inconnu casbah, chapitre 16
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Chapitre 16
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 16
pages 197 à 207
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mise sur site : février 2013

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XVI

A CASBAH, parfois, résonne d'un bruit sec, rauque et bref, tel l'aboiement d'un dogue mais incapable de se prolonger d'une manière fantaisiste, vivante comme dans n'importe quel gosier canin. Au delà de six aboiements on ne peut plus rien craindre... Quelque part... n'importe où... maison de filles... rue... café maure, carrefour propice, une mécanique américaine de précision vient de procurer une illusion de puissance excessivement provisoire à un être qui n'en pouvait plus de conserver le besoin de dominer et de détruire qui était en lui.

Il est généralement pris et paie chèrement ce déploiement de force ostensible, cet instant d'orgueilleuse suprématie et de contentement relatif ; car s'il savait le comprendre d'abord et l'expliquer ensuite il avouerait, dans la plupart des cas, que ce geste trop rapide et surtout accompli avec le truchement d'une arme ne l'a pas soulagé autant qu'il l'espérait... Le jeu du revolver n'est pas un sport noble ! Les vrais et les beaux meurtriers, ce sont ceux qui possèdent assez de muscles et suffisamment de courage pour empoigner leur victime résistante à bras le corps et la posséder dans la palpitation de la mort finale comme on possède une femme dans l'assaut du plaisir.

***

L'on tue ici en plein jour et en plein air assez souvent. Même avec l'aide banale du revolver c'est une façon originale. Peu de professionnels internationaux s'aviseraient d'opérer ainsi à des heures claires où tout apparaît avec tant d'évidence, où l'on ne peut confondre le visage du meurtrier avec un autre. Dans la Casbah d'Alger, un type qui veut instantanément jouir par le meurtre se satisfait au besoin à midi. Les gens de la Casbah, par rapport au crime, sont donc ce que l'on appelle " des

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sauvages " c'est-à-dire des gens incapables de se prêter à la tradition quand elle contrarie par trop leur instinct primordial.

On ne saurait croire à quel point le crime peut paraître anodin, facile, insignifiant quand il se commet en plein jour et que la joie d'une lumière paradisiaque l'éclaire.

On était en train de flâner... On baguenaudait... On venait de laisser derrière soi des rues ou des impasses paisibles ornées d'enfants en tas, en grappes et de femmes fugitives empaquetées de linges... Les enfants ne parlaient, ne riaient qu'à peine... Les femmes trop pressées étaient muettes... une idée de joie édénique paisible, planait.

Et l'on débouche soudain sur ce carrefour plein de cris, de malédictions, de tumulte.... Tout d'abord on ne comprend pas.... On voit des policiers bien vêtus, et il en est même un lauré d'argent, qui s'agitent... des passants européens mais surtout musulmans beaucoup moins bien habillés qui restent à distance respectueuse, un pied en l'air et prêts à la fuite comme s'ils pensaient qu'à défaut du principal coupable on pourra toujours choisir un bouc émissaire parmi eux... Ils regardent tous, si obstinément, si fixement, dans une seule direction que l'on suit cette foulée du regard enfin, soi-même.... La maison est excessivement blanche, les volets sont ocres et le motif décoratif principal de la façade, actuellement, c'est une tête de fille qui s'obstine à demeurer bizarrement penchée et coincée dans un contrevent, cependant qu'un lent filet rouge, excessivement ornemental lui aussi, sourd de sa gorge tranchée d'une oreille à l'autre.

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Sommet de la Casbah vers la tombée de l'un de ces clairs jours d'hiver que les profanes venus d'autres lieux froids et brumeux confondent trop facilement avec un précoce et définitif printemps car le vent du soir demeure humide et traître. C'est l'heure où tout enthousiasme commence imperceptible à décroître. L'heure où les rancunes ressuscitent dans certains coeurs dégoûtés pour leur redonner un semblant de courage à vivre... L'heure où les hommes viennent boire aux spiritueuses fontaines des cafés pour se réchauffer l'âme. La Casbah embaume l'anis... Trois hommes ont trinqué sur un comptoir. Ils ont discuté aussi, en buvant.... C'est peut-être leur dixième verre. L'anisette qui titre 45 degrés est un poison qui tord les nerfs en fait brusquement une corde de résonance d'une sensibilité de violon... Mais il convient de s'expliquer ailleurs, le cabaretier est un ami et il y a plus de place dans la rue.

