-Lhaq rabbi, ci la viriti !
---La famille Takbaït est bien établie dans ce petit "village de colonisation" de la basse vallée de la Soummam.
pnha n°48 juillet 1994
sur site le 23/02/2002

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---------La famille Takbaït est bien établie dans ce petit "village de colonisation" de la basse vallée de la Soummam.
---------L'aîné des fils, Amar, exploite quelques lopins de terre fertile le long de l'oued et récolte en abondance blé, orge, févettes.
---------Le cadet, Youssef, trop souvent pénalisé par l'étiage de l'été, a troqué son moulin à eau pour un moulin moderne commandé à Paris et mû par un moteur Bernard de cinquante chevaux.
---------Une théorie de petits bourricots, (le terme ânes fait pédant et mot du dimanche) acheminement dans leurs zumbils les grains que Youssef jauge, au gré du client, bel marte ouaila, be chachia - bel marte, la mesure pleine est arasée à l'aide d'une réglette ; bechachia, la mesure se coiffe d'un cône de graines, le plus pointu possible - Par le même procédé, Youssef percevra sa rétribution en farine avec une mesure dix fois plus petite. Soyez rassurés, chers fellahs; bel marte ouaila bechachia, vous serez toujours grugés !
---------Le troisième frère Ali, emplie cette farine dans sa boulangerie. Il façonne, tout aussi bien des pains arabes - sortes de fougasses plates et molles - que des pains français pour les roumis de l'agglomération. mais sans conteste, son meilleur client est le dernier de ses frères : Chabane tenancier de deux gargotes qui ne désemplissent pas. Le livre des records, le guiness kabyle, manquerait d'étoile pour sanctionner ses spécialités culinaires : couscous garni, ragoût rouge, chorba, choua et bouzoulloufs.
---------Me reviennent en mémoire les cours d'Economie Politique que nous dispensait notre sévère professeur, M. Pons. Il n'était question que de taylorisme, holding, trusts verticaux ou horizontaux. La voilà bien l'illustration du trust vertical : chacun des frères constituant un maillon de la chaîne alimentaire, du producteur au consommateur, sans intermédiaire entre le blé, la farine, le pain, la gargote ! Quand je prétendais que la famille Takabait était bien établie !
---------Toute la smalah réside dans un immense bâtiment carré avec pour seule ouverture une monumentale porte cochère donnant accès à une cour intérieure, sur laquelle débouchent, en rez de chaussée, pièce des hommes, pièce des femmes, chambre à coucher des parents, des quatre frères, des enfants, magasins à grains, remises du matériel agricole, écuries.
---------A l'inverse de ses frères qui, le soir venu, déroulent nattes et couvertures pour dormir, Ali a fait l'acquisition, à l'occasion d'une vente à la criée, d'une chambre, disparate certes, mais qu'il exhibe avec une certaine fierté.
---------"Regarde ce lit : Msieur Vau, le commissaire il a dit c'est "palissane vernie" avec le tampo, et l'armoire, c'est noyer Renaissance. Les pieds sont maouège mais solides, les torsades, on dirait les vis du pressoir à huile, le fronton, c'est pour garniture et la glace, elle est "bizoutie" comme à Versailles !"

-------Seule coquetterie dans cette chambre : son diplôme du certificat d'études primaires, encadré, enluminé, mention bien, portant à gauche, la signature de l'impétrant, à droite, celle manuscrite, de M. Nael inspecteur d'Académie. En 1925 on n'avait pas encore inventé le tampon encreur.
-------Une méchante affection intestinale ou hépatique cloue Ali sur son lit depuis plusieurs semaines. Le médecin y perd son latin et le marabout qui n'a pas encore livré son diagnostic lui administre déjà de nombreuses décoctions.
-------L'aîné, vient chaque matin, s'enquérir de son état de Santé.
-------"-Tu sais, mon frère, l'Aid Kébir n'est pas loin le prix des moutons grimpe en flèche, tu devrais descendre au souk et acheter les bêtes qu'il nous faut. Pour moi, n'hésite pas ; prends ce qu'il y a de mieux !" -------Le petit troupeau est entravé dans la cour transformée en baptistère.
-------Les femmes ont enduit de henné, le front et les reins des ovins. Le bélier le plus gros- celui d'Ali + a déjà reçu son nom de baptême Messaoud... et son premier hochet : une orange piquée de clous de girofle qui pend à son cou.
-------"Ça y est Ali, j'ai acheté les moutons ! ? Fais moi plaisir, Amar, montre moi le mien !"
-------En maquignon avisé, il empoigne les deux pattes arrière de Messaoud, s'arc-boute sur sa toison, préfigurant ainsi un futur compétiteur d'un Paris-Dakar monté sur "mouton" ! et il pousse, pousse, pousse !
-------Halte à l'embrasure de la porte. Messaoud toise méchamment l'adversaire qui le défie dans le miroir d'en face.
-------Deux bonds, un "coup de bélier", l'ennemi est atomisé ! Pulvérisée, dans un grand fracas la grande glace "bizoutie" ! Ali défaille et fait une rechute de jaunisse.
-------Les gens à qui j'ai rapporté ce récit m'ont paru sceptiques... et pourtant, l'épisode de la glace "bizoutie", un tantinet romancé, j'en conviens, ô lecteur, fi rassek, çi la viriti !

A. Sébastiani