inconnu casbah, chapitre 13
Accès PDF
Chapitre 13
(clic sur image)

TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 13
pages 157 à 173
2 illustrations

Les illustrations grand format peuvent être vues dans les PDF
mise sur site : février 2013

50 Ko
retour
 
En cliquant sur les mots ou groupes de mots en rouge, soulignés en rouge, vous accédez à la page correspondante.

XIII

LES mères de familles de la Casbah ont une grande crainte de voir leurs filles échouer un jour dans le quartier spécial et le mariage seul, tant qu'elles sont jeunes, leur paraît capable de les préserver de cette honte.

Aïcha vient d'être répudiée par son mari. Sa mère aussitôt s'efforce de la remarier...

- Voyons, Miriam... Pourquoi te presses-tu ?... Ta fille travaille... vous n'êtes pas pauvres... Laisse la... Ne la jette pas dans les bras de n'importe qui... Et même si elle n'a pas envie de se remarier, jamais...

A cette pensée, Miriam qui est accroupie se balance de droite à gauche, d'avant en arrière, en poussant des gémissements. Elle souffre un bon moment, ainsi, avant de parvenir à traduire sa pensée...

- Une fille si jeune encore !.. Tu ne la maries pas... Sais-tu alors si elle ne tombe pas un de ces jours dans les mains d'un de ces grands maquereaux qui l'emmène dans une de ces maisons de la rue Barberousse... Oui... Oui... Cela arrive, dans ce pays d'Alger, plus souvent qu'on ne croit... Moi qui te parle, je l'ai vu chez plusieurs voisines... Ay !.. Ay !.. Ay !.. ma fille comme ça, moi, plutôt je la tue !

***

Quant aux épouses, elles ont, plus encore que toutes les épouses

- 158 -

de partout ailleurs, horreur, mépris et jalousie des filles... ces poutanas (elles prononcent souvent ainsi, à l'espagnole) qui dès que leurs hommes descendent dans les rues s'emparent d'eux sans qu'elles puissent rien faire pour les en empêcher puisque la tradition veut qu'elles ne quittent le foyer que pour une raison avouable et sous escorte.

***

Jour de grande fête musulmane, au printemps... Fin d'après-midi... Sur les terrasses, uniquement peuplées de femmes et d'enfants en costume de fête, plane une certaine torpeur... Digestion lente... on a tué partout des moutons, la veille... Les têtes de ces victimes sont encore éparses sur les dalles des patios en attendant qu'on les rôtisse... Les ménagères les plus courageuses ont passé une loque hors d'usage sur leur beau costume et nettoient la vaisselle ou la cour souillée. Les autres sont vautrées, somnolentes sur les terrasses... Il en est qui s'épouillent ou épouillent leurs gosses... Les fêtes, ce sont aussi des guerres à la vermine...Très peu, contrairement à leur habitude, qui tentent de bavarder... Elles semblent non seulement pesantes, digérantes, lasses mais encore mécontentes, maussades... On se demande où sont les hommes dont la présence, même souterraine, pourrait les stimuler. En plongeant du regard et le plus curieusement possible dans les cours profondes, on n'en aperçoit pas un seul.

On abandonne les terrasses plutôt mornes, on descend, on atterrit dans la rue paisible aussi, car c'est une rue bourgeoisement habitée... On suit quelques méandres plus ou moins capricieux. On débouche dans une ruelle tumultueuse... Les hommes sont là !... En train de cueillir le rire à grande bouche des filles faciles ou de consommer au zinc des bistrots... Des livreurs essoufflés ne cessent de transporter des caisses pleines de bouteilles de bière... d'anisette... de vin aussi, mais en quantité moindre.

Les femmes honnêtes de la Casbah ne boivent strictement que de l'eau... Un musulman marié respecte assez la maison familiale pour n'y jamais introduire un élément de discorde ou de danger... Il peut trop souvent juger par lui-même de ce qui advient dès qu'on absorbe une boisson spiritueuse !... D'abord : disputes... (en prévision de cet échauffement des esprits, par cette après-midi de si grande fête, des agents de police placés aux carrefours les plus exposés enlèvent d'autorité des mains des passants musulmans tout ce qui ressemble à une matraque ; au bout de quelques heures, chaque représentant de l'autorité en tient un solide faisceau) ...