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L'un des hommes est coiffé d'une chéchia, le second d'un chapeau melon et le dernier d'un béret basque. Malgré la différence des coiffures, ce sont probablement trois maquereaux musulmans... Ils sont sortis de la salle basse, agrafés étroitement, tels des frères... Un mot bref, sec et net déjà comme un claquement d'arme, retentit... Le groupe se disjoint... chacun de ceux qui le composaient la seconde précédente prend du champ... Pan... pan... pan... L'homme au chapeau melon a fait feu sur le porteur de chéchia qui d'un mouvement plongeant d'une souplesse précise échappe à ce premier tir de barrage. Trois nouvelles détonations encore, le chargeur est vide et l'homme à la chéchia toujours debout... Alors l'adversaire au béret qui jusque là s'était gardé d'intervenir s'élance à son tour dans la lice et tente de plonger son couteau dans le flanc de celui qui échappa au revolver par miracle. L'agressé, par une habile torsion des flancs, évite encore de justesse la pénétration de cette lame... Coup de sifflet poussé par quelque spectateur invisible. La solidarité, dans ces parages, sait rester sous son merveilleux et parfait anonymat... Des importuns attirés par les détonations arrivent... Les agresseurs s'éclipsent... Un seul tournant " Et maintenant va savoir ! " dit aussitôt quelqu'un. Le rescapé qui n'est ni pâle ni ému considère sa chéchia dans laquelle demeure la trace ronde de deux balles.... Il hausse les épaules, remet sa coiffure endommagée sur sa tête, répond à quelqu'un qui l'interroge... " Mektoub ! Ce n'était pas encore écrit ! " S'apprête à s'éloigner... C'est alors que surgissent : placides et solennels, deux gendarmes... Une main grasse et bien nourrie tombe comme au ralenti sur l'épaule de l'homme qui verdit et tente pourtant de discuter, d'éviter le pire (qui n'est pas la mort) . Il dit... " Quoi ?.. Pourquoi ?.. Et alors... Régarde... mon ami, tu vois, ce n'est rien... Je ne suis pas blessé... Eh non, manarf, je ne sais pas, c'est deux hommes comme ça qu'ils passent et ils sont peut-être un peu saouls et ils tirent ". Les représentants implacables de la loi des hommes hochent la tête. Et l'autre peut bien continuer de feindre et de ne pas comprendre et de répondre " manarf " (je ne sais pas) voilà qu'ils l'entraînent... Le cabaretier soupire... Il ne sait rien non plus... Il ne pourrait, en aucun sens, témoigner ; il rentre chez lui et recommence à rincer des verres... Trois rues plus bas, accoudés tranquillement à un autre comptoir, les deux agresseurs maladroits se consolent en buvant une nouvelle anisette. Quelqu'un se met à jouer de la mandoline. Un petit gitano, un enfant de loup ramasse les balles perdues et tente vainement de les écraser entre ses pouces.

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Le peuple innocent de la Casbah se voit assez souvent suspecté quand ce n'est pas condamné, pour des méfaits qu'il n'a pas commis, des

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meurtres dont il n'a même pas toujours été le témoin. Ce tertre mystérieux fourmille d'une nuée d'aventuriers vagabonds essentiellement fugitifs, qui débarqués du matin se rembarqueront leur coup fait, la nuit suivante, emportant vers l'Afrique équatoriale, l'Amérique ou la Suède leur larcin, fruit du crime, et dans l'oreille le souvenir d'un râle dont la bagarre de la prochaine tempête les délivrera. Le voyage efface tout, même ce qu'on appelle le remords. Le navigateur est particulièrement favorisé : chaque tour d'hélice, chaque battement du coeur de la machine lui assurent que malgré l'envie classique de tous les criminels il ne pourra retourner de sitôt sur les lieux du crime.

La plupart des agressions à main armée, dans la Casbah d'Alger, des vols audacieux, des assassinats vraiment crapuleux (selon la phrase consacrée, c'est-à-dire ayant le vol pour mobile) ont comme auteurs des gars d'ailleurs et de nulle part. La facilité de fuite rapide, incontrôlable (sauf au cas où la police les prend sur le fait ou que la victime a le temps de se défendre et c'est une fois sur mille) assure aux navigateurs de courte escale cette impunité qui encourage le vice. C'est surtout à cause de ces gens que la Casbah des samedis soirs et des dimanches est, passé minuit, peu sûre au passant isolé.

Il convient de ne fréquenter la Casbah nocturne des fins de semaine que de compagnie et nombreuse de préférence.

