crime devient vraiment quelque chose comme une
intoxication mentale inévitable et momentanée à prolongements
par malheur infinis ; la manifestation des pouvoirs d'une puissance irradiante,
maléfique contre laquelle même la force d'inertie musulmane,
parfois, ne peut rien.
On tue alors, dans la Casbah d'Alger, on ouvre une gorge peut- être
avec l'idée de respirer enfin un peu mieux, d'étouffer moins
sur cette enclave encombrée.
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