-----Que les Français
de France quand y pensent au vin ça leur met l'eau à la
bouche, c'est moins normal que nous autes quand on pense à l'anisette,
non ?
-----C'est
pour ça que boire un petit coup c'est agréable, d'accord,
mais taper l'anisette c'est joindre l'utile à l'agréable
car l'anisette c'est sain comme tout en plus de délicieux.
-----Et d'abord,
boire un petit coup de rouge ou de blanc et taper l'anisette, c'est pas
la même soif. La soif de vin elle vous vient de toute atmosphère
pourrie de la métropole, qu'elle vous serre la gorge et le coeur,
vous buvez pour oublier.
-----Tandis
qu'à Alger, comme l'atmosphère c'était aute chose,
c'est l'air dégagé qu'on allait à la Grande Brasserie
dire à Attard : "Allez, esclave,
deux anisettes !" Qu'à Alger la Blanche, l'anisette
elle soit blanche, c'est logique. Donc ça doit pas être pour
rien si ici en France, leur pastis anisé il est jaune comme un
qu'il a le foie malade. A Paris, quand vous rentrez boire dans un bistrot,
vous rentrez comme un moins que rien.
-----L'autre,
de derrière son comptoir, y vous regarde comme si vous seriez l'homme
invisible. Vous dites : "Un Mâcon!
" y vous passe son torchon devant vous comme si à cause de
vous y fallait urgent dépolluer l'environnement, y vous sert le
Mâcon, vous buvez, vous payez, y vous rend la monnaie, vous partez
vous lissez une pièce, y vous dit merci tout juste à peine,
l'indifférence la plus totale !
-----Vous
étiez au café, vous ? Allez va, c'est pas vrai ! Quelle
différence, purée ! avec l'ambiance qu'on avait nous, à
la Grande Brasserie, juste en face des Trois z'Horloges !
-----A vingt
mètres déjà, le brouhaha et les gros Oh ! Oh ! y
vous tiraient les oreilles, obligé vous allez jeter un oeil.
------ll est
pas là, Roger ?
------Quel
Roger ?
------Roger
Bitoun.
------Et d'où
je sais où il est Roger Bitoun, j'suis sa mère, moi ?
------Mieux,
j'te dis pas ça que ti'es,ti'aurais le cafard ! Autour des tables
de billard, les joueurs y s'étudiaient des poses et des postures
comme si y z'allaient poser penseur de Rodin.
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-----Aux tables
de belote, c'était plus vivant.
------ Mustapha,
quatre anisettes avec beaucoup de kémia, hein ! Vous êtes
capot, mon cher.
------je sais
pas comment tu joues, hein, Manu ! Si ti' aurais fait la passe comme j'attendais,
qu'avec ma dame, pourtant, j't'avais bien préparé le coup...
-----Les autes
y rigolaient de cette phrase malheureuse pacque justement Manu c'était
un tombeur; et avec la femme de Solivérès, çuilà
qu'il avait parlé, justement...
-----Pour
parler de la kémia qu'y avait sur le comptoir, y faudrait que je
parle d'abondance.
Les olives, les frites, les escargots piquants, les cacaouettes, les bliblis,
les tramousses, les crevettes frites, les anchois, les variantes, toutes
des choses salées et relevées, c'est pas bête car
soi-disant ça nous donnait l'impression que not' anisette elle
allait nous revenir pour moins que rien et total, ça nous donnait
tellement soif qu'obligé on tapait sept, huit anisettes au lieu
d'une qu'on avait l'intention.
-----Sans
compter que le patron, Attard y nous racontait des histoires tellement
imbuvables que rien que pour l'hygiène y fallait la rince !
-----Une dernière
chose : vous avez des aigreurs, des brûlures d'estomac, des coliques,
mal au ventre, vous vous frictionnez avec l'anisette, vous mettez un essuie-mains
du lavabo sur le ventre pour garder la chaleur, radical !
-----Une dent
du fond ou quoi, elle vous agace ? Vous gardez dans la bouche, à
l'endroit, un peu d'anisette pure en gonflant la joue, la douleur elle
vous passe comme un rêve !
-----La
fièvre, elle vous monte à la figure ? Une compresse d'anisette
sur le front, la température elle vous tombe brusque, comme un
jour de plein été à Paris.
-----Mais
pourquoi je vais vous soûler avec tous les bienfaits de l'anisette
? Surtout que l'anisette, on se soûle pas, on se grise, on vient
gai, c'est pas pareil !
Roland Bacri
La légende des siestes
Chez Balland
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