Certaine nuit de fête, vers les deux heures, il y avait ainsi, devant le porche rose d'une maison dont la lourde porte venait prudemment de se refermer, une bien belle équipe et parfaitement sélectionnée pour jouer le grand jeu. Le plus puissant de la bande était certainement ce nègre gigantesque. Mais les trois autres, quoique de moindre poids, n'étaient pas mal non plus... Immobilisés brusquement, ils nous regardèrent d'abord passer, défiler devant eux, d'une façon un peu trop calculatrice... Ils évaluaient visiblement leurs chances et les nôtres... Nous étions plus nombreux... Il y avait deux femmes dans notre bande... Ils les réduisirent immédiatement à zéro et j'ai rarement senti mon impuissance physique d'une manière semblable... Le nègre se mit lentement à nous suivre comme pour ne pas perdre la piste tout en donnant à ses comparses le temps de se consulter... L'erreur vint de cette légère hésitation de leur part, de cette lenteur de la décision à prendre... Ce fut l'un de ces instants où l'action suspendue est comme dans l'attente du moindre signal pour se déclancher... Un geste maladroit... un mot équivoque et qui paraît provocant... Surtout alors, né dans l'âme de quelqu'un un sentiment d'effroi, si impondérablement transmissible, peut suffire... L'un de nous se retourna, mit la main dans une basse poche de sa veste... Le nègre fit volte-face... Aucun de nous n'était armé... La rue suivante était vide... Un

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peu plus bas encore et nous tombâmes sur une patrouille d'agents... Elle serait, en cas d'accident, arrivée trop tard à la rescousse... Il n'est pas facile de gravir en courant des degrés escarpés et dans une ville aussi labyrinthique on ne sait jamais exactement où le malheur vient d'éclater... Quant à attendre un secours des habitants !... Il n'est pas d'espoir, pour qui est agressé dans la Casbah, en attendant que la garde arrive... Au premier cri, au premier coup de feu, ce qu'il peut encore demeurer de portes entrouvertes se ferme d'une manière quasi automatique et impitoyable. Chaque vantail est d'une épaisseur de dix à vingt centimètres et si la garde n'a pas entendu ce n'est qu'à l'aube que l'on ramassera devant la porte barrée de ses deux verrous le blessé ou le cadavre. La Casbah nocturne est impitoyable aux hommes traqués, surtout si ce sont des européens ; c'est alors, dirait-on, que cette ville musulmane se venge par un silence affreux, inhumain.

Dans ces cas là, personne, ici, ne voit rien, n'a jamais rien vu. Un ami imprudent qui se promenait seul, sur les onze heures, dans une rue éclairée, à proximité de boutiques musulmanes encore ouvertes, fut proprement étouffé, dépouillé et se retrouva, quelques dix minutes après, couché sur le sol et courbatu sans que personne se fut avisé de tenter même de le relever. Il constata seulement que les marchands avaient pour la plupart profité de son évanouissement pour fermer prestement leurs boutiques. Il ne restait qu'un traînard, un lambin et qui naturellement n'avait rien aperçu... " Non, Manarf... Il ne savait pas ! Et, lui, il n'était qu'un pauvre homme ". Il levait vers le ciel ses mains, paumes ouvertes, offertes au ciel pour que le serment valût mieux. Mais il indiqua très obligeamment à l'étranger, qui se tenait à peine debout, dans quelle direction il trouverait un poste de police ou, à défaut, la patrouille des zouaves. Quand l'agressé revint sur les lieux, la dernière des boutiques, c'est-à-dire celle de ce musulman obligeant, avait fermé sa porte. On eut beau frapper contre le vantail et bien que l'un des agents assurât que ce marchand, comme la plupart des marchands plutôt pauvres de la Casbah, dormait à l'ordinaire entre les sacs d'épices de sa boutique, personne ne répondit et jamais on ne sut plus rien, malgré une enquête particulièrement habile et poussée car notre ami était un personnage.

La façon étonnamment silencieuse, rapide et habile dont il avait été cravaté d'un bras d'homme tandis que d'autres mains invisibles lui prenaient les bras, l'impression d'un vol plané, la sensation extrêmement fugitive du déplacement d'air qui, derrière lui, avait précédé d'une demi-seconde son étranglement, le souvenir très vague d'un tatouage important sur une peau sombre et l'espèce de stupeur avec laquelle il avait repris contact longtemps

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ensuite avec le monde et la vie, une sorte de reconnaissance à ceux qui lui avaient permis d'éprouver à quel point une mort que l'on ne craint pas, que l'on n'attend pas, peut aussi bien se montrer brève et facile, laissèrent à jamais, à cet ami, un inoubliable souvenir de la Casbah d'Alger.

