------La deuxième
épopée des conquérants du désert commence
le 7 janvier 1958, au moment précis où les vannes des citernes
de stockage d'Hassi-Messaoud s'ouvrent sans cérémonie :
pour la première fois depuis qu'il a jailli des entrailles de la
terre, le pétrole coule dans le pipe-line provisoire qui le conduira,
après un voyage de 180 kilomètres, jusqu'à Touggourt,
lieu de transit pour la métropole.
------Dans
l'oasis en ébullition, quatre citernes géantes de 63 000
litres attendent la première livraison.
------Ainsi,
le miracle s'est produit. Le Sahara cesse d'être le symbole de la
stérilité absolue, l'enfer de la soif et de la désolation
majestueuse, pour devenir la source d'une folle espérance : celle
de voir enfin notre pays accéder à l'indépendance
énergétique.
On avance des chiffres
fabuleux !
------Dix-sept mois
se sont écoulés depuis la fantastique découverte
qui a coûté la vie à Jean Riemer, premier martyr de
l'aventure pétrolière saharienne. Dix-sept mois qui ont
vu un nouvel univers surgir audessous du 32e parallèle et bousculer
des millénaires de solitude.
------Hassi-Messaoud
confirme les richesses du sous-sol qu'Edjelé, sur la frontière
libyenne, a déjà laissé entrevoir.
Personne ne peut encore augurer de l'importance du gisement; mais des
chiffres fabuleux sont avancés.
------En ce
début d'année, neuf puits sont en état de productivité
: quatre sur le permis de la C.F.P.A. (Ouargla) : OM 1, OM 6, OM 7, OM
81, et cinq sur celui de la Repal (Oued-Mya) : MD 1, le "puits de
la découverte ", à qui son importance historique vaut
d'être soigneusement grillagé, MD 1, 3, 4 et 5.
------Tous
ces symboles qui s'introduisent dans notre
langue vont très rapidement prendre leur
vraie valeur. Les uns désignent les puissantes sociétés
qui se sont associées dans la formidable entreprise de prospection,
les autres des lieux qui sont synonymes de milliers de tonnes d'huile.
------L'étendue
de la nappe délimitée dépasse déjà
800 km2. Par un caprice imprévu de la nature, son exploitation
se trouve harmonieusement répartie entre les deux sociétés
qui se partagent également le riche pâté de sable.
Douze autres sondes, dans le périmètre (un seul forage revient
à 600 millions!) fouillent le sol à plus de 3000 mètres
de profondeur.
------Depuis
que le trépan de MD 1 a atteint les grès imprégnés
en juin 1956, le matériel n'a cessé d'affluer vers l'ancien
puits des chameliers.
------La couche,
située à une profondeur moyenne de 3300 mètres, a,
dit-on, une épaisseur utile de 80 mètres. Les prévisions
raisonnables des techniciens laissent espérer une production annuelle
de 5 millions de tonnes à la fin de l'année, de 9,5 millions
de tonnes en 1960, pour atteindre 14 millions de tonnes en 1962.
Dans un paysage lunaire
------Mais si tous
les forages entrepris se révèlent productifs, c'est un gisement
d'une richesse comparable à ceux du Moyen-Orient que la France
aura découvert dans son désert africain.
------Certains
avancent que le milliard de tonnes pourrait être dépassé!
De quoi satisfaire les besoins de la métropole jusqu'en 1980 environ...
------Par-delà
les hauts plateaux de l'Atlas blidéen, dans un paysage lunaire
d'où semble exclue toute source de vie, Hassi-Messaoud apparaît
comme un mirage. Un point orangé scintille sur l'horizon de saphir,
prend volume, devient chevelure flamboyante : c'est la torchère
qui crache ses volutes vers le ciel, donnant à l'atmosphère
des formes irisées.
------Visible
depuis l'oasis d'Ouargla, à 80 km plus au nord, elle éclaire,
la nuit venue, d'une perpétuelle lumière d'or la dernière
née des villes françaises. La plus étonnante aussi,
dans son écrin de silice.
------Les
300 visiteurs mensuels seront plus de 3 000 en deux années.
------Ce qui
fera dire aux pétroliers, sur un ton de boutade : " Il y a
trois fléaux dans ce désert : les mouches, le vent de sable
et les touristes... "
------Pour
l'heure, Hassi-Messaoud compte 1 500 habitants. Un père blanc venu
de Touggourt y bâtit une chapelle et douze commerçants, patente
en poche, attendent de s'installer le long de la grande rocade asphaltée
que l'on construit à cadence accélérée avec
des moyens modernes
------Entre
les métropoles du pétrole et le Nord, un trait d'union,
le Breguet deux-ponts qui se pose régulièrement chaque
jour. Les pionniers ont besoin pour vivre de 50 tonnes de denrées
par semaine. |
------En
attendant celle-ci, par la piste, en partie goudronnée, les routiers
ont amené, en un temps record, les 700 cabines alimentées
qui équipent les bases des deux sociétés.