Mais malgré les bagarres... (car il reste les poings et les pieds) quel

- 159 -

agrément avec ces filles 1.. Ah ces boissons sont peut-être mauvaises mais elles vous donnent un certain appétit ! Une faim d'amour illégitime, seulement permise aux hommes !

Cette après-midi de grande fête, les musulmanes honnêtes qui n'ont bu que de l'eau bâillent et s'ennuient tandis que leurs hommes jouissent devant les zincs ou sur la paillasse des filles.

Il en est pourtant de très graves et calmes, des pères de famille exceptionnellement sérieux qui pour éviter la tentation ont emmené avec eux leurs fils et se promènent au long des rues ou s'arrêtent dans les cafés maures qui ne débitent strictement que du thé à la menthe, de la limonade, du caoua.

*
**

Les musulmanes de la Casbah n'endurent pas toutes avec une passivité aussi grande, que leurs hommes les abandonnent continuellement pour se distraire à l'extérieur, de façon plus ou moins orthodoxe... Ainsi Safia qui fut éduquée à l'école française et vit presque à l'européenne, aux côtés d'un mari qui est receveur des T. A. (la plus importante société de trams de la ville) . Safia est jeune, belle, vaillante. Elle connaît le cinéma, le théâtre et tout (comme on dit ici) . Elle n'entend pas être, à la façon de ses aïeules, une reléguée perpétuelle... Lounis, ce soir, n'est pas rentré à l'heure, c'est la seconde fois depuis peu. Quand on laisse prendre au mari de telles habitudes, c'en est bientôt fait de la paix du foyer. Et le disputer, le " crier " quand il revient ivre, ne sert pas à grand-chose. Même lorsque on est capable de lui rendre solidement la gifle qu'il vous donne, cela n'est pas une punition. Il conviendrait plutôt de frapper l'esprit que le corps de cet homme... Safia est accroupie sur une natte, dans sa chambre sombre. Elle ne veut pas encore allumer l'électricité : d'abord parce que cela fait des économies et aussi parce que dans le noir on voit mieux en soi... Dans le patio commun, on entend hurler une commère en possession de plusieurs enfants diaboliques... Sur la terrasse, trottine la vieille voisine que la maison nourrit à frais communs plutôt que de la réduire à la mendicité. Elle habite ici depuis des années... des années... Plusieurs fois nombreuses " tiens, comme les doigts de la main ", disent ces ignorantes... Safia sourit... Elles ne savent même pas, ces pauvres, compter jusqu'à vingt-cinq ou trente... Pauvre vieille 1... elle a travaillé, tant qu'elle a pu... Elle a servi de mère nourrice à la plupart des habitants adultes de cette maison... Tous ses enfants sont morts... Elle eut un mauvais mari qui la laissa finalement sans ressources... Ah ! c'est qu'elle se laissa battre d'abord et ensuite ne sut rien dire chaque fois qu'il revint trop tard à

- 160 -

la maison. A présent la voilà seule et qui trottine... Si vieille... Si seule... Et ce mari vagabond, où est-il ?... Safia, maintenant, dans l'ombre de sa chambre, pleure, pleure et ne sait plus très bien si elle pleure sur elle-même parce que son mari n'est pas encore rentré ou si elle s'apitoie sur le sort de la vieille qui court de son pas menu de vieillarde égarée sur la terrasse... Oui, voilà ce qui arrive finalement, quand on a peur... Poh ! tout le monde a peur, un jour ou l'autre... Les femmes surtout, mais la grandeur est de ne pas céder à cette faiblesse honteuse et d'agir malgré ce cœur qui grelotte jusqu'au bord des lèvres... La française qui enseigna ceci, dans la chambre d'école de ce pauvre bled, était extrêmement courageuse bien que si réduite, si fragile... Elle mourut à son poste, l'année du grand typhus... Safia pleura énormément... Quand tu as peur, donc... et un peu en souvenir d'elle, marche quand même ta route !

