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Les Nouvelles Casernes du Génie
à Hussein-Dey
En cette époque
où l'esprit nouveau, qui pousse la société moderne
à rechercher le plus de confort possible, pénètre
toutes les classes, une situation devait surtout frapper les regards
des pouvoirs publics. C'est celle de nos vaillants petits soldats. Pousse-cailloux
ou chasseurs, artilleurs ou tringlots, tous les fils de France sont
appelés, durant deux années, à vivre dans le côte-à-côte
étroit d'une caserne, partageant les mêmes repas et mettant
en commun tous leurs travaux, toutes leurs fatigues et tous leurs espoirs.
C'est une vie rude et active que celle menée ainsi par des jeunes
gens, la plupart sortant pour la première fois du sein de leur
famille et qui, durant ces vingt-quatre mois, donnent tout ce qu'ils
peuvent d'énergie musculaire et aussi de bonne volonté
pour acquérir un entraînement suffisant, mais indispensable
aux peu souhaitables chocs des nations armées. Les progrès
de la médecine et de l'hygiène ont montré d'abord
que les grandes agglomérations constituaient les plus merveilleux
champs de culture des microbes pathogènes ; l'évolution
des esprits vers un plus grand bien-être a poussé ensuite
la génération actuelle à profiter des bienfaits
dus au grand air et à l'hydrothérapie. Voilà pourquoi,
sans doute, durant les années dernières, les règlements
militaires consignaient dans la théorie, parmi les devoirs du
chef de chambrée, l'ouverture des fenêtres dès le
réveil, et pourquoi aussi les après-midi du samedi étaient,
dans presque tous les régiments, consacrés à une
séance de douches.
Soins du corps et aération des chambres, c'était bien
quelque chose déjà, et cette première étape
dans la modernisation de la caserne, bien accueillie des soldats, eut,
en outre, une bonne presse. L'idée qui a présidé
à ces premiers remaniements dans un système par trop discret,
a fait du chemin depuis lors. Ceux des jeunes gens de vingt et un ans
qui sont appelés à prendre, après nous, le manche
de la pioche ou la rame des nacelles au 26ème bataillon du génie,
ne sauront plus ce qu'étaient les chambrées trop noires
de la Salpêtrière; il est vrai qu'ils ne goûteront
pas, comparativement, les charmes de Miliana, la garnison de rêve
pour les sapeurs-mineurs, où le service était si peu pénible
et la vie si doucement tranquille. Bah! Hussein-Dey, par le confort
du " home" et par son installation presque luxueuse, ne les
satisfera-t-il pas amplement ? Et puis, combien seront-ils encore, à
la fin de cette année, ceux qui regretteront les hauts platanes
de la rue Saint-Jean, ceux qui se souviendront de la tour de l'horloge,
enfouie dans son lierre verdoyant, et du cercle militaire au jardin
ombreux, et du père Bernate dont la cantine recelait pour les
initiés d'excellents fromages blancs et des fusils toujours prêts
à la chasse dominicale? Les anciens d'une classe, qui inaugurèrent
l'installation du génie dans la petite ville verdoyante du Zaccar,
auront l'occasion de se retrouver à Hussein-Dey au mois de septembre.
C'est près d'eux qu'il faudra prendre des éléments
de comparaison.
Mais tandis que ces souvenirs se pressent dans mon esprit, tandis que
tour à tour s'évoquent et s'imprécisent les silhouettes
d'un capitaine à la sèche parole, d'un lieutenant barbu,
dans les pas duquel marchait " Dick ", chien correct et rébarbatif,
d'un sergent-major qui dissimulait son bon cur sous les plus fulgurants
regards, et d'un sergent, aujourd'hui fourrier, qui domptait les anarchistes
par sa seule bonté, l'auto fulgurante et blanche s'arrête
devant la porte des nouvelles casernes.
Il est cinq heures; la brise de mer, qui grandit à mesure que
baisse le soleil, emplit les poumons et fait voltiger devant la porte
du quartier l'enveloppe vide d'un paquet de cigarettes échappée
de mes mains et tout aussitôt ramassée par l'un des hommes
du poste. J'avoue que, de ce premier geste, il me vient un peu de honte;
j'aurais du songer, moi qui fus souvent un pensionnaire du corps de
garde, que la plus grande propreté doit régner dès
le seuil des bâtiments.
Il est fort bien ce corps de garde où je pénètre
en attendant l'adjudant Causse qui doit me piloter. Dieu me damne, on
y trouve des paillasses pour passer la nuit! Où est le temps
où nous devions nous caler entre deux cartouchières pour
dormir deux heures et nous éveiller avec, à la hanche,
une douleur sourde, symptomatique de la dureté des bat-flancs
!
Devant nous s'étendent les casernes, blanches et claires, avec
leurs nombreuses fenêtres dans les baies ouvertes desquelles s'engouffre
à cette heure tout l'air vivifiant qui, ridant le golfe bleu,
balaie la plaine à l'assaut de la colline où Kouba lance
dans le ciel le dôme de son Séminaire. Quelques hommes
en képis blancs prennent le frais avant la soupe du soir; l'un
d'entre eux, une jumelle à la main, tente de découvrir
sans doute, sur les flots lointains, le " bateau de la classe "
qui lui fera franchir la Méditerranée.
Un tour aux cuisines s'impose avant que ne retentisse dans les airs
le refrain bien connu du clairon, le premier que reconnaissent les bleus
:
C'est pas d'la soupe, c'est du rata...