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La Casbah des meurtres et des crimes, des sacrilèges contre la vie et l'espèce humaine, est extrêmement variée et parfois pittoresque dans ses moyens.
Les maisons musulmanes de la Casbah d'Alger, possèdent toutes un puits plus ou moins visible. Il en est qui sont placés au plein milieu du patio ou sagement rangés dans un coin. La plupart se dissimulent encore mieux dans l'ombre absolue d'une des pièces qui s'ouvrent dans la cour... On s'en sert quelquefois, dans les maisons publiques, pour mettre au frais les bouteilles de bière... Si l'on s'avisait, un jour, et d'abord par mesure hygiénique de curer ces puits, combien d'anciens cadavres y trouverait- on ?... La maison musulmane qui est souvent un sépulcre de vivantes peut être aussi une véritable nécropole pour des corps dont jamais personne ne connaîtra les modalités d'agonie et de mort.

Khéira est extrêmement jalousée de ses compagnes... Car elle est plus jolie, elle attire les hommes sur elle comme des mouches et elle est insolente.... C'est-à-dire qu'elle se pare ostensiblement, devant certaines malchanceuses, des bijoux qu'elle sait obtenir avec facilité de ses amants... C'est une sorte de provocation que les filles indigènes endurent mal... Un jour, Khéira qui était montée sur la terrasse de la maison car il faisait extrêmement chaud (mais elle avait mieux à faire à ce moment, sur le seuil de la porte, en bas, et l'on sait qu'il vaut mieux laisser cette vue des terrasses aux femmes honnêtes qui n'ont pas tellement de plaisirs et qui ne peuvent se faire offrir, comme tant d'autres, des bijoux d'or) . Un jour donc, Khéira qui n'en avait pas l'habitude et qui, paraît-il, avait commis l'imprudence de vouloir se percher debout sur le parapet de la terrasse fut prise de vertige... La pauvre et si jeune !... La terrasse était haute... On ne releva qu'un cadavre mou, toutes vertèbres brisées... Lorsque la police arriva, Khéira était déjà retournée à un état de simplicité, de pureté presque monacal... Elle était vêtue de mousseline blanche et n'avait plus sur elle un seul bijou.
Il y a, chaque année, un nombre relativement important de femmes

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qui sur les remparts des terrasses perdent ainsi l'équilibre et se rompent le cou... Cela se produit aussi bien dans le quartier honnête que dans la fraction
réservée de la haute Casbah. Quand les oiselles tombent du nid, l'on ne peut jamais exactement savoir comment et si ce n'est pas un bec fraternel qui les a poussées.

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Babouche le policier, au cours d'une certaine battue pour laquelle il s'était dépensé avec courage, reçut de son chef direct un affront vraiment inacceptable. Babouche était kabyle, c'est-à-dire d'une race susceptible et digne qui n'encaisse pas impunément les horions... Mais le service est le service... Babouche marqua le coup, l'engaina dans sa mémoire et pendant des années l'y conserva intégralement, l'enrichit même d'intérêts composés... Vint le temps que le chef fut enfin mis à la retraite. Babouche, qui aurait pu rester en service, sollicita aussitôt la sienne, s'arma, prévint l'adversaire :

- " En telle année, à tel moment, au cours du service, tu m'as infligé tel affront... Aujourd'hui que nous sommes tous les deux libres... il va falloir que tu paies de ton sang... "

L'adversaire avait parfaitement oublié cette injure... Il n'avait pas, le malheureux, attaché d'importance au coup de pied injustement fourni... Même en faisant un réel effort de mémoire il ne parvenait plus à reconstituer l'incident banal qui lui valait une haine si prolongée... Il reçut donc, certain soir, au travers du comptoir derrière lequel il s'était retranché, trois balles dans l'estomac et mourut du coup, sans avoir compris encore... Sa femme et son fils, parfaitement innocents, furent occis de surcroît par les dernières balles en ayant encore moins admis ce qui leur valait ce comble de malheur et de gloire publicitaire. Babouche termine sa vie au bagne. On parle de lui, dans la Casbah d'Alger, comme d'un héros parfaitement pur qui sut immoler sa liberté à son honneur.