Ah ! c'était une française, bien sûr... Depuis longtemps, elles ont appris à parler aussi haut que leurs hommes... Elles croient que c'est facile... Poh... Poh... Poh... Aucune coutume, au moins, ne les empêche de courir dans la rue après eux, le visage dévoilé, lorsqu'elles craignent les rencontres avec ces femmes mauvaises !... Safia soupire... Nous autres, on a davantage de choses contre nous... Pas seulement la folie des hommes mais les habitudes de la vie ! Ah ! c'est comme ça... Mektoub !...

Peut-être qu'après avoir si bien pleuré, Safia qui n'entend plus les pas de la vieille, ni brailler la mère gigogne, va simplement se coucher, s'endormir. Non ! L'heure sonne à la cathédrale et le vent d'est en porte le son jusqu'ici... Si Safia ne savait pas aussi bien compter, elle pourrait se faire illusion... Huit heures du soir !... son service finit à six heures... Ah il ne faut plus hésiter ! Elle vient de trouver, au surplus, un moyen qui concilie ce qu'on doit à la coutume et ce qu'on se doit à soi-même. Une musulmane de la Casbah d'Alger, même évoluée, ne saurait rompre d'un seul coup avec les traditions les plus anciennes... Safia, maintenant, sourit, bien que son cœur bondisse encore. Voilà ! Elle va courir à la poursuite de son mari mais habillée comme une mécréante... Vite... Vite... Une musulmane convenable et aussi jeune, ah ! que penserait-on d'elle si elle traversait les rues de la Casbah, dévoilée... Mais une roumia... ou une contrefaçon de roumia, qui la regarderait ?.. Qui s'en inquiétera ?.. Safia allume l'électricité, ouvre le tiroir le plus secret de sa commode. Elle y enferme les dons de la directrice de l'ouvroir où elle travaillait avant son mariage.... La robe est à peine chiffonnée... Les chaussures sont faciles à mettre... Bien placer le chapeau est d'une difficulté autrement grande... Non seulement il faut offrir aux indifférents une apparence exempte de ridicule mais donner à Lounis l'impression de l'élégance, de la beauté, du chic français.

- 163 -

***

Ce fut ainsi que Lounis qui buvait trop et lorgnait exagérément une jeune femme blonde au sourire accueillant, assise à une table voisine, put croire soudain qu'il avait dépassé la dose de consommations permise et qu'il avait maintenant une vision, un mirage, un vertige... Car cette femme brune, assise à présent en face de la personne blonde et certainement plus jolie qu'elle quoique un peu gauche dans son habillement ressemblait, paraissait ressembler à sa femme d'une manière !... Lounis repose son verre à demi-plein et passe une fois, deux fois, la main sur ses yeux... En vérité, cela ne sert de rien, ce malaise est tenace.... C'est alors que Safia dont le coeur sautait jusqu'à la gorge comme celui d'un pigeon surpris eut l'audace suprême de ce sourire enfantin qui creusait une fossette dans sa joue neuve... Puis, sans cesser de sourire, la voilà qui se lève... attire au dehors Lounis, avec son sourire... Elle est si surprenante dans ce costume, elle est si tranquille et si digne dans son audace... elle a, sous la soie de ce corsage à la mode d'Europe, un bras si ferme et rond et Lounis est si content de savoir qu'il n'est pas malade... que cette belle femme, la sienne, n'est pas un rêve mais une réalité.

On dit que depuis ce soir mémorable, Lounis qui travailla longtemps dans les usines de France et posséda jadis plus d'une chrétienne, demande à sa femme légitime de se rhabiller en roumia, mais pour lui seul et qu'elle se prête à cette manœuvre habile (sacrilège, disent les jalouses).

Dans la Casbah d'Alger, quand on est intelligente et courageuse, peut gagner la chance de sa vie en opérant sur soi-même une métamorphose capable de donner à un homme l'illusion qu'il en possède plusieurs en vous possédant seule.