------Tracés
au cordeau, les deux " quartiers " de la ville sont distants
d'une quinzaine de kilomètres. S.N. Repal, c'est la série
des MD, C.F.P.A., celle des OM.
Ces villes bâties
en un temps record traversèrent les sables en pièces
détachées, sur le dos d'énormes camions. Ce fut
alors l'âge d'or des routiers.Puis vint celui des hôteliers... |
-----À
mi-chemin, le centre administratif dresse ses bâtiments, autour
d'un monument déjà historique : la margelle blanche dont
le dôme servait naguère de repère aux caravaniers.
Le puits est intact. Mais le fond, asséché, n'est plus que
poussière, sur laquelle gît une boîte de sardines vide
. Entre le poste de gendarmerie et la centrale électrique, la Section
administrative spécialisée, installée
en juillet 1957, fait office de mairie.
------Presque
chaque jour, un avion se pose sur l'un des deux aérodromes de l'endroit
ou en décolle. Car, pour vivre à 1 000 km d'Alger, sur le
plateau aride, les pionniers ont besoin hebdomadairement de 50 tonnes
de denrées.
Une eau tombée
au temps de Charlemagne
------Sur place,
des boulangeries, une fabrique de limonade ont été bâties
à la hâte, devant les besoins toujours plus pressants. Les
deux hôtels de la ville ne désemplissent jamais et déjà
se révèlent trop petits.
------Vingt-huit
ans de moyenne d'âge : entre autres particularités, Hassi-Messaoud
présente celle d'être la plus jeune ville du Monde. Mais
c'est curieusement une cité sans femmes. Les seules voix féminines
qui résonnent dans l'oasis sont celles des rares
visiteuses et des standardistes qui maintiennent, depuis Alger, une écoute
permanente avec le centre saharien..
------Poétiquement,
les pétroliers de la .F.P.A. ont baptisé leur camp Maison-
Vertet. Bien qu'ils aient démarré un an
après leurs collègues de la Repal, leur base présente
un aspect fini, spectaculaire, qui ne laisse jamais d'étonner.
Maison-Verte, village modèle, possède son jardin public,
sa piscine, sa salle de spectacle, ses cafés, son bureau de poste,
son kiosque à journaux.
------Des
arbustes, des lauriers-roses, des fleurs, des palmiers, des eucalyptus.
Pour la première fois, le vieux mythe du désert fertile
devient réalité. Dans quelques années, on y cultivera
même de l'avoine! Triomphe de la technique expérimentée
par des savants français que reprendront, dans le Néguev,
les Israéliens eux-mêmes.
naissance d'une capitale : hassi-Messaoud.
------- Grâce au ciel, le sous-sol
d'Hassi-Messaoud contient aussi de l'eau. Un puits foré dans "
l'Albien ", à 1 300 m, la fait jaillir si chaude, à
60°, qu'il faut la refroidir. Cette eau, ont calculé les géologues,
provient de pluies s'infiltrant très lentement dans le sol et se
renouvelle entièrement tous les 1 200 ans. Autant dire que nos
pionniers s'abreuvent d'une eau tombée au temps de Charlemagne!
-------Pétroliers et jardiniers, ces
hommes entourent leur Eden de mille précautions. C'est leur façon
d'échapper au désert.
-------Chose étrange, tous ou presque,
ont connu cette sorte d'affection qu'ils ont baptisée
" rhume du confort ". Le
touriste n'y échappe pas. L'explication est simple. Les intérieurs,
coquets comme des cabines de bateau, sont pourvus de climatiseurs. Et
personne, en début de séjour, ne résiste au plaisir
de les pousser à fond!
-------Piscines, boulodromes, terrains de
volley, salle des fêtes. Mais pour ces hommes, fourbus par huit
heures de présence sur les plates-formes brûlantes et trépidantes
de la sonde, le repos devient religion. Un ordre, un silence de cathédrale
planent sur cette étonnante cité-caserne. Et la torpeur
semble plus lourde encore aux abords des confortables cabines, où
le régime de la relève modifie constamment le compagnonnage.
Un essaim de tentes
multicolores et pointues
-------Ils viennent de toutes
les provinces. Et aussi d'ailleurs. Il y a les professionnels formés
sur les chantiers lointains, de jeunes ingénieurs, des Parisiens
gouailleurs, des Texans originaux, des pieds-noirs et même d'anciens
marins bretons.
