XI
DANS la Casbah d'Alger, en dehors des maisons
publiques fermées, qu'elles soient françaises ou indigènes,
des temples classiques aux prêtresses nombreuses, il existe une
infinité de petites chapelles où une seule Vénus
se propose à la vénération des passants.
Tout antre de deux mètres cinquante sur deux - ce qui représente
à peu près les dimensions d'un placard - ne comprenant aucun
autre moyen d'aération que la porte et nulle possibilité
dès que l'on y a introduit les meubles indispensables d'y pouvoir
faire aucune gymnastique rythmique en dehors de celle extrêmement
circonscrite que réclame l'amour, s'y nomme " Magasin "
et excipant de ce nom fastueux et commercial s'y loue à des prix
excessifs. Ces antres voués au négoce de la chair humaine
se retiennent à l'avance, de toutes les parties du globe et par
télégrammes chiffrés, au besoin.
Une certaine Madame Ahmed d'origine espagnole et veuve d'un indigène
détient, dans la rue Barberousse, la plupart de ces " Magasins
". On prétend qu'elle ne serait que le prête-nom de
personnes modestes qui préfèrent garder l'anonymat.
Chaque fin d'après-midi, vers le crépuscule, avant l'heure
d'affluence des chalands, Madame Ahmed vient encaisser le prix du loyer
de la journée et morigène celles qui laissent brûler
l'électricité inutilement. Non seulement elle abrite ces
dames mais encore elle leur impose, moyennant quinze autres francs par
jour, une pâture qu'elle fricote elle-même. Elle est longue,
maigre, noire comme une fourmi et s'apparente physiquement à la
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chaisière d'église, à la servante de curé,
à la vieille fille dyspeptique fabricante de lettres anonymes.
Madame Ahmed est vêtue, hiver comme été, d'un sarrau
de lustrine noire et traîne aux pieds des pantoufles feutrées
; ses cheveux sont rassemblés en un chignon de dévote au
sommet de son crâne étroit. On se demande ce qui chez cette
personne avait pu séduire un arabe amateur d'ordinaire de formes
plantureuses. Il est impossible d'imaginer qu'elle ait pu paraître
seulement agréable dans son jeune âge. Au milieu de cette
rue éclatante parée de porches enluminés et de filles
pour la plupart grasses, peintes et nues, d'icones chamarrées elle
semble une image détestable et désolante du remords, elle
donne de la vertu une idée minable. Elle demeure généralement
assise au seuil du magasin qu'elle s'est réservé pour y
faire la cuisine, tellement dénuée de sex-appeal qu'il n'est
pas d'exemple qu'un passant même complètement saoul ou atteint
de myopie ait pu s'y tromper une seconde et l'ait prise pour une fille
de joie. Entre deux antres de putains séduisantes perpétuellement
elle écosse des pois, épluche des patates ou, les mains
jointes sur son ventre, regarde venir le monde. L'hiver elle allume une
sorte de brasero et place un châle de laine grise sur ses épaules
pointues. Elle est impitoyable aux filles qui paient mal.
Madame Ahmed a deux enfants. Pour se concilier les bonnes grâces
de la mère, les dames locataires et pensionnaires leur font des
cadeaux, leur sourient au passage. La petite est insignifiante mais le
fils promet. Parfois, le soir, au moment de la recette il arrive en éclaireur,
précédant de peu madame sa mère et tapant du pied
dans les portes des filles en hurlant des mots gras d'entrepreneur d'exploitation
humaine. Il a sept ans. Tout laisse prévoir que dans une dizaine
d'années il pourra substituer sa génitrice. Les filles qui
s'y connaissent en graine d'homme prévoient que ce petit donnera
quelque souci à leurs continuatrices. Car, au moins, Madame Ahmed
qui est une femme sans vices n'exige strictement que ce qu'elle appelle
son dû.
***
Les types féminins sont extrêmement
variés dans la Casbah sensuelle... Ce marché d'esclaves
modernes comporte le choix indispensable qui devait déjà
se rencontrer ici au temps des pirates barbaresques... On trouve Mina
l'allemande... blanche, trapue, blonde, frisée grâce à
l'aide experte du coiffeur, à côté de Doudjda qui
est une métisse à la bouche lippue, aux cheveux d'étoupe,
aux jambes admirables, au torse fier, à la peau granuleuse comme
un cuir rustique.
- 127 -
Baya sent le jasmin. Elle a des dents intactes et puissantes que bien
entendu elle montre à tout passant ; une belle mâchoire de
femelle primitive qui n'a pas su cependant encore agrafer un seul homme
solidement.
Rachel qui est une juive polonaise serait belle avec ses larges yeux glauques,
ses narines qui palpitent si le masque d'une grossesse déjà
avancée ne déformait ses traits, ne tachait sa peau...
Norah qui vient du fond du Nord est pourtant brune comme une méridionale
avec des cheveux lisses, brillants et doucement plats... Quand on passe
ses doigts sur cette chevelure, on doit croire qu'on flatte un pelage
de bête racée, un bois précieux, une laque bien venue...
Norah qui vient du fond du Nord paraît toute lustrée, intacte
comme une qui malgré tant d'assauts n'aurait par un hasard extraordinaire
encore attrapé aucun horion. De même qu'il y a des types
qui sont bien sortis de Verdun sans blessures (Elle tient beaucoup à
cette comparaison) .
Blondine a le nez retroussé, un corps de girl, les yeux bleus,
des cheveux de miel... Les jeunes indigènes et les sénégalais
en sont fous. Le samedi et le dimanche ils prennent la file devant sa
porte tels des amateurs de théâtre, coeur battant à
l'idée qu'il n'y aura peut-être plus de place.
Chérifa la sombre et la silencieuse plait de préférence
aux jeunes recrues militaires, récemment importées de France,
qui n'ont connu encore aucune femme tatouée. Elle possède
une chevelure résistante, des joues fermes et naturellement rouges
encore.
L'une comme l'autre savent pêcher les hommes qui passent dans le
flot de cette voie étroite avec adresse. Blondine demande du feu
en éclatant de rire... Chérif a semble tâter l'air
d'une main racée jusqu'à prendre un point d'appui comme
involontaire, sur l'épaule de ce naïf blond... " Excuse-
moi! hein, chéri... la rue est si étroite..." Elles
sont jeunes, elles sont à l'apogée. Pour combien de temps
?
En l'espace d'une saison l'on voit parfois se faner, à l'ombre
de ces couloirs, de jeunes et savoureuses filles. Elles étaient
fermes et saines comme des fruits frais cueillis. Les voici, en si peu
de temps déjà gâtées, talées par toutes
ces mains calleuses, putréfiées par ces contacts hasardeux.
Et leurs seins n'ont plus la même arrogance.
Mais il est des filles si exceptionnellement solides, les percheron-
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nes du métier (et si ce ne sont pas les plus belles ce seront sûrement
les victorieuses) , qu'on les voit résister aux assauts des mâles
les plus redoutables, sans qu'une fatigue ombre leurs yeux, marque leur
bouche.
***
Blanche-Rosse n'a pour elle que d'avoir tué
un homme autrefois et d'avoir passé, à cause de cela, cinq
années de fougueuse jeunesse dans une maison centrale. Les clients
viennent à elle avec une fausse angoisse de poitrine... Comme ils
entreraient dans la cage d'une panthère préalablement gavée
de viande. Ils pensent n'avoir plus rien à craindre de Blanche-
Rosse dès l'instant qu'elle a déjà contenté
ce besoin de meurtre qui était en elle et qu'on l'en a punie...
Ce sont, en général, de pauvres types qui se procurent à
bon compte l'illusion d'être devenus costauds comme des dompteurs.
Ce ne sont pas ces personnages de faible musculature et de chair blême
qui redonneront à Blanche-Rosse ce goût de l'homme qu'elle
a perdu pendant ses années de maison centrale. Non, elle n'était
pas une fille perdue, autrefois... Et quant à entretenir un homme
! Si elle en tua un, qui était son mari légal, ce fut justement
pour ne pas accepter cette corvée monnayable. Maintenant, elle
se contente d'offrir des douceurs à sa petite compagne de case
qui a vingt ans, se nomme Clara, qui est agréable à regarder
et surtout si niaise qu'on peut penser qu'elle ne sait vraiment pas ce
qu'elle fait, ni avec celle-ci, ni avec celui-là !
***
Ginette est plantureuse... Quand avec une
musculature de boxeur, on s'adjuge un prénom pareil, c'est qu'on
est incurablement sentimentale. A toi, Ginette, les voyous les plus exigeants,
les mecs les moins recommandables... Elle pleure toujours quand ils l'ont
Dchée et parle d'eux comme s'ils n'étaient que ses enfants
et ingrats, forcément, comme ils le sont tous. Elle a gagné
l'année dernière, à la loterie d'Espagne, une somme
importante qu'elle eut le tort de confier en partie à certain Mohamed
de dix-neuf ans. " Boh ! dit-elle ! J'en gagnerai davantage une autre
année !"
C'est extrêmement possible. Car Ginette qui n'est pas jolie, qui
n'est pas bien bâtie, qui n'est plus toute jeune, représente
pour les filles de la Casbah d'Alger " la Veine " dans ce qu'elle
a de plus fantasque, de plus injustifié parfois et de plus insolent.
On sait, sans cependant prévoir comment, qu'elle s'en tirera toujours,
au moment opportun, grâce à ce pouvoir mystérieux
qui fut une fois pour toutes, dès sa naissance, posé sur
elle... et qui est une sorte de permanence de miracle capable d'escorter
d'un bout à l'autre
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de l'existence tant de gens de professions ou de pays divers. Quelque
chose comme ce que les arabes appellent la baraka...
***
Katia vient de Hambourg... Flossie (dont
on a fait Florie) de Londres... Véra, de Léningrad car on
prétendait l'empêcher d'exercer là-bas...
Pola la Romaine n'aime pas que l'on parle mal ou légèrement
de Mussolini... Elle a une chevelure sèche et crissante sous les
doigts comme un plant de bruyère... Elle se maquille beaucoup.
Elle est si bonne que non seulement elle recueille les chiens errants
mais qu'elle ne pourrait pas voir crever un homme !
Iota qui est suédoise et qui débute dans le métier
est l'une des rares qui éprouve quelque difficulté à
se faire comprendre. En général, les filles européennes
de la Casbah sont polyglottes et, quand il s'agit de s'insulter entre
elles ou de discuter avec le client, usent au surplus d'une sorte de langage
international, particulier à leur secte et qu'elles accompagnent
de gestes extrêmement expressifs.
***
Outre cette population de séductrices
qui s'arrêtent plusieurs mois ou quelques années dans la
Casbah, il y a les innombrables errantes de la prostitution, les inquiètes,
les assoiffées d'une espèce d'idéal impossible...
et qui attendent toujours, de tout territoire nouveau, le rendement maximum
en amour ou en argent. Les nomades du métier... Celles-ci ne demeurent
qu'une semaine, un mois au plus dans les rues chaudes de la Casbah d'Alger...
Puis elles repartent vers Tunis, Oran, Constantine, Bône... Les
camarades blasées haussent les épaules : " Laisse-les
! Ça nous donne un peu d'air... Il y en a qui s'imaginent, dès
qu'elles remuent, que la chance, aussi, va se déplacer autour de
leur chambre ! "
Blondine sourit !... " Moi, maintenant, j'ai assez roulé (elle
paraît avoir vingt-cinq ans environ) ... Et je me suis acheté
des meubles ! Ah ! des meubles !... Aussi, je bouge plus ! Plutôt
que de courir toujours, j'attends que la chance passe ! Inch Allah ! "
Le cafetier maure qui lui fait face regarde beaucoup Blondine.
***
- 130 -
Une fille aux cheveux crépus, au mufle écrasé, à
la peau d'un grain grossier, aux grands yeux brillants est assise devant
sa porte. Elle est vêtue de l'un de ces costumes bâtards où
le chandail de matelot se combine avec le pantalon arabe.. Le guide la
salue en passant.. "Bonjour, Marcelle !" " Marcelle ? "...
" Oui, Marcelle Garcia... Son père est espagnol... sa mère
est morte, c'était une indigène et qu'il avait sortie d'une
maison comme celle-là.. Il a tout fait pour son enfant... Il ne
la privait pas... Il a un commerce sur la côte... Elle s'ennuyait
chez lui... Trois fois il a pu la faire reprendre par la police... Une
autre fois il l'a presque assommée !... Mais quand elle a eu l'âge
!.. Il y en a vraiment qui aiment le métier ".
Marcelle Garcia fume placidement, assise devant sa porte.
***
Rhira dit : " Mon père, tu comprends,
il est pauvre, il se débarrasse comme il peut... Nous étions
cinq filles et il m'a mariée à un vieux... de trente-cinq
ans... Moi, j'en avais quatorze.. Ah ma belle ! ma fille, il était
bien laid !.. Jamais je ne l'avais seulement vu un peu avant... même
en regardant par les trous du mur ou de la porte... Tout de suite, voilà
que j'ai un fils... bon !... Ay ! mon mari il est toujours sur moi, il
me dégoûte et ses deux autres femmes anciennes, elles sont
jalouses. Et jusqu'à mon gosse qu'elles me prennent sous le prétexte
qu'elles savent mieux... Moi, si on ne me laisse même plus ce petit,
qu'est-ce qu'il faut que je fasse ?.. Alors, une première fois,
je demande à mon père... Dis, tu me laisses casser la carte
?... Et parce qu'il n'est pas riche, qu'il a peur de rendre l'argent et
qu'il en a encore deux autres à marier sur les cinq, il me fout
une bonne gifle... Bon, j'en ai la patience encore un peu !... Mais voilà
que mon fils grandit et qu'il ne veut même plus me connaître
et que mon mari tout le temps il grogne, parce que les autres elles lui
montent la tête... Et je retourne pour la deuxième fois vers
mon père... Ay... tu me laisses casser la carte, oui ou non...
Il a manqué de me fendre la tête... Alors, en rentrant, je
fais ma valise et je pars...
- Et tu es plus heureuse, maintenant, Rhira ?
- Ah ! Je comprends ! Seulement, oilà... j'ose pas revoir ma mère...
Mes frères me tuent s'ils savent ce que je fais ici ! Alors j'en
ai l'cafard des fois quand même quand je pense de trop à
chez nous autres et pour me punir tiens, tu vois comme je fais, je me
brûle...
Elle retrousse sa manche et montre une série de marques rondes
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faites par l'apposition d'une cigarette enflammée. Presque toutes
les filles indigènes, outre les tatouages, portent ces stigmates
volontaires, ces marques de désespérance. D'ordinaire, elles
se les impriment plutôt à cause de l'infidélité
de quelque amant de coeur.
Rhira ajoute, en contemplant son bras :
- A cause de ça, jamais plus je peux retourner dans ma famille.
Car, tout de suite, mes frères, s'ils voient mes bras, ils savent
ce que je suis...
- Alors pourquoi l'as-tu fait ?
- Passe que !.. Mektoub ! C'est la destinée !
Eternelle réponse des femmes de ce pays quand on tente d'empiéter
sur le domaine réservé de certaines pudeurs.
**
Les filles publiques de la Casbah d'Alger ont comme n'importe quelles
femmes des autres clans sociaux un sens des valeurs hiérarchiques
: les filles des magasins méprisent les filles des maisons qui,
entre elles, font la moue pour parler des filles indigènes.
*
**
Celles qui sont établies comme des
commerçantes, dans ces placards sans air et sans soleil que l'on
appelle " Magasins " ferment leurs éventaires à
neuf heures en semaine, à minuit le samedi et le dimanche. Aucune
ne consent à coucher dans le placard où elle se pro-stitue.
- Non, ah ! vous pensez, dit Blondine, je passerais la nuit là-dessus,
le lendemain je serais esquintée. C'est une vraie planche à
soldats et la paillasse n'a pas été changée depuis
deux ans !
Dès qu'elles ont bouclé leurs portes, les Dames des Magasins
offrent une apparence sérieuse, parfaitement convenable, parfois
un peu désuète même. Rien, dans leur tenue, ne saurait
déceler le métier qu'elles font. Elles ont des robes démodées
et n'usent que très légèrement de fard. Les hommes
qui vivent d'elles les attendent beaucoup plus loin, dans la basse ville,
pour ne pas se faire remarquer de la police et bien cependant qu'on les
apprécie tous à leur juste valeur. Le trajet est assez long,
- 132 -
et serait dangereux pour une femme seule, surtout les samedis et dimanches
où la recette est fructueuse et le sac à main bourré
de billets. Il est donc certains personnages intermédiaires entre
les souteneurs et les filles qui se chargent d'escorter ces dames, moyennant
une rétribution honnête, depuis leur magasin jusqu'au café
où ces messieurs les attendent. Ils sont trois ou quatre légèrement
défraîchis qui exercent encore ce métier singulier
de chevalier d'escorte. Il en est un qui est particulièrement apprécié
bien qu'il soit le plus vieux, mais ce qu'il perd en vigueur il le regagne
en autorité, en énergie spirituelle. Généralement,
on le trouve à son poste de vigie qui est situé sur la marche
d'une maison publique où il attend que Fathma, Olga, Marinette,
Gerta, Carmen l'envoient quérir de l'aspirine, de l'huile ou du
pétrole car il est nombre de maisons de la Casbah qui se contentent
encore d'un antique éclairage. Il peut aussi s'être attardé
dans les délices d'une manille. Les cigares et les cafés-rhums
composent le double poison à l'aide duquel il peut trouver l'existence
supportable. C'est un personnage suffisamment expert en science de vie
pour savoir que le superflu est préférable à l'essentiel.
Il dort n'importe où, c'est-à-dire dans le patio de quelque
maison publique ou chez n'importe quel cafetier bienveillant, il ne mange
guère, il se lave peu. Une culotte de cheval et d'immenses bottes
d'ogre composent son costume. C'est un personnage qui est si réussi,
si parfait dans le sens d'un certain romanesque, qu'il apparaît
plutôt comme créé par la seule imagination. Il n'aime
pas qu'on parle de lui. C'est un être sauvage et pur qui considère
les journalistes et les photographes comme des individualités diaboliques
capables de vous faire durer par delà la mort naturelle, de vous
prolonger dans une légende malsaine et sous des traits déformés.
Le respect des adolescents de la Casbah et l'anonymat pour le reste de
l'univers, voilà son idéal. Aucune idée de gloire
ne le tracasse et s'il pouvait seulement être appointé au
mois par plusieurs pensionnaires prospères des maisons de filles,
il serait heureux. L'incertitude de ses gains lui cause ce malaise ressenti
universellement à l'heure actuelle par tant d'autres. Il aspire
à une sorte de fonctionnarisme qui lui permettrait de boire et
de fumer davantage. Il parle des filles, de leurs maquereaux, de leurs
aventures, de leurs maladies, des milieux les plus pourrissants de la
Casbah avec la verdeur, la nonchalance, la hauteur de vues qui conviennent.
Il est un peu moins inquiet sur son propre sort depuis que le nombre des
" Magasins " s'est accru de par le refoulement dans la Casbah
de certaines dames qui jusque là n'avaient exercé que dans
la ville européenne.
*
**
- 135 -
Il s'est passé ici en 1930, peu avant les fêtes du
Centenaire, dans le monde de la galanterie, un drame que le
public ignore encore actuellement, une sorte de révolution par
arrêté préfectoral qui a surpeuplé la Casbah
d'une aristocratie de filles.
Celles-ci prétendent que les tenanciers des antiques et classiques
maisons des rues Kataroudjil et Barberousse se plaignaient depuis longtemps
du tort que leur faisait cette prostitution plus élégante
et plus à portée de certaine clientèle. Ce sont des
gens qui paient patente et qui peuvent avoir même une influence
électorale.
Il est possible aussi, que pour que le quartier spécial ait plus
de lustre, dégage plus de dynamisme pour les vieux sénateurs
appelés à le parcourir au sortir d'un voyage pénible,
on se soit avisé d'y rassembler tout ce qui dans la ville d'Alger
se comptait de filles séduisantes.
Mais il était alors des filles qui même soumises au contrôle
du service des moeurs pensaient, par une sorte d'aberration, n'avoir rien
de commun (sauf la visite hebdomadaire) avec le pauvre bétail qui,
le samedi et le dimanche particulièrement, fait la joie des sénégalais,
à raison de cinq francs la touche. On se chargea, sans avis préalable,
de leur ôter cette réconfortante illusion. On leur notifia
brusquement qu'il fallait changer de rang et d'étage, passer du
monde de la galanterie aimable et d'une clientèle d'habitués
choisis à tout l'inconnu des rues immondes, peuplées aussi
bien de charbonniers sales que de lycéens timides et impécunieux.
Ce fut une chose assez terrible. Qu'on imagine, dans n'importe quel monde
ou quelle classe sociale, une rétrogradation absurde et soudaine
pour comprendre cela comme il convient, et que l'on se figure un préfet
ravalé au rang de son concierge, un officier supérieur promu
caporal d'ordinaire, un magistrat obligé d'ouvrir un cabinet de
consultations juridiques véreuses, un professeur issu de Normale
Supérieure chargé d'enseigner l'A.B.C. à des négrillons
de l'Afrique équatoriale. Qu'on imagine une dévote habituée
par son rang d'ancienneté et d'héritage à son siège
de peluche obligée de se meurtrir le séant sur l'humble
et anonyme chaise de paille où tout le monde peut s'asseoir moyennant
vingt centimes. Et sans même choisir ses victimes dans un monde
aussi hautement révéré : un commerçant de
l'avenue des Champs-Elysées ou de la rue Royale transporté
par ordonnance arbitraire dans la rue des Francs-Bourgeois pour y diriger
une boutique de prêts sur reconnaissances.
Personne ne peut évoquer cela aussi bien que Lola de Valence(Drôme)
.
- 136 -
Lola, avant cet arrêté dictatorial, possédait dans
la ville basse un logement parfaitement ténu. Elle faisait diligemment,
le matin, son ménage et sa cuisine et rejoignait l'après-midi,
dans des chambres de rendez-vous spécialement affectées
à cet usage, des personnages célibataires, veufs ou mal
mariés qu'elle savait distraire de leur surmenage cérébral
ou de leurs ennuis d'affaires. Sa clientèle se composait plutôt
d'intellectuels français et de jeunes bourgeois arabes que sa plénitude
charnelle et sa bonne humeur toute méridionale autant qu'une serviabilité
presque infatigable, contentaient. Il fallut déchoir de cette situation
pour tomber à la basse besogne d'une fille publique offerte sur
le pas de sa porte à tous les passants. Lola n'en est pas bien
consolée encore. Après trois ans passés, elle parle
en victime résignée mais en victime quand même, de
cette mesure administrative aussi parfaitement injuste en soi que la révocation
de l'Édit de Nantes et qui eut aussi ses martyrs. Mais il est préférable
de laisser parler Lola de Valence.
- Ah quoi ! dit-elle, tout s'arrange et on s'habitue à tout, hein
! Si j'avais pu lui faire comprendre, à cette jeunesse ! ! ! Elle
s'est tuée, oui, dès qu'on l'a eu forcée à
rester là. Non, pas du véronal, pensez-vous ! c'est bon
pour celles qui ont peur de souffrir et font ça au chiqué
avec une arrière-pensée qu'on les sauve. Et Suzanne tenait
vraiment à mourir !...
- Moi... j'y ai perdu ma situation seulement... Bon, ça va !...
Pensez que mes clients je ne leur ai pas donné ma nouvelle adresse...
J'aurais pas osé, quoique c'est bête... Après tout,
hein, c'est pas mal ici... j'ai fait mettre l'eau et la lumière
et je reste pareille... Les hommes sont orgueilleux... Le mien (il est
mort depuis) dame, il n'a pas été content. Il n'était
pas si fier quand même et il a toujours eu ce qu'il a fallu et chaque
fois que j'ai pleuré, au commencement - plus souvent qu'à
mon tour - je me suis arrangée pour pleurnicher dans mon placard,
sans qu'il me voie. Mais il y en avait, vous pensez ! Leur femme en magasin
!.. L'homme de Suzanne a râlé comme les autres... Eh ! non,
ce n'était même pas ça... C'était pour elle
qu'elle était vexée... Ah ! vexée, ce n'est pas bien
dire... Quand on est jeune on se fait des idées sur le métier...
autrement on n'y viendrait pas !.. Poule de luxe... hein et puis qui sait,
un jour, le cinéma... Y en a qui n'étaient pas plus jolies
qu'elle et qui maintenant ont la Légion d'Honneur !.. Enfin, des
idées romanesques !.. Et, là-dessus, les moeurs qui arrivent
et qui disent : " En place pour le quadrille, dans la Casbah... vivement...
ou sinon, c'est la tôle !... " S'en aller.... partir.... oui....
ce n'est pas commode, aussi vite, on n'a pas toujours ce qu'il faut, devant
soi... Et Suzanne était dépensière !.. Elle avait
de ces robes !.. Beaucoup trop belles pour les soûlards de la Casbah
!.. Au matin du troisième jour, elle est morte ! Si jeune !.. Et
même ici, quand on veut, on s'arrange!.. On refuse ceux qui sont
trop sales!..
- 137 -
Ces arabes pauvres, ils sont plutôt polis... surtout avec nous,
les françaises... Enfin, elle est morte et c'est bête !..
Avec tout ce beau soleil qu'il y a !.. Leur Casbah... on s'y habitue!..
Quoique!.. Ah la la!.. Vrai... dites... vous venez par plaisir et vous
trouvez ça beau ! Chez nous qu'il y a de si belles avenues avec
des arbres ! Depuis dix ans que j'habitais Alger, on m'avait dit que c'était
sale, alors j'y étais pas seulement montée pour voir. Ah
! non, la rue, ici, visez ce qu'elle mesure !... On sort de chez soi,
si on n'y prend pas garde on se cogne le nez de l'autre côté....
Ah figurez-vous ! Un passant, l'autre jour, m'a demandé comment
elle s'appelait !.. Moi, je suis complaisante mais je ne le savais même
pas ! Depuis le temps que j'y habite, hein ! c'est drôle ".
Lola exerce là son métier, en effet, depuis trois années.
Rien ne saurait être aussi méprisant que ce refus d'accorder
un nom à ce que l'on hante d'une façon assidue.
Lola tricote sur le seuil de sa porte ou bien lit " Les Deux Gosses
". Elle refuse son estime, résolument, à tout ce bobard
oriental.
Lola, les jours d'extrême chaleur, et ils sont particulièrement
pénibles parce que moites, étouffants, poisseux dans ces
couloirs à filles de la Casbah, achève d'user les chemises
de nuit de percale blanche festonnée de son trousseau provincial
de jeune fille. Ce sont des vêtements commodes et qui ont l'avantage
d'aller à la lessive. " Ah ! dans un pays pareil quand on
sue tellement ! Et tout ce qu'on ne peut pas faire bouillir garde l'odeur
".
Ce costume honnête et familial est aussi celui qui convient le mieux
à l'esthétique particulière de Lola qui est appétissante
et s'apparente au type bonne réjouie et belle fermière.
Ceux qui viennent chez elle doivent appartenir à cette catégorie
de refoulés qui ont rêvé, dans leur enfance, de jouir
par la grosse Marie leur nourrice ou par leur tante Adeline. Le linge
de Lola fleure la lavande, l'iris, la citronnelle. Elle apporte une odeur
de verger, de potager français dans cette ville qui pue le musc,
l'encens et tant d'autres parfums maléfiques.
***
Contre le magasin de Lola de Valence, il
y a celui de Nousnicaa. Les prostituées de la Casbah ont presque
toutes des sobriquets. Il y a VinBlanc-Citron... Tire-en-l'air... Celle-la-qui-fait-peur-aux-manchots...
Certains autres surnoms ne sont décemment pas transmissibles. Quelques
prostituées indigènes ajoutent à leur nom un surgeon
qu'elles jugent distingué. C'est
- 138 -
ainsi qu'une Rhira peut être aussi Rhira-Charleston sans connaître
cette danse... Une Baya sauvage au front tatoué de graphiques charmants
et certainement photogéniques, Baya-la-Chance parce qu'elle accompagne
la moindre phrase de cette expression favorable. Quant à Nousnicaa,
c'est une consonance qui paraît digne de l'Odyssée, au moins
pour des oreilles occidentales... Et cela, pourtant, ne veut dire que
: " Demi-portion "... " Demi-plaisir ".... plutôt
et encore est-ce un à peu près.... La traduction littérale
serait scabreuse... Qu'il suffise de savoir que certains musulmans pudibonds
ne prononcent que la première syllabe (celle qui marque le fractionnement)
pour la seconde, ils laissent à l'auditoire le soin de la reconstituer
mentalement, à l'aide d'une suite d'images.
Nousnicaa est exagérément petite... Autant que son sautoir
de pièces d'or est long et qu'elle met de vaillance têtue
à en supporter, jour et nuit, le poids. Ce sautoir qu'elle a sur
sa peau, sous son corsage ou sa gandoura est composé de trois cents
louis de vingt francs. Il est à la fois l'orgueil et le tourment
de Nousnicaa. Il est à peu près certain qu'il causera sa
mort et de manière violente, un jour ou l'autre. Il faut le veiller
sans cesse comme un précieux enfant fruit de beaucoup de peines
et de douleurs d'entrailles. Même quand Nousnicaa se rend à
la visite hebdomadaire, au dispensaire des filles, elle n'ose pas le laisser
chez elle, bien qu'elle ait fait renforcer les verrous de sa porte.
On la plaisante sur cette richesse tandis qu'elle la considère,
rutilante au soleil, avec un air plutôt accablé.
- Tu n'as pas peur, O Nousnicaa... de te promener aussi riche par les
rues ?
- Ah ! tais-toi... Et qu'est-ce que tu veux que j'en fasse ? Si je le
laisse chez moi, ce collier, tandis que je passe la visite, on me le vole...
- Vends-le, Nousnicaa !
Elle secoue la tête. " Moi, le papier y en a pas la confiance
et le papier, on me le vole aussi ou bien le feu lui prend ! "
L'indigène n'a jamais foncièrement cru qu'aux valeurs d'échange
éternelles, comme n'importe quel être simple et profondément
instinctif. Il lui faut des choses tangibles : la terre, la pierre, le
métal. Si l'on pouvait faire le recensement de l'or pendu au cou
de toutes les prostituées arabes de l'Afrique du Nord, l'on parviendrait
à un beau chiffre.
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- O Nousnicaa, porte ton collier à la Banque ! Nousnicaa, plus
énergiquement encore, refuse :
- Tous ceux qu'ils touchent l'argent, et partout, n'importe où,
ils sont des grands voleurs... La preuve... Tojors y en a l'jouif avec
eux ! Et moi, si on me vole chez les plus grands voleurs, qu'est-ce que
je fais, chez qui je crie ? Une fille d'en bas... Ya Allah ! les plus
grands, tojors, ils se soutiennent entre eux... Comme ça, sur moi,
il faudrait plutôt qu'on me tue...
- O Nousnicaa ! Achète-toi un commerce.... Achète-toi un
mari, pour t'aider à garder ton or !
Alors, à la seule idée d'un autre maître légitime
de cette fortune si difficilement, patiemment, obscurément gagnée,
Nousnicaa levant les bras au ciel prend la fuite après avoir soigneusement
glissé sous ses pauvres vêtements son lourd fardeau.
C'est une transposition dans le domaine féminin, de la fable du
savetier et du financier. Mais Nousnicaa ne veut rien rendre et Nousnicaa
finira mal, forcément, à cause de ce pesant d'or sur son
ventre.
***
De temps à autre, certaines apparitions
fulgurantes, certaines divinités momentanément chues d'un
Olympe de la prostitution, enrichissent fugitivement la Casbah des filles.
Ainsi, par exemple, ces deux filles de Boghar aux visages tatoués
de croix, aux yeux soulignés d'un large trait bleu d'une audace
décorative extraordinaire.
Muettes et lentes, plus dignes que toutes les autres, elles semblaient
sortir d'une légende, d'un passé prodigieux, d'une période
admirablement facile et chaste où les femmes se prêtaient
à l'homme comme on se prête au vent, au sable chaud, sans
y attacher la moindre idée d'orgueil ou de déchéance.
Ce fut un vendredi qu'elles arrivèrent avec leurs sombres visages
d'idoles éclairés par le contentement de ce rire prodigieux
de blancheur, de jeunesse, d'innocence.
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Le lundi, elles étaient déjà reparties. On prétendit
qu'un vieillard musulman extrêmement riche et qui possède
des rabatteuses expertes les avait acquises pour en orner une maison de
campagne, tant il avait trouvé leur sourire stimulant.
***
Il est aussi, dans la Casbah des filles,
certaines vieilles idoles monstrueuses, énormes, barbues, croulantes
qui trouvent cependant le moyen de se faire honorer encore en ayant l'astuce
de laisser croire qu'elles possèdent des talents exceptionnels.
Ce sont les virtuoses d'une certaine publicité pour laquelle elles
soudoient des agents de propagande. Aucun consommateur n'osant avouer
en sortant qu'il a été dupé et que la réclame
était excessive, les autres y vont à leur tour, de confiance.
Il est ainsi de vieux produits qui même en leur jeunesse ne furent
jamais extrêmement savoureux et que les gens continuent d'acheter
sans savoir pourquoi, par une sorte d'habitude acquise.
Tant mieux pour les produits manufacturés et surtout pour les produits
humains.
Dans la Casbah d'Alger, mieux vaut employer n'importe quelle ruse que
de finir à la rue des Zouaves.
***
La rue des Zouaves
(note du site: voir plan ci-dessous! initiative perso.) est
située dans la plus haute Casbah. Elle est une succession ininterrompue
de tanières au sol de terre battue d'où surgissent au crépuscule,
et de préférence à la pleine nuit, des objets de
sépulcre que certains hommes ivres prennent parfois pour réceptacles
vivants. Cette illusion ne leur coûte qu'un franc, généralement.
Non seulement ces apparences féminines sont d'âge canonique
mais elles présentent de nombreuses traces de blessures contractées
en service au cours de cette lente guerre des sexes. D'anciennes lésions
leur ont rongé le nez, mangé les yeux. Dans la rue des Zouaves,
certaines prostituées aveugles dont le toucher est probablement
plus délicat, font prime. La plupart ne prennent plus la peine
de se laver ou de se coiffer. Il en est cependant qui luttent encore,
tout comme de vieilles vedettes de music-hall, pour conserver une apparence
de séduction. Entre deux tanières de créatures définitivement
perdues et qui se sont résignées à régresser
lentement du règne humain au règne animal, demeurent des
octogénaires qui se maquillent et qui tentent de toutes les ressources
du costume et de l'éclairage au pétrole le
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plus atténué pour faire illusion. Ce sont celles qui osent
demander deux francs encore et qui parlent entre elles de leur passé
glorieux, quand on applaudissait leur danse ou leur beauté dans
les douars de leur enfance. Elles sont plus atroces à considérer
que les autres. On peut penser, d'après leur apparence, qu'elles
espèrent encore.
***
Suprême injure et malédiction
des filles publiques de la Casbah : - Eh ! Va-t-en finir à la rue
des Zouaves !
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