*
**

Rabia bent Khali, également, entre autres femmes moralement fortes, régente son mari. Il est de stature colossale, elle est petite et si fragile qu'il craint toujours de la blesser. Quand il appuie sa large main sur son épaule, c'est avec réticence. Quand elle dut mettre au monde leurs trois enfants massifs, à chaque fois, il eut l'impression qu'il infligeait à cette oiselle menue la tâche impossible de procréer des monstres. Elle a, pour chacun, de la même façon impassible, accepté son martyre. Tout ce que tente, depuis toujours, l'esprit contre la force brute, cet homme énorme sait que cette femme délicate à l'extrême le peut, en détient le secret. C'est lui qui tremble

- 164 -

devant elle car il craint parfois, l'alcool aidant, de la pulvériser involontairement d'un seul geste. Elle est incapable de s'avouer vaincue par le moindre cri ou le plus léger des soupirs, de céder aux prémices de la menace. Elle demeurerait ensuite de ces mortes irréductibles dont on ne parvient pas à baisser les paupières sur ce regard plus accusateur et révolté que n'importe quel reproche vivant.

C'est pourquoi il arrive au mari de Rabia, quand il a dépassé l'heure que sa compagne lui fixa pour rentrer au logis, de demeurer, pendant le reste de la nuit, allongé sur une maigre natte, devant sa porte close, plutôt que de la défoncer et de continuer à cogner ensuite, à l'intérieur, sur la tête de cette insoumise ! Quant à penser que Rabia, passé l'heure prescrite, ouvrirait la porte d'elle-même !

Le mari de Rabia sait qu'en outre de cette nuit passée à la belle étoile, il va falloir tenter, dès l'aube, de désarmer la rancune de cette épouse intransigeante par quelque présent et surtout un exposé de son emploi du temps qu'elle puisse admettre.

Quand on voit l'exemple de Safia et de Rabia, ces obscures héroïnes de la Casbah d'Alger, on se persuade qu'il n'y a d'esclaves que celles dont les âmes sont nées esclaves et que le courage individuel peut tout, même dans les milieux et les circonstances les plus défavorables.

Mais les musulmanes de la jeune génération, n'ont pas toutes été entraînées au sport difficile de la dignité et l'on trouve chez les musulmanes beaucoup d'ilotes pour une seule affranchie. Surtout parmi celles qui arrivent des campagnes éloignées et sortent de leurs gourbis tout effarouchées, pour la première fois, sans préparation aucune.

***

Au sommet de la Casbah, on célèbre le mariage d'un jeune indigène qui travaille dans la ville basse, au service d'une maison française, donc en contact permanent avec des européens et habitué à recourir facilement aux pratiques de la civilisation occidentale... Au cours de la première journée, tout se déroule selon le rythme normal et classique. La jeune épousée de quinze ans qui est une merveille au teint de brugnon, aux yeux sauvages, aux sourcils en coup d'aile, au sourire enfantin sur des dents de porcelaine intacte... sans parler d'une adorable mouche sombre naturellement posée au coin de l' œil droit... se tient sagement recluse dans l'enclos de fer forgé et doré, dans l'enceinte du lit de parade voilé de rideaux de mousseline

-165 -

qui ne sert que pour les grandes fêtes familiales. Ainsi, au dix-huitième siècle, les dames de l'aristocratie tenaient-elles audience. Le second jour, voici que des parents venus du bled s'avisent de faire une sorte de fantasia dans la rue. Or la rue débouche sur le boulevard de la Victoire et le bruit des trams se mêle d'abord aux détonations des fusils, aux cris de joie. Mais un invité maladroit ou trop surexcité, croyant décharger son fusil en l'air (ce fusil est d'ailleurs une vieille pétoire qui depuis longtemps devrait figurer au musée de l'armée) blesse un passant. La police vient enquêter, la fête est interrompue, le blessé guérira, ce n'est donc pas le pire... Une vieille parente Carabosse se mêle d'interpréter le sort et les signes et prédit alors qu'il n'arrivera jamais que du désagrément à ce garçon (le jeune marié) par la faute de cette fille, si dès le second jour des noces il en est ainsi. Il vaudrait donc mieux la répudier aussitôt. Les parents de la mariée protestent, ils ont touché la forte somme pour cette vente de leur fille, ils n'entendent pas la restituer... Cris... disputes... La pauvre créature, descendue, extirpée, arrachée à son enceinte de fer forgé doré est comme une bête traquée au milieu de tout cela. Le soir suivant, une matrone décidée, aidée de quelques aides bénévoles, entreprend de se débarrasser de l'intruse en l'étouffant dans un seau empli d'eau. Scène d'incroyable sauvagerie, à deux pas des manifestations d'une vie civilisée... Toujours les bruits mécaniques... Claksons, conversations sur Paul Valéry, dans le tram, tandis que la fille, tête en bas, se noie dans ce récipient ridicule. Intervient une voisine qui représente à ces femmes de la brousse qu'en ville, au moins, on ne se débarrasse pas des gens avec cette facilité et sans risques ultérieurs. La justice... La justice... Alors on sort du seau la tête de la mariée qui ne bouge plus... Est-elle déjà morte ? Avec la mobilité propre aux femmes et particulièrement à ces demi-sauvagesses, les voilà qui maintenant se lamentent et s'arrachent la figure, qui proposent à Allah leur propre vie en échange de celle de leur victime. La fille est robuste. Elle revient à elle... s'éveille... hurle en voyant les visages de ses bourrelles... Hurle... hurle... Alors : " Va-t-en maudite ou sinon tu attires encore la poulicia sur nos têtes ! " Le seau d'eau sert maintenant à la chasser. On le lui balance dans les jambes, on lui en vide le contenu sur le crâne. La voilà mouillée, grelottante, à la nuit, sur le boulevard de la Victoire et qui manque de se faire écraser par le tram, cet autre impitoyable mécanisme qu'elle ne connaît pas. Elle est recueillie jusqu'au matin par une italienne qui, de son balcon, assista à la dernière partie de cette scène.

Et maintenant, que deviendra-t-elle ? Elle tremble autant à l'idée de rentrer dans la famille de ses parents que dans celle de son mari. Elle n'a pas de métier... Il n'est pas d'oeuvre d'assistance musulmane ou euro-

- 166 -

péenne qui prévoie ce cas, lequel n'est pas rare, bien qu'ici l'horreur de certains détails soit exceptionnelle.
La prostitution, dans le Nord de l'Afrique, comprend 90 pour 100 de femmes indigènes. La plupart de ces prostituées sont des malheureuses du genre de celle-là. Un mari musulman répudie ses épouses simultanées ou successives avec une rare facilité ; le pavé de la rue Barberousse ensuite les recueille. C'est pourquoi il y a certaines filles plus réfléchies qui considèrent le mariage avec appréhension.

***

Ourida vient d'être demandée par un indigène de situation assez prospère : il est garçon de restaurant ! Il est jeune, il n'est pas laid. Ourida put s'en convaincre en le guettant clandestinement par une fente de rideau lorsqu'il vint conférer avec ses parents. Il possède un logement, des meubles, ne boit pas, n'a pas mauvaise réputation. Dans sa famille, Ourida ne mange pas toujours à sa faim. Elle ne semble pas enthousiasmée, pourtant, à l'idée de changer cette piètre situation contre un sort plus fortuné. Elle fait la moue. Elle déclare : " Moi, je me marie aujourd'hui et il est d'abord comme le sucre et puis, peut-être, trois mois après il me bat, il m'insulte, il casse la carte et il dit que c'est de ma faute et moi alors... qu'est-ce que je fais ?.... Ma soeur.- tiens.... la oilà qui est revenue chez nous et malade.... car son mari était un grand coureur et il lui a donné une mauvaise maladie et jamais plus elle ne peut avoir des enfants (le toubib français lui a dit) . Et d'abord, avant ça... cet espèce de sale homme, il trompe ma mère sur l'argent qu'il lui donne pour avoir ma sœur fraîche... Qu'est-ce que tu veux, nous autres, on ne sait pas, on ne sait rien, on ne sait compter que sur nos deux mains grandes ouvertes. Et il dit à ma mère... " Oilà... je te donnerai un sac grand comme ça pour que tu me donnes ta fille "... Le sac, il était vraiment grand et ma mère elle dit " Bien " Et il lui remet le sac fermé et ma mère elle laisse partir ma sœur qui alors était grasse et belle... et, dès qu'ils sont partis, oilà qu'elle s'aperçoit que le sac il est plein de petites pièces au lieu de grosses pièces... Ah !... A... a...ah ! Et ainsi, avant de donner cette maladie à ma sœur, de la battre et de la renvoyer, il avait déjà commencé par voler ma mère. Ah les hommes ! tu vois !.. Celui-là, cet autre, maintenant qui me veut, qu'il prenne garde !... (Toute la journée et toute la nuit je l'entends qui pleure, cette pauvre, moi, tu comprends) . D'abord, il faut qu'il apporte l'argent promis chez la voisine qui a été pendant si longtemps à l'école française qu'elle sait compter de toutes les manières... même sur le papier... et quand même, tu sais, qu'il paie bien et que ça servira un peu à soigner ma sœur qu'elle est si malade...

- 167 -

moi, je préfère épouser le français qui ne donne pas le cadeau en argent. Les français ils gardent un peu plus leurs femmes... Ecoute, je sais faire la cuisine, je sais laver, je sais raccommoder, je sais repasser, je connais des chansons françaises, je suis propre, et ça me serait bien égal de m'habiller comme il voudrait. Pourquoi, dis, alors, je peux pas trouver un français qui veuille de moi... non, pas un espagnol, ils sont comme les arabes, ni un italien, ni un maltais. Un vrai français de France qui me garderait toute la vie et s'il ne peut pas les nourrir il ne me fait pas les enfants. De temps en temps, il m'emmène au cinéma. Moi, je suis contente... Mais un français comment je le rencontre, hein ? Je ne sors pas, je ne peux pas sortir. Ma mère dit qu'il y a bien assez de putains par ici et ainsi je ne pourrai jamais connaître personne d'autre qu'un arabe !»

***

Mina qui depuis cinq ans est mariée se voit obligée de recourir à la justice car son mari qui s'est lassé d'elle prétend la dépouiller du mobilier, des vêtements, des bijoux qui lui sont personnels pour en orner une fille de la rue Barberousse qui lui tient à cœur depuis peu. On arrive devant le juge et le mari qui connaît la répugnance des femmes de sa race pour toute exhibition lui défère le serment à la mosquée, à l'heure de la grande prière. Elle y devra jurer, le visage nu, en présence d'une foule de fidèles, que ces meubles, ces bijoux, ces étoffes lui appartiennent vraiment.

C'est pour Mina comme une manière d'exposition sur le pilori... C'est quelque chose d'atroce et d'infamant.... Au jour venu, et après avoir pleuré pendant une semaine à l'avance, avoir failli renoncer à se défendre... Mina se décide, mais se fait accompagner de sa mère et de plusieurs autres vieilles femmes de sa parenté.... Le mari est là aussi, qui avait espéré jusqu'au bout qu'elle reculerait devant pareille épreuve.... Mina, la voix tremblante prête serment, jure face dévoilée devant l'imam et tandis que la plupart des autres hommes détournent les yeux pour ne pas la gêner encore davantage. Quand elle a terminé de déclarer d'une voix tremblante que cet homme là (son mari) veut tromper la justice car tout ce qu'il dit être sa propriété lui appartient seulement à elle, Mina, fille de Zerrouk et qu'elle l'a gagné par son industrie, en confectionnant des costumes de femmes, à domicile... elle se revoile et s'assied à terre, tant ses jambes tremblent... Mais alors une rumeur naît... grandit, s'amplifie. Et le mauvais mari de Mina est obligé de fuir sous les huées... car plus d'un assistant serait disposé volontiers à lui faire un mauvais parti... " Honte!..Honte!..Honte! sur celui qui obligea cette

- 168 -

fille honnête à venir prêter serment, visage dévoilé, devant une telle assemblée d'hommes... et si elle eut ce courage, c'est que la vérité est bien sur sa tête... Oh ! comment un bon musulman put-il en arriver à contraindre une femme vertueuse à se dévoiler devant tant de gens... " Le mari de Mina est poursuivi jusque dans la rue par les clameurs d'indignation des fidèles.

*
**

Kaddour a toujours pris ses femmes légitimes par paire... " Et oilà, mon ami, j'ouvre les bras... une à droite... une à gauche.. comme ça... comme Jésus-Christ...

- Qu'est-ce que tu racontes Jésus-Christ n'a pas eu de femmes I

- Oh ! dis, alors... il faudrait pas, parce que je suis un pauvre et un arabe que tu me prennes pour un grand imbécile, encore ! Et qu'est-ce qu'un Dieu qui n'en profiterait pas pour avoir les meilleures des femmes... Et si c'est pas pour y garder les plus belles femmes, alors, pourquoi qu'il se les ouvrirait si grands, les bras ?

Il ajoute... " A présent je viens d'être obligé quand même d'en renvoyer une... Elle était trop mauvaise et trop jalouse. Ah ! c'est bien embêtant ! C'était la plus jeune et la plus jolie... L'autre, elle est plus vieille, elle est pas belle, seulement elle vient encore de me donner l'année dernière un petit enfant !.. "

Le vrai, le seul soutien des femmes indigènes de la Casbah d'Alger dans le mariage, c'est l'enfant... Un musulman ne répudie pas légèrement la compagne qui lui a donné des fils. La stérilité réputée comme une honte est donc, surtout, un danger pour la femme musulmane puisqu'elle lui vaut, dans un délai plus ou moins bref, après le mépris de sa belle-famille, soit l'abandon, soit l'adjonction d'une compagne de chambre, c'est-à-dire d'une seconde épouse chargée de fournir au ménage les rejetons qu'elle a été incapable de concevoir. Or une femme, et quelle que soit la tradition, n'est jamais enchantée de voir arriver une rivale au logis. En outre, dans ces temps difficiles, cette nouvelle présence devient une gêne tant par le manque de place, car les chambres sont chères, que par le partage des maigres denrées, l'obligation pour le mari et quelles que soient ses préférences d'acheter pour l'une comme pour l'autre des vêtements. C'est pourquoi, à chaque consultation des dispensaires gratuits comme aux consultations particulières payantes, on voit, dans la Casbah, tant de jeunes femmes stériles qui viennent

- 171 -

prier, supplier les toubibs et les tebibas de les rendre fécondes... Bien entendu elles ont été auparavant au marabout... Et elles iront encore... La plupart des sources réputées, des saints lieux célèbres se sont voués spirituellement à cette tâche fécondante qui leur rapporte de beaux revenus. Les talebs de la Casbah fabriquent également des charmes pour obtenir une conception miraculeuse.

Mahomet a dit " Le paradis est aux pieds des mères ". C'est un axiome que jusqu'ici, dans la Casbah d'Alger, le modernisme n'est pas parvenu à corrompre.

L'enfant, en Islam, c'est la bénédiction, l'abondance, le signe de durée immortelle, l'humble chef-d'œuvre qu'elles réclament toutes de pouvoir accomplir... C'est la preuve vivante de leur capacité de bonnes femelles... à qui, en échange, l'homme fournira la pâture jusqu'au bout.

Zina entre à l'hôpital, au cinquième mois d'une grossesse difficile, et, malgré les soins, avorte. Au jour de la visite, son mari, sa mère, toute une importante délégation familiale vient la voir. Elle n'annonce à personne, alors, ce deuil de ses espoirs maternels ; elle a pris la précaution, le matin même, de supplier ses voisines de lit européennes et les infirmières de n'en rien dire à son mari, surtout...

" Cet homme là, tu comprends, doucement, chouïa, plus tard, je lui raconte. Autrement, il a trop de peine car voilà trop longtemps qu'il attend ce fils ! "

Des semaines... des mois passent... Zina, qui fut en danger de mort, se rétablit lentement et fait tout ce qu'elle peut pour qu'on la garde à l'hôpital le plus longtemps possible... et toujours sans avouer à sa famille la vérité sur son état... Maintenant elle se lève... va et vient dans les salles... circule dans tous les services de l'établissement... Tant et si bien qu'elle fait enfin la connaissance d'une musulmane pauvre et déjà mère de sept enfants qui vient de mettre au monde un fils de plus. Pendant quarante-huit heures, les deux femmes palabrent... Huit jours après, Zina quitte l'hôpital avec un bébé dans les bras et son mari s'étonne à peine qu'un enfant venu avant terme soit aussi beau... Il n'est qu'un seul ennui On a volé, paraît-il, à Zina, tandis qu'elle dormait, ce lourd collier d'or dont elle était si fière...
Ce collier qu'elle échangea secrètement contre un autre trésor...

- 172 -

Dans la Casbah d'Alger, il se fait clandestinement un continuel trafic d'enfants, une substitution incessante d'héritiers, qui permet aussi à certaines filles folles de leur corps et qui se sont un peu trop attardées sur les terrasses, aux heures nocturnes, de continuer à jouer les ingénues jusqu'au mariage.

*
**

L'ancienne tradition d'austérité (ou la réputation peut-être injustifiée) de cruauté des pères musulmans, s'est bien affadie, dans la Casbah. S'il advient qu'une fille soit encore sacrifiée à l'honneur familial c'est qu'elle arrive du bled depuis peu et que son père, pour tout dire, ne connaît pas les usages locaux, qu'il n'a pas été contaminé suffisamment par l'indulgence sceptique de la ville.

Le plus souvent, une fille d'honnête famille qui a fauté et dont le séducteur a fui se voit gratifiée de quelques semonces escortées d'arguments frappants. Puis tout se calme. On dissimule seulement du mieux qu'il se peut, pour la famille et les voisines, ce secret honteux. L'ampleur du costume musulman se prête facilement aux tricheries. Une femme stérile peut, à l'abri du large pantalon, simuler une grossesse tandis qu'une autre s'efforce, dans le même temps et par le même moyen, de la cacher. Il arrive donc, que, par cette double comédie, un enfant passe de l'un à l'autre giron sans que personne ait rien vu ni compris.

Le jeu est délicat à jouer. Par bonheur toutes les jeunes femmes n'ont pas leur belle-famille à la ville. Et les voisines ne se permettraient pas de passer d'une façon trop indiscrète leurs mains sur ce ventre sacré. Le mari annonce à sa parenté directe l'heureuse espérance, en disant qu'il avertira par télégramme, au moment opportun. Le télégramme, dans ce cas là, arrive toujours trop tard. L'enfant est né quand les grands-parents débarquent et la jeune accouchée n'a plus besoin de soins. Elle se révèle exceptionnellement forte. Sauf que ses seins sont vides et qu'il va falloir élever ce petit au biberon, tout est bien. On fait remarquer à la grand-mère boudeuse que le biberon est un progrès puisqu'il vient de ces roumis si experts aux manigances. La vieille dûment convaincue repart pour le bled et vante aux commères la force et la beauté de son petit-fils, la manière neuve et chère dont il est nourri avec ce lait de vache ou de chèvre.

Pendant ce temps, dans un autre logis musulman, une fille aux

- 173 -

seins emplis souffre de la fièvre de lait et l'on dit aux alentours que c'est du paludisme. Le père compte les douros que lui rapporta cette vente de l'enfant du péché, tandis que la fille-mère pleure un peu car c'était un fils, puis reprend sa place parmi ses compagnes. Il ne restera qu'à rejouer et grâce à quelque autre matrone intermédiaire une nouvelle comédie quand la fausse vierge se mariera. A lui restituer, pour la nuit des noces, l'apparence de ce qu'elle n'est plus, de ce qu'elle devrait être encore. Il est, ici, des fabricantes d'oranger en bouton qui gagnent opulemment leur vie.

Tout cela n'arriverait peut-être pas, si l'on avait, comme autrefois, chacun sa maison bien fermée, bien à soi.