-------Sur les forages, éloignés
des camps de plusieurs kilomètres, les équipes sont à
l'uvre huit heures d'affilée pendant
trois semaines, que ce soit la nuit, au-dessous de 0°C, le jour, dans
la fournaise et les nuages de mouches, ou dans le vent de sable, plus
obscur encore que le brouillard de Londres. Huit jours de récupération
et les pionniers, accus regonflés, plongent à nouveau dans
la fournaise. De près, le centre de production ressemble à
un énorme meccano. Dans un carré d'une centaine de mètres,
les tubes s'éloignent, se croisent, rejoignent les cylindres, courent
vers les citernes, dessinent des figures étranges sur le sol désolé.
------Par ce réseau formidable de
soupapes, de canalisations, de vannes, l'or noir, domestiqué, se
dépose, docile, dans les immenses réservoirs d'Haoud-el-Hamra
d'un volume de 10 000 m3 et marqués de lettres géantes.
-------Mais c'est encore au pied du derrick,
dans le bruit épouvantable des trépans qui torturent la
terre, que le spectacle est le plus émouvant : les hommes, bottés,
pataugent dans la boue sans laquelle tout forage serait impossible. Bras
et jambes ruisselants de graisse noire, ils surveillent sans cesse les
énormes sondes trépidantes. Ici, les pertes de poids peuvent
être incroyables, car la sueur s'évaporant, la transpiration
de l'homme atteint jusqu'à 10 ou 12 litres par jour!
-------Partout le danger rôde : un
forage de pétrole dépassant 1000 m de profondeur, selon
les statistiques recueillies sur les chantiers français et étrangers,
se classe parmi les industries les plus périlleuses, au même
rang que l'exploitation des mines et des carrières.
-------Au nord du camp, non loin de la torchère
qui gronde et danse dans le ciel uni, s'égaille sur le sable brûlant
un essaim de tentes multicolores et pointues.
-------Dans ce cantonnement, où les
mouches bourdonnent en nuées, vivent les auxiliaires, venus des
oasis environnantes : manoeuvres, jardiniers, ouvriers spécialisés,
qui le soir venu, se groupent autour d'un feu pour retrouver les us et
les coutumes de leurs tribus issues du fond des âges.
-------Parmi les témoins d'un passé
héroïque, et souvent teinté de romantisme, vivait encore,
à El-Goléa, au début de l'année 1958, le colonel
Angilras.
-------Dans un buffalo-bordj, parmi des trophées
de chasse et des documents ethnographiques, il était l'un des rares
hommes qui pussent se vanter d'habiter un musée portant leur nom.
-------Comme il tenait, malgré tout,
à être enterré près des siens, il s'était
fait expédier un cercueil qu'il montrait volontiers à ses
hôtes.
Amoureux du risque
-------Les " millionnaires
des sables " ! Ainsi appelait-on les routiers - ils étaient
très rares - qui avaient atteint le million de kilomètres
en roulant vers le Sud. Ils formaient une corporation à part. Un
véritable compagnonnage. Tout au plus étaient-ils une quinzaine.
sommeille.
-------Engagés par les compagnies
pétrolières pour leur connaissance du Sud, ils transportèrent
dans leurs lourds camions-citernes - comble de l'ironie! - du fuel-oil
à destination d'Hassi-Messaoud...
-------Pour ces amoureux du risque, le danger
ne venait plus que du Nord, le danger de l'embuscade qu'ils bravaient
à chaque voyage.
-------Tandis que le pétrole d'Hassi-Messaoud
entreprend sa longue marche vers le Nord, que se passe-t-il à Edjelé,
première base de l'or noir? Dans une atmosphère en tout
point semblable, la vie s'écoule au rythme des foreuses.
-------Chaque jour, le sempiternel Breguet
deux-ponts, dont le nom restera indubitablement associé à
l'épopée du désert, débarque, sur la piste
cahoteuse, son contingent de matériel. Maison-Rouge, le camp de
la C.R.E.P.S., n'usurpe pas son nom. La couleur du sol est d'un pourpre
total, envahissant, qui ne laisse place à aucune autre parcelle
de couleur. Le tapis de balatum s'étend à l'infini, par-delà
l'immense cirque bordé de falaises et de dunes sur lequel semblent
veiller les garats de calcaire, sanglantes et innombrables.
-------À première vue, les
hommes de la C. R. E. P. S. ont vu grand. De chaque côté
d'une large avenue, de vastes bungalows en bois abritent les services
et le personnel. Une poignée de Français et quelques dizaines
d'autochtones. Au centre de cet embryon de ville, un édifice de
pierres, la future mairie. Et toujours dans le même style colonial
anglais, un peu à l'écart" l'hôtel " qui
assure aux visiteurs le gîte et la pitance.
Une livre symbolique
-------La longue piste d'envol
des avions déborde, du reste, de l'autre côté de la
frontière, et la C.R.E.P.S.pour s'en assurer l'usage intégral,
doit verser au gouvernement libyen la somme symbolique d'une livre par
an.
-------La nuit venue, le ciel, au loin, s'embrase
de lueurs. Depuis le 7 août 1957, le puits de Tin Essamei D est
en flammes et il continue de brûler de tous les feux de l'enfer...
-------À 20 km de Maison-Rouge, sur
un chantier qui compte déjà une vingtaine de puits, le forage
125 est la promenade n° 1 du visiteur. On s'y rend à bord d'un
landrover, très tôt le matin, quand le soleil, poignant à
l'horizon, dissipe les gelées.
-------Ici, il n'est pas rare de voir le
thermomètre passer de - 4 pendant la nuit à +35 sur le coup
de midi.
-------La piste escalade les dunes et le
derrick surgit entre deux falaises.
-------Comme chaque jour que Dieu fait, le
maître sondeur est à l'ouvrage. Il surveille le cadran qui
enregistre les réactions du tricône fixé au bout des
tiges et creuse inlassablement le sous-sol pour accéder aux couches
pétrolifères, remarquablement faibles ici puisqu'elles ne
dépassent pas 500 mètres !
-------Les hommes du plancher graissent les
treuils ou quelque mécanique. L'accrocheur attend la remontée
des tiges et se livre à de périlleuses acrobaties. C'est
lui qui, du haut d'une petite plate-forme, à 35 m au-dessus du
sol, range, au fur et à mesure de leur remontée, les tubes
mis bout à bout, qui constituent la sonde.
-------À midi, le "power-wagon
" qui amène la relève récupère les badauds,
souvent ministres ou journalistes, et les conduit au bar où un
Noir de Djanet jongle avec des piles de verres incassables.
-------Les Champs-Élysées
de Maison-Rouge, un nom qui rappelle la France lointaine, courent dans
un décor d'Apocalypse. Bordés de leurs baraques vertes,
ils partent d'un rond-point, où de grosses pierres, blanchies à
la chaux, dessinent une grande étoile entourée d'une guirlande
de roses des sables, pour finir sur un énorme tuyau en forme d'obélisque.
Dans cette vallée
de Jugement dernier
-------Entre deux montagnes
escarpées et surplombant un profond ravin, par où s'écoulent
les eaux du forage : la sonde Failing 2500, à laquelle revient
l'honneur d'avoir été la première à faire
jaillir le pétrole du désert d'Edjelé.
-------Dans cette vallée de Jugement
dernier, une poignée d'hommes, jour et nuit, traquent le pétrole.
Sur ce puits, des indices sérieux ont été découverts
et le jaillissement n'est plus qu'une question d'heures. En ce début
de 1958, le plan d'exploitation porte sur une évacuation, en 1960,
d'un à deux millions de tonnes pour le seul champ d'Edjelé-Tiguentourine.
-------Partout flotte dans l'air une odeur
qui prend à la gorge. Le moment n'est pas aux imprudences. Ce qui
traîne sur le sol, ce qui donne à l'air cette odeur, c'est
le pétrole brut s'écoulant des vannes de production. DL
101, premier puits producteur saharien, se dissimule au fond d'une gorge
aride. Le " brut " est si pur qu'à Maison-Rouge il fait
tourner les diesels.
-------De l'autre côté des fûts
peints en blanc, qui délimitent la frontière, d'autres hommes
creusent aussi le sol du désert des Américains, dont les
forages ne sont qu'à quelques kilomètres.
-------Retour au mess de Maison-Rouge. A
la cantine, le personnel est déjà attablé. Du colonel
aux manoeuvres en passant par les mécanos.
-------Le luxe n'est pas de mise, mais tout
est raisonnable et correct.
Et la piscine
! On pouvait s'y tremper habillé et être sec quelques
minutes après en être sorti. Signe de la sécheresse
de l'air à Maison-Verte. La piscine était la grande
stupéfaction des visiteurs, ces touristes que les vieux pétroliers
considéraient comme des intrus. |
Le soir, cinéma gratuit, tandis que du fond de
la nuit parvient le rythme obsédant des tam-tams. Sous une guitoune
du camp de toile, des manoeuvres battent la mesure sur des bidons, accroupis
et serrés les uns contre les autres à la façon targuie;
ce sont des Ajjers, embauchés pour les travaux du camp.
-------Signe des temps : les jerricans ont
remplacé les tindés.
-------Sur le terrain d'aviation, un Breguet
deux-ponts vient d'apporter sa cargaison habituelle de containers, de
bonbonnes de vin et de caisses de bière.
Jean TAOUSSON
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