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Omar voulut d'abord se contenter d'une femme unique... Au moins dans son logis... car le lycée français autant que la cherté progressive de la vie lui avaient inculqué de bons principes. Il demeura donc, pendant sept années, marié à Malika qui n'était ni plus belle ni plus acariâtre que tant d'autres... Et pendant sept années, s'il ne lui fut pas strictement fidèle (car il habitait dans une ruelle vraiment trop proche de ces maisons hantées d'apparences féminines si charmantes et surtout si différentes) du moins, chaque jour, la laboura-t-il vaillamment... Elle devait être certainement d'une

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mauvaise terre... Toute cette vaillance, en sept années, ne donna aucun fruit... On se décourage à la longue... Et l'on se résignerait, peut-être, oui, si l'on était seul, à l'absence de récolte pour tant de plaisir ou de peine... La famille veille. Etant du bled, elle en est restée comme n'importe quelle famille terrienne, de n'importe quelle fraction africaine ou européenne, à l'idée que la procréation est le but essentiel de la vie humaine... Un jour d'entre les jours, arrive donc, chez Omar, le vénérable de la tribu chargé de lui signifier qu'il faut avoir des enfants coûte que coûte et qu'on lui a trouvé une seconde épouse, puisque la première se révèle décidément incapable... Omar tente de résister, de discuter... La fréquentation assidue de certains roumis extrêmement civilisés lui ayant inspiré peut-être que les enfants ne sont pas nécessairement une source de bonheur... Le vénérable insiste... Comme partout et toujours, dans des cas à peu près semblables, c'est une espèce d'homme qui dispose d'un héritage impressionnant. Omar, au bout de quelques jours, cède... Soit ! Pendant qu'il en est temps encore, il couvrira une seconde épouse légitime... Mais il faut annoncer ceci à la première... à celle qui malgré la coutume et les immortels principes islamiques espérait qu'elle serait l'Unique comme partout et toujours elles l'ont toutes vainement espéré... Malika d'abord hurle... puis pleure... puis se lamente... puis se tait avec une dignité rageuse, à mâchoires contractées, qui n'exclut pas toute pensée de représailles... tout espoir de revanche ultérieure... On peut enfin lui annoncer à quel moment on lui amènera la nouvelle compagne de son foyer sans qu'elle ameute les terrasses ou les maisons environnantes (car au début l'on venait avec effroi demander s'il s'agissait d'une brûlée vive ou d'une qui s'était brisé quelque membre...)

La fille robuste, directement issue du douar, entre... L'autre et la première la reçoit exactement avec la condescendance d'une belle-mère dont la rivalité ne s'arrêterait pas au bord du lit conjugal... Dix mois plus tard, la campagnarde accouche de deux fils à la fois et sa rivale la soigne et soigne surtout les enfants qui sont chacun aussi bien conditionnés que si chacun avait profité seul du ventre de la couveuse... Malika, dès que ces enfants légitimes de son époux sont nés, s'en fait la vraie mère, s'en institue, à la manière d'une Maintenon, la seule éleveuse ; elle les change, les surveille, les apporte au sein maternel en temps voulu (comme elle les amènerait au pis d'une vache ou d'une chèvre) les fait siens d'intention... Dès qu'ils sont sevrés, leur véritable génitrice meurt des suites d'une affection soudaine et bizarre...

Malika avait, à l'avance, répandu le bruit que depuis la naissance de ses fils !.. (Deux fils à la fois, aussi, pensez !) elle était extrêmement fatiguée. Les médecins de l'état civil sont ici plus expéditifs que partout

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ailleurs encore... Quant à Omar que ces simulacres abusent peut-être moins, il est partagé entre le plaisir d'avoir des fils pareillement bâtis (donc gloire à cette morte) et la reconnaissance envers cette empoisonneuse présumée qui les élève si bien... La dénoncer... si tard, et sur quelle preuve, et qui donc soignerait ces petits ?..

Dans quelques années... au plus... Omar aura complètement oublié la morte et la manière dont elle est morte, pour reporter le mérite de l'orgueil qu'il ressentira devant sa race vivante à celle qui l'aura sinon engendrée, du moins amenée à maturité, diligemment.

La Casbah des meurtres ignorés est pleine de circonstances atténuantes. Quand ce ne serait déjà que celle du climat...

Il est certains jours et surtout certains soirs d'été, dans la Casbah d'Alger, quand une variation peu sensible de la température (c'est-à-dire une soustraction de quatre à cinq degrés, à peine, par rapport à la chaleur de midi) prolonge exagérément l'état de nervosisme et d'irresponsabilité flagrante des habitants, où le crime devient vraiment quelque chose comme une intoxication mentale inévitable et momentanée à prolongements par malheur infinis ; la manifestation des pouvoirs d'une puissance irradiante, maléfique contre laquelle même la force d'inertie musulmane, parfois, ne peut rien.

On tue alors, dans la Casbah d'Alger, on ouvre une gorge peut- être avec l'idée de respirer enfin un peu mieux, d'étouffer moins sur cette enclave encombrée.