Et notre cicérone nous conduit vers le lieu où se tiennent
les dispensateurs de "singe" et de fayots. Bonnets blancs
et bonnets bleus, cuisiniers et gâte-sauces, caporal de planton
et préposé au percolateur s'agitent en de vastes salles
blanches et propres qui ne ressemblent que de fort loin aux réduits
malodorants où gargotaient nos marmites d'antan. Les fourneaux
sont placés dans une salle contiguë, et c'est autant de
gagné pour la propreté; c'est autant de pris aussi sur
la place autrefois étroitement limitée que l'exiguïté
des locaux laissait aux maîtres-coqs du bataillon. Elle a un certain
air champêtre cette cuisine, avec ses branches de feuillage suspendues
de place en place et ses grands murs passés à la chaux,
d'une irréprochable propreté.
Dans la cour, devant les fenêtres, viennent de se faire entendre
les notes de la soupe, et, correctement alignés, les hommes se
groupent par seize pour prendre leurs plats et leur vin et gagner les
réfectoires. J'en interroge quelques-uns; la cuisine n'est pas
mauvaise, mais les portions semblent un peu trop petites à leurs
estomacs de vingt ans.
Voici, de chaque côté, unissant les deux premiers corps
de bâtiments à celui du fond, les magasins de compagnies,
les écuries aux aires cimentées, la sellerie, la maréchalerie,
le tout enserrant la cour du quartier, une immense cour un peu nue et
qu'on commence à planter, mais où notre guide, qui fait
pour le moment fonctions d'adjudant de semaine, ne trouve pas la plus
légère trace d'un papier ou d'une paille oubliés
par les corvées.
Le bâtiment du fond est réservé aux télégraphistes,
qui y ont installé une salle pour les appareils Morse et une
autre, munie des derniers perfectionnements, destinée à
la télégraphie optique.
Réfectoires et chambrées, tout cela bien aménagé,
sont d'une méticuleuse propreté ; on a poussé le
souci de l'hygiène jusqu'à exiler des chambres les chaussures
et les fusils qui sont déposés dans des salles à
part. Des vérandas courent à chaque étage sur la
façade sud des trois corps de bâtiments, et les chambrées,
de douze ou vingt hommes, sont aérées les unes par deux,
les autres par quatre fenêtres avec vasistas. Les lavabos font
à la fois salles de bains et pédiluve, suivant un système
des plus perfectionnés; c'est peut-être l'une des parties
les plus intéressantes de cette grande caserne neuve. Mais voici
une porte close. Que cache ce Sésame que nous ne pouvons ouvrir
? 'Une bibliothèque dont plus d'un aimerait à feuilleter
les livres, et une salle de jeu où dorment lotos et dominos.
Et moi qui fis maintes fois ma correspondance en l'étroite chambre
baptisée, à Miliana, salle de récréation,
je me remémore les tranquilles moments passés autour de
moi, par mes camarades, à chercher le " quine ", en
humant une bonne pipe. Ils ont là, maintenant, un immense local
et deux cents volumes, parait-il, pour se distraire; mais il leur manque
la clef de ce coin où se délasse l'esprit. L'infirmerie!
Le paradis du soldat, l'oasis paisible aux bornes de laquelle viennent
mourir les bruits du clairon et du tambour, que ne pénètre
jamais l'agitation voisine, le jardin des Hespérides qu'on entrevoit
en rêve les soirs où la marche a courbaturé les
plus solides, et que garde, dragon menaçant et difficile à
vaincre, un major aux trois galons d'or.
Quelques malades reposent, fatigués par la chaleur excessive
du jour qui touche à sa fin; ils n'ont pas l'air trop à
plaindre sur leur lit méticuleusement blanc. Par la fenêtre
ouverte, l'adjudant Causse me désigne un coin de terre qui semble
un Sahara : ". Le jardin, me dit-il. " Et comme j'écarquille
les yeux, cherchant l'ombre d'un chou, la queue verte d'un oignon :
" Non, vous n'êtes pas myope encore, me rassure mon guide;
c'est l'emplacement d'un futur jardin ; pour l'instant, il n'y a rien.
La nature seule y agit en paix. " Et la nature ne semble pas vouloir
faire là de grandes choses ; espérons qu'elle réussira
mieux avec l'aide de l'homme.
Encore faudra-t-il, pour cela, que les divers services compétents
se mettent d'accord pour fournir de l'eau aux nouvelles casernes, qui
en manquent par trop. Les fontaines, avec leurs inscriptions : "
Défense de se servir de cette eau", rappellent celles du
Kreider, qu'ont connues ceux que j'évoquais tout à l'heure
tandis que me berçait l'auto, et qui, provocantes et tentatrices,
dressaient devant nos gosiers altérés leurs fûts
massifs, uniquement pour valoir quelques jours de consigne à
ceux qui supportaient mal un supplice renouvelé de Tantale. Voici
terminée notre visite ; là-bas, sur le
Cap
Matifou, des lueurs violettes commencent à errer dans
le ciel d'été; c'est l'heure exquise du bain de mer; je
prends congé de mes hôtes : " Au revoir, à
bientôt ! "
Et l'auto fuit vers Alger, tandis que rapidement diminuent dans le lointain
les trois bâtiments blancs et les magasins de compagnie où
quatre cents hommes viendront chercher leur trousseau le 14 septembre